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Qu’est-ce qu’un film triste ? Représentation et expression dans l’esthétique d’Eisenstein
Par Dominique Chateau
Publication en ligne le 23 mars 2006
Texte intégral
1« Mettons qu’il nous faut représenter la tristesse à l’écran » : ainsi débute l’un des plus remarquables textes d’Eisenstein. Il a l’importance capitale d’une mise au point décisive à l’égard de la vulgate qui identifie la conception eisensteinienne (et soviétique) du film à la manipulation de la réalité pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas d’elle-même, et ce que son enregistrement ne dit pas davantage – on connaît, à cet égard, les simplifications baziniennes : le montage comme « création d’un sens que les images ne contiennent pas objectivement et qui procède de leur seul rapport »1. Le texte d’Eisenstein auquel je fais référence manifeste bien au contraire, dès son titre un souci égal du contenu et de la forme de l’image, loin que la seconde puisse être imposée au premier pour la tordre dans le sens idéologique voulu ; ce titre, « O stroieniyi veschei » peut se traduire aussi bien par « De la nature (ou structure) des choses » que par « De la nature (ou structure) de l’œuvre »2, et cette ambiguïté de traduction signifie l’idée non seulement esthétique, mais philosophique, qu’il n’y a pas de solution de continuité entre la nature et l’art, que leurs structures respectives doivent être considérées et traitées comme identiques. La tristesse est et doit être à la fois dans le représenté et dans la représentation ; mieux, représenté et représentation doivent se renvoyer l’un à l’autre, se correspondre organiquement.
2Sur cette trace, on voit qu’à la question : « Qu’est-ce qu’un film triste ? », deux réponses de premier jet sont possibles : un film dont le contenu représenté est triste en lui-même ; un film qui représente tristement un certain contenu. Plus généralement, par-delà la seule tristesse, l’expression du sentiment est ou bien dans ce qui est filmé ou bien dans la manière de le filmer et de l’organiser en texte filmique. Et, pour corser un tantinet la problématique, s’agit-il là d’un choix ou bien d’une dualité esthétiques ? Peut-on les isoler ou doit-on les associer ?
3Le champ sémantique de « triste » s’étend de la subjectivité (« Ô triste triste était mon âme / À cause à cause d’une femme », Verlaine) à l’objectivité (le chevalier à la triste figure, Don Quichotte). Le sentiment en général est un état affectif qu’un individu éprouve tantôt comme une disposition plus ou moins permanente de son affectivité, tantôt comme l’effet d’un donné extérieur sur son affectivité ; comme disposition le sentiment empreint l’extérieur de sa coloration, comme effet il n’agit que si l’extérieur semble empreint de cette coloration. On peut toujours imaginer qu’un individu foncièrement triste puisse voir n’importe quelle chose selon cette modalité, sans qu’il s’agisse d’une propriété de la chose elle-même ; mais on peut tout aussi bien concevoir qu’un individu foncièrement gai puisse ne pas voir comme tristes des choses qui possèderaient la tristesse comme propriété inhérente. De même, remarque le philosophe Nelson Goodman, « on peut exprimer une tristesse qu’on n’éprouve ni ne prétend éprouver, et éprouver ou prétendre éprouver un sentiment qu’on n’exprime pas »3. Cette remarque l’induit à opérer le discernement de l’expression d’avec la représentation : « La représentation porte sur des objets ou des événements, tandis que l’expression porte sur des sentiments ou d’autres propriétés ». Plus précisément : « Une image possède littéralement une couleur grise, appartient réellement aux choses grises ; mais c’est métaphoriquement seulement qu’elle possède la tristesse ou appartient à la classe des choses qui ressentent de la tristesse »4. Par exemple, « l’image est littéralement grise mais seulement métaphoriquement triste »5.
4La métaphore dans la théorie de Goodman est le transfert d’une étiquette ou d’un ensemble d’étiquettes de leur usage littéral à un autre usage qui à la fois fait allusion au premier et s’en détache6. Une chose est donc triste au sens métaphorique si elle « relève d’une application transférée d’une étiquette coextensive à “triste