Éditer en Suisse romande
(Un entretien de Marlyse Pietri, des Éditions Zoé, avec Roger Francillon, Professeur à l’Université de Zurich).

Par Roger Francillon et Marlyse Pietri
Publication en ligne le 12 avril 2016

Texte intégral

1 R. Francillon : Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir éditeur ou éditrice ? Peut-être pouvez-vous nous dire dans quelles conditions vous avez décidé de créer votre maison d’édition ?

2 M. Pietri : Éditeur et non éditrice, il s’agit d’une fonction, non d’une personne. Les éditions ont débuté dans un esprit utopique qui leur a donné une immense énergie. À trois1 – trois femmes – nous avons créé une maison du livre qui englobait son choix, sa fabrication, son édition, et sa promotion. Faire des livres n’a pas été qu’un rêve : nous les avons fabriqués de A à Z en apprenant à manier d’énormes presses offset, à exécuter la lithographie, la composition, le brochage même. Ce rêve est lié à l’époque, à l’après 68.

3 Il y avait à ce moment-là en Suisse romande plusieurs maisons d’édition littéraire, dont l’Âge d’Homme et Bertil Galland, mais personne ne publiait de textes qui soient entre l’ethnologie et la littérature, les « récits de vie ». D’autre part, la vie culturelle de la Suisse alémanique pénétrait peu en Suisse romande. Dès leur création, les Éditions Zoé ont publié des écrivains alémaniques.

4 R.F. : Donc une tâche, en somme, d’intermédiaire culturel entre les différentes parties de la Suisse. C’est une des motivations de votre travail d’éditeur.

5 M.P. : Ça l’a été et ça reste l’un des axes importants de notre activité. Trois grandes cultures européennes se rencontrent en Suisse et nous n’en profitons pas ; il y a même une sorte de résignation devant l’indifférence générale pour les autres régions linguistiques. Or le public n’est pas assez informé. Depuis longtemps il ne connaît que Frisch et Dürrenmatt, c’est à l’éditeur de lui faire rencontrer les générations suivantes, dans sa langue, grâce à une tradition de qualité dans la traduction littéraire.

6 Le premier écrivain alémanique publié par Zoé, Nicolas Meienberg2, a connu immédiatement un très grand succès parce qu’il incarnait le subversif passionné et cinglant que l’on croyait inexistant dans cette génération suisse allemande. Il a l’art d’aller droit aux lieux inexplorés de notre histoire récente – les deux dernières guerres et leurs répercussions en Suisse – en rendant émouvant le sort de personnages faibles et marginaux et en s’en prenant à ceux dont le pouvoir se nourrit du modèle prussien et de fortunes insolentes.

7 Le succès de Meienberg a facilité l’accueil d’autres écrivains alémaniques. Récemment Beat Sterchi, un jeune écrivain bernois, a connu un large succès avec son premier roman, La Vache. Pourtant ce livre de 360 pages, considéré par les critiques comme le dernier grand roman paysan suisse, décrit le monde des abattoirs en détail sur 180 pages. Ces narrations alternent avec des tableaux idylliques de la vie paysanne. Ce roman, par ses dimensions et son ton, rappelle les grandes épopées de la littérature latino-américaine.

8 D’autres écrivains se font peu à peu connaître : Paul Nizon3, Erica Pedretti4, Gerhard Meier, un admirateur du nouveau roman français5, Matthias Zschokke, jeune cinéaste et romancier de talent qui, à trente ans, a publié trois livres et réalisé trois longs-métrages et dont on a associé le nom à celui de Robert Walzer dès son premier livre, Max6, et un écrivain de la Suisse italienne, Alberto Nessi, qui utilise la fiction historique pour retrouver les traces de la mémoire populaire7.

9 Il est regrettable que chaque année une quinzaine de livres à peine soient traduits d’une langue nationale dans une autre.

10 R.F. : Pourquoi Zoé ? Est-ce que vous pouvez expliquer ce nom ?

11 M.P. : Il paraissait tout désigné, zôê veut dire la vie et, pour moi, la vie existe par la littérature, non le contraire.

12 R.F. : Au départ, vous étiez trois. Est-ce que vos collaboratrices avaient la même formation et les mêmes ambitions que vous ou bien est-ce que vous vous complétiez les unes les autres ?

13 M.P. : Ce qui nous réunissait était beaucoup plus fort que ce qui nous distinguait : l’objectif d’une maison du livre. Les buts de cette maison sont restés les mêmes depuis quatorze ans : créer une espèce de disponibilité à la lecture, être un carrefour d’écrivains et un lieu de rencontre entre écrivains et public, un point de départ pour les livres et un soutien fidèle au rayonnement des œuvres éditées. Non issues du monde du livre, nous avons créé un lieu original, ouvert, dont la forme, aujourd’hui plus traditionnelle, reste liée à une totale autonomie de choix. Qu’un texte vive était notre exigence et nous avons fait nos choix avec de purs critères de lecteurs. Je continue à penser que dans ce métier, la totale disponibilité à la lecture est essentielle parce que notre rôle n’est ni un rôle de critique, ni un rôle d’enseignement. Notre rôle est un rôle de découverte. Nous faisons continuellement des choix tout à fait personnels et parmi tous ces choix, ce sont aux autres de dire si nous avons révélé quelque chose.

