La poésie racinienne : chant ou déclamation ?1

Par Sabine CHAOUCHE
Publication en ligne le 18 mai 2009

Table des matières

Texte intégral

1Le XVIIIe siècle a vu l’avènement de la théorisation de l’« action »2 dramatique. Cette théorisation ne s’amorce réellement que dans les années 1720, avec la parution des Réflexions sur l’art de parler en public de Jean Poisson (1717) et des Pensées sur la déclamation de Louis Riccoboni (1738), ouvrages pionniers parce qu’ils sont le fait de comédiens et non plus de rhétoriciens (« l’action » étant au XVIIe siècle exclusivement l’affaire du barreau ou de la chaire). Grimarest, au début du XVIIIe siècle avec son Traité du Récitatif (1707), se sert le premier du terme plus commode de « déclamation » pour distinguer l’action dramatique de l’action oratoire3. La déclamation au XVIIIe siècle, sujet dans l’air du temps, suscite un engouement sans précédent de la part des théoriciens qui veulent alors établir des règles et une « histoire » de l’art dramatique. Dans cette perspective à la fois diachronique et théorique, le XVIIIe siècle cherche à se démarquer du XVIIe : la déclamation en usage dans l’Ancien Théâtre français est alors considérée par les partisans d’une « modernité », d’une « simplicité » et d’un « naturel » dans l’art du comédien, comme passée de mode, trop « emphatique », ou trop « chantante ». Les qualificatifs négatifs pleuvent au XVIIIe siècle à l’égard des conventions de diction du vers en usage au siècle précédent. Nombreux sont les critiques qui vont à l’encontre du système déclamatoire « traditionnel » dans ce qui se veut une véritable tentative (ou offensive) pour promouvoir et plébisciter de nouveaux styles de diction théâtrale.

2C’est dans ce contexte d’effervescence autour de la prononciation des poèmes dramatiques, qu’un Louis Racine, soucieux de défendre la mémoire de son père, remarque à propos de la déclamation de celui-ci : « Ceux qui s’imaginent que la déclamation que mon père avait introduite sur le théâtre était enflée et chantante, sont, je crois, dans l’erreur »4. Ce propos d’allure apologétique et qui pourrait sembler dénué de fondement est néanmoins intéressant parce qu’il met en lumière un phénomène propre au XVIIIe siècle : le véritable travail de « mythification » qui s’est opéré autour du théâtre de Racine, considéré unanimement comme le « poète des passions », et plus particulièrement de la déclamation racinienne que l’on a communément définie comme une « déclamation chantante ». Cette expression a donné naissance à une croyance selon laquelle « déclamer » la poésie racinienne était synonyme de « chanter » ou de « faire chanter » le vers (au XIXe siècle Littré montrera dans cet esprit qu’une déclamation « chantante » est « une déclamation dont les intonations se rapprochent trop du chant »). Les débats autour du « chant » racinien n’ont pas cessé depuis le XVIIIe siècle et de nos jours on associe encore la déclamation racinienne à une musicalité vocale induite par la poésie du vers. Pour tenter de cerner, en termes déclamatoires (ce qui est essentiel lorsque l’on évoque la voix du comédien), quelle est la teneur de ce « chant », racinien il convient d’examiner pourquoi Louis Racine se sent obligé de rectifier certaines affirmations de ses contemporains concernant la déclamation de son père, qu’il juge erronées. Ses propos, parce qu’ils suggèrent que son père a « introduit » un nouveau genre de déclamation sur scène, soulignent le fait que celle-ci a cependant une spécificité qu’il nous appartient de mettre en lumière. Une telle entreprise ne s’avère possible qu’après une complète révision de ce que l’on entendait, au XVIIe siècle, par « chanter » le vers ; cette signification rétablie permet une relecture de ce « chant » racinien, bientôt happé par un XVIIIe siècle avide de nouveauté, et qui finira, décadent, par n’être plus que l’avatar d’un style déclamatoire particulier.

Une déclamation non chantée

3Louis Racine écrit à un moment où règne un genre théâtral fondé sur la musique : la tragédie lyrique. Celle-ci a sans conteste les faveurs du public. Le chant est un dangereux rival de la déclamation sur la scène parisienne. La concurrence, acharnée, entre tragédie et tragédie lyrique s’amorce dans les années 1670 avec Lully et ses partisans qui prétendent imposer l’opéra et par la même occasion le récitatif. Ils se revendiquent les dignes héritiers de la tragédie antique qui était effectivement entrelacée de chants, le chœur à travers les stasimons ayant une valeur lyrique. Les propos de Louis Racine ne font que traduire la fidélité d’un fils envers son père, père qui a toujours rejeté ce type de représentations « musicales ».

