Mallarmé et la prose

Mallarmé et la prose : conjonction inattendue sans doute que celle-là, qui associe au nom de Mallarmé, praticien rigoureux du vers — cette forme qui par son resserrement concerté nie le hasard — le domaine fluctuant et toujours incertain de la prose. Il est vrai que Mallarmé a eu le souci de nettement distinguer le vers de la prose, distinction bien naturelle d'ailleurs, codifiée, soutenue par tout un appareil de preuves et d'emplois. On sait dès lors à quel versant la valeur du poétique renvoie comme par essence constitutive : ramenée au vers la poésie réévalue le « canon hiératique » du mètre en vue d'une « métrique absolue » enrichie d'une musique irréductible qui n'est autre, semble-t-il, que la conversation qu'une pensée mène avec elle-même dans et par la contrainte d'une forme. Rien donc ne tient que par le vers, en tant que celui-ci seul est apte à redisposer par le prodige d'une simultanéité les divisions internes de la pensée : « Le vers, écrit Mallarmé, par flèches jeté moins avec succession que presque simultanément pour l'idée, réduit la durée à une division spirituelle propre au sujet : diffère de la phrase ou développement temporaire, dont la prose joue, le dissimu-lant, selon mille tours ». La tentation est grande de réduire la prose aux effets labiles de la surface, de la borner aux simples mécanismes de relâchement de la parole non réglée, au prorsus qui se déroule sans d'autre conduite que celle de l'élan aléatoire : la prose ou « l'universel reportage », l'inutile verbiage ? description de description. Or, précisément, — et ce malgré certaines apparences —, Mallarmé s'attache à penser la prose sans l'exclure : il la constitue en objet d'examen théorique et critique et en fait du même coup l'enjeu d'une pratique scripturale. Certes, « il n'y a pas de prose », dit-il : mais cette oblitération ne vaut pas annihilation. Ce geste d'apparente exclusion correspond en fait ici à une intention de requalification. Il s'agit, bien sûr, de distinguer la prose des autres modes d'agencement et de fonc-tionnement du discours, mais il importe aussi de la distinguer d'elle-même, de la livrer à un travail d'auto-différenciation par lequel elle parviendrait à se libérer des préjugés et des conventions qui l'enferment. La visée théorique consiste donc à placer la prose sous le prisme du poé-tique ? non pas pour la poétiser par le moyen d'artifices et d'ornements, mais pour la révéler en quelque sorte à elle-même en l'assujettisant aux opérations conceptuelles et langagières de la Poésie ou de la Fiction. Ainsi le prosateur n'est pas celui qui, ainsi que le dira Reverdy, se soumet aux prescriptions de l'enchaînement linéaire et de la logique des idées : « le prosateur s'exprime en développant une suc-cession d'idées qui sont déjà en lui et qui restent logiquement liées. Il déroule ». Mallarmé enroule, entrelace, entretisse : sa prose, théorie et pratique, est de l'ordre de l'involution. Du coup, la dichotomie poésie / prose s'estompe et disparaît du champ de questionnement mallarméen, tandis que l'oppositon vers / prose, maintenue et renouvelée, se fait poreuse, aménage des transitions et des liaisons non pas tant au béné-fice du premier qu'au profit de la seconde. Si formellement la prose n'est pas le vers, et si toute confusion trompeuse est ici tenue à l'écart, il reste que des superpositions et des croisements sont possibles qui assurent à la marche du prosaïque son fonctionnement poétique. « Visiblement, écrit Mallarmé, soit qu'apparaisse son intégralité, parmi les marges et du blanc ; ou qu'il [le Vers] se dissimule, nommez-le Prose, néanmoins c'est lui si demeure quelque secrète poursuite de musique, dans la réserve du Discours ».