14 R.F. : Justement vous avez parlé de spontanéité dans votre appréhension des textes qui vous sont soumis : est-ce que vous pouvez donner quelques précisions sur vos découvertes littéraires, sur ce que vous estimez avoir fait connaître au public depuis la création de vos Éditions ? Vers quel genre de littérature vont plutôt vos préférences, si j’excepte les traductions ou les purs récits de témoignage comme certains textes que vous avez publiés ?

15 M.P. : Je prendrai quelques exemples. Luc Weibel. Cet écrivain a d’abord choisi de transmettre la parole des autres en retranscrivant des « récits de vie ». Celui de Madeleine Lamouille, Pipes de terre et Pipes de porcelaine. Souvenirs d’une femme de chambre en Suisse romande, 1920-1940, est un modèle du genre qui connaît depuis 10 ans un succès ininterrompu. Luc Weibel se définit là comme « un photographe de la parole ».

16 Dans ses propres récits, Le Promeneur, Arrêt sur image, il est aussi passionnément attentif aux images qu’il l’est aux paroles. Souvenirs de la ville de son enfance, Genève, des militants qu’il côtoyait lorsqu’il habitait Paris, du milieu universitaire qui est son univers quotidien. Ses ouvrages sont faits de fragments – promenades, souvenirs, réflexions à partir d’un terme – mais ils sont aussi captivants que des romans. Il y a un va-et-vient continuel et caustique entre l’observation pure et l’analyse. Depuis vingt-cinq ans Luc Weibel a certainement accumulé des milliers de notations qui deviendront à la fois une chronique du temps et le por­trait d’un homme qui se voudrait quelconque et qui souffre de ce que sa fas­cination du monde ne le conduise pas à des actions simples et indis­cutables. Je crois que son œuvre est à peine déployée.

17 Amélie Plume8. Une écriture lucide et drôle, sur un rythme très vif, une observatrice rigoureuse de tous les petits faits, gestes et dialogues entre l’homme et la femme. Elle est la narratrice du couple et de l’amour au quotidien dans ses trois premiers livres qui sont uniques par leur style – accentuation par des majuscules, blancs, mise en page – mais elle restera aussi comme une ethnologue du couple à l’époque de sa recherche d’équilibre dans une nouvelle liberté.

18 Les textes d’Amélie Plume nous avaient frappés d’entrée par leur différence d’avec ceux que nous recevions. La littérature romande passe par une littérature de l’intériorité, de recherche du sens ; là, c’est une littérature comique, burlesque.

19 Au fond, j’ai l’impression que je ne choisis presque jamais de romans psychologiques. Des romans épiques, il y en a malheureu­sement peu en Suisse romande et en France. L’exil, le déchirement entre plusieurs cultures, la marginalité, l’étrangeté d’être au monde sont les thèmes qui me touchent le plus mais ce qui compte c’est la recherche de l’écrivain dans une forme originale, singulière. Des mots, un univers qui frappent, qui restent pour l’éternité. Comme dans les romans de Lovay. Mon admiration pour les écrivains capables de faire ce cadeau au lecteur et à la littérature est sans borne.

20 R.F. : Mais ne prenez-vous pas de grands risques en publiant de tels textes ? En fait, vous apparaissez un peu comme un éditeur d’avant-garde. Est-ce que dans le circuit économique actuel vous vous en tirez ?

21 M.P. : Avant-garde, non. Je n’aime pas l’allégeance à une école et ce goût un peu français – ça n’existe pas dans les littératures anglo-saxonne, germanique… – de placer la théorie avant la création et de classer l’œuvre dans l’histoire littéraire avant que le lecteur ait eu à se prononcer. Ce que je veux éditer, ce sont des textes qui vivent, et peut-être demeurent. Je me dis que ma sensibilité est la même que celle d’un certain nombre de gens aujourd’hui et que ceux-ci vont découvrir et aimer ces livres.

22 Il est certain que les romans d’écrivains comme Jean-Marc Lovay9, Catherine Safonoff10 – des écrivains venus d’ailleurs mais publiés aujourd’hui par les Éditions Zoé dans le plus grand enthousiasme – ne peuvent avoir des dizaines de milliers de lecteurs actuellement. Jean-Marc Lovay, des Régions céréalières au Convoi du colonel Fürst, fait une œuvre qui le place au premier rang des créateurs littéraires. Il a ses fidèles, ses inconditionnels comme tous les grands écrivains en ont eu avant que leurs œuvres ne deviennent des classiques. Mais comment, dans une région linguistique d’un million et demi d’habitants, trouver assez de lecteurs de sensibilité identique qui achètent et lisent telle ou telle œuvre ?