4Racine livre en effet sa dernière pièce profane, Phèdre, en 1677, tenant à prouver qu’une vraie tragédie tient sa force du verbe et que le lyrisme naît du vers déclamé et non du vers chanté. Si Racine eût tenu à une prononciation « chantante » il se serait alors tourné vers ce nouveau moyen d’expression que lui offrait la tragédie lyrique. Or Racine ne le fait pas. Mis à part et de manière exceptionnelle (parce que ponctuelle et privée) dans les deux dernières tragédies, religieuses, d’Esther et d’Athalie, commandées par Madame de Maintenon où Racine crée un chœur pour les jeunes filles de Saint-Cyr, le chant est totalement absent de son théâtre et quand chant il y a, il est nettement séparé de la déclamation. Racine distingue donc très bien le chant de la déclamation. Ces deux modes de prononciation ne sont absolument pas synonymes pour lui parce qu’ils appartiennent chacun à un niveau précis de parole5, modes si différents dans leurs effets sur les spectateurs (quoique proches dans l’échelle sonore) qu’il est jugé inopportun de les confondre. Au XVIIe siècle, la parole reste cloisonnée et délimitée à une classification stricte qui va de la simple conversation au chant (c’est-à-dire d’un ton médiocre à un ton extrêmement élevé, la déclamation étant à un degré intermédiaire). Dans la préface d’Esther, Racine fait ce commentaire capital concernant les jeunes demoiselles :

On les fait parler sur les histoires qu’on leur a lues, ou sur les importantes vérités qu’on leur a enseignées. On leur fait réciter par cœur et déclamer les plus beaux endroits des meilleurs Poètes. Et cela leur sert surtout à les défaire de quantité de mauvaises prononciations, qu’elles pourraient avoir apportées de leurs Provinces. On a soin aussi de faire apprendre à chanter à celles qui ont de la voix, et on ne laisse pas perdre un talent qui les peut amuser.6

5La terminologie employée par Racine (« parler », « déclamer », « chanter ») montre justement cette « stratification » de la parole, de même qu’elle signale cette séparation très nette entre chaque forme de parole. Racine ajoute d’ailleurs :

 […] J’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes Tragédies Grecques, le Chœur et le Chant avec l’Action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du Chœur que les Païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses Divinités. […] ces jeunes Demoiselles ont déclamé et chanté cet Ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie, tant de piété, qu’il n’a pas été possible qu’il demeurât renfermé dans le secret de leur Maison.7

6Racine n’a jamais considéré qu’il fallait un « chant » dans la déclamation, étant entendu que le « récitatif » n’a rien à voir avec la déclamation. L’adjectif « chantant » juxtaposé au terme de déclamation n’a servi qu’à alimenter ce mythe du « chant » racinien que l’on a interprété à tort comme une prononciation semi-musicale et fondée sur les modulations de la voix8.

7Les vues de Louis Racine qui apparaissent dans l’ouvrage consacré à la mémoire de son père ne font que se conformer à la vision commune que l’on avait au XVIIe siècle de l’incompatibilité entre tragédie et tragédie lyrique. Ses remarques se veulent les héritières d’une opinion selon laquelle le chant est impropre dans une tragédie (on ne peut et on ne doit transformer la déclamation en chant), formulée par Corneille dans sa préface d’Andromède (1653) qui plaidait pour une tragédie déclamée et non chantée :

Je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l’intelligence de la Prière, parce que communément les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avaient eu à instruire l’Auditeur de quelque chose d’important.9

8Le chant brouille le sens des mots et rend confus le discours, ce qui va à l’encontre de l’esthétique de l’actio rhétorique, dont dépend la déclamation, où l’éloquence est primordiale et où la mise en valeur de la beauté du texte (langage poétique au théâtre) par le comédien est essentielle. Au XVIIe siècle l’art du bien dire (l’écriture) est inséparable d’un art du bien déclamer (la voix). Introduire une déclamation « chantante » au théâtre eût été, en ce sens, de la part de Racine, nier sa propre conception du rôle de la déclamation : faire impression (créer des images) et impressionner le public (l’émouvoir) en lui faisant sentir le texte, c’est-à-dire en le lui faisant « entendre » et « comprendre » avant tout et surtout par l’esprit. Or le chant est incapable de produire de tels effets parce qu’il détruit le sens du discours nous dit Saint-Evremond : il est invraisemblable sur une scène tragique où le dialogue des personnages (action et porteur d’actions) doit être compréhensible au spectateur s’il veut suivre l’intrigue et apprécier la pièce. On peut voir ainsi écrite une vraie diatribe contre la tragédie lyrique par Saint-Evremond dans ses Œuvres mêlées :

Il y a une autre chose dans les opéras tellement contre nature, que mon imagination en est blessée, c’est de faire chanter toute la pièce depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si les personnes qu’on représente, s’étaient ridiculement ajustées à traiter en musique, & les plus communes, & les plus importantes affaires de leur vie. Peut-on s’imaginer qu’un Maître appelle son valet, ou qu’il lui donne une commission en chantant, qu’un ami fasse en chantant une confidence à son ami, qu’on délibère en chantant dans un conseil, qu’on exprime avec du chant les ordres qu’on donne, & que mélodieusement on tue les hommes à coups d’épée & de javelots dans un combat […]. Il y a des choses qui doivent être chantées, il y en a qui peuvent l’être sans choquer la bienséance, ni la raison, ni les vœux, ni les prières, & les louanges, les sacrifices et généralement tout ce qui regarde le service des Dieux, s’est chanté dans toutes les Nations & dans tous les temps.10

9Le récitatif nuit à la qualité de la représentation et il n’est bienvenu que lorsqu’il est en rapport avec le domaine religieux, c’est pourquoi Racine l’utilise dans Esther et Athalie, « tirées de l’Ecriture sainte » comme il est fait mention sur la page de titre de chacune des pièces. Le chant est inacceptable dans certains lieux et en particulier au théâtre parce qu’il privilégie la forme (l’air) au détriment du signifié (le sens du discours). Saint-Evremond, tout comme Racine