23 Nous devons nous tourner vers la France, là où parfois ces manuscrits n’ont pas été remarqués, et tenter de convaincre le public. Personne, aucun éditeur, n’a réussi cette tâche seul. Le système français de distribution crée des obstacles insurmontables à l’édition venue d’ailleurs. La solution, c’est de rechercher en France des partenaires dont le programme soit proche du nôtre et qui acceptent de coéditer tel ou tel texte.

24 De toute façon, nous avons des affinités avec des maisons comme Alinéa, L’Aube, Actes Sud. Le goût, en littérature, prime sur l’appartenance à une région.

25 Pour reprendre votre deuxième question : comment faire pour survivre ? Aucune industrie ne peut se développer sans laboratoires où se pratique la recherche pure. Aucune vie culturelle ne peut se maintenir sans lieux d’où l’on fasse connaître ce qui n’est pas directement rentable. Les créateurs doivent pouvoir subsister, les maisons d’édition aussi. Pourquoi ne donnerait-on pas à ces labo­ratoires-là autant de moyens qu’à des laboratoires scientifiques ?

26 À vrai dire, sans aide ici ou là, les Éditions Zoé devraient fermer. Mais on ne peut jamais considérer un soutien comme acquis, avec toute l’insécurité que cela entraîne.

27 R.F. : Les aides, d’où viennent-elles, en deux mots ?

28 M.P. : Il y a en Suisse des aides d’État, au niveau des communes, des cantons et de la Confédération.

29 L’aide des communes et des cantons va à des publications, à des prix et à des manifestations littéraires. L’aide fédérale à l’édition concerne les anthologies, les œuvres complètes, les livres de poche, les ouvrages généraux. Il y a également des achats de livres destinés aux bibliothèques universitaires à l’étranger.

30 Du côté privé, on en est presque à la préhistoire. Les banques préfèrent acheter des tableaux. Ici ou là, elles financent une mani­festation littéraire. Il y a beaucoup à faire pour expliquer la nécessité d’une collaboration. Quelques fondations privées font exception, dont la Fondation Veillon à Lausanne, qui s’est fait un nom international en décernant régulièrement un Prix Européen de l’Essai (parmi ses lauréats : Jacques Ellul, Alexandre Zinoviev, Roger Caillois, Lars Gustafssen, Alain Finkielkraut).

31 En résumé, on peut dire que les aides sont en augmentation, qu’une plus grande attention est accordée aujourd’hui à la littérature.

32 R.F. : Venons-en maintenant au problème que vous avez évoqué de la spécificité de la littérature romande. Vous avez parlé d’une certaine sensibilité qui est la nôtre et qui ne serait pas forcément comprise par des éditeurs français. Est-ce que vous pourriez définir plus précisément quelques traits, quelques caractéristiques de cette sensibilité ?

33 M.P. : Il n’y a pas une, mais des sensibilités romandes. Et les définir est une tâche qui revient aux critiques et aux historiens de la littérature. Jamais je ne me pose la question de savoir si un texte se rapproche de telle ou telle sensibilité romande lorsque je lis un manuscrit. Le livre me retient, ou non.

34 Ce qui est dommage pour les lecteurs français c’est que Corinna Bille ne figure pas parmi les plus célèbres femmes écrivains des années 50 à 80, que l’œuvre de Jean-Marc Lovay ne soit pas l’une des plus connues aujourd’hui, que Nicolas Bouvier, grâce à la mode des livres de voyages, n’ait été reconnu que récemment par un public plus large qu’un cercle d’amateurs.

35 Paris est la ville des modes, fulgurantes, dominantes et vite épuisées.

36 En conclusion, nous devons travailler avec une autre France : celle de tous ceux qui luttent pour que dure le livre, pour qu’il puisse être décou­vert plusieurs mois encore après sa parution, pour qu’un écrivain puisse faire son œuvre et son éditeur y croire malgré l’insuccès médiatique et commercial de quelques livres ou de premières œuvres.

37 J’aime travailler sans devoir mesurer continuellement le succès de chaque parution. Pour moi, le temps se compte en décennies dans l’éditions littéraire, pas en saisons, et je garde la foi qui m’anime en imaginant quels sont les livres qui resteront dans un siècle.

Pour citer ce document

Par Roger Francillon et Marlyse Pietri, «Éditer en Suisse romande», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1989, La Suisse romande et sa littérature, Ecrire et publier en Suisse romande aujourd'hui., mis à jour le : 22/04/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6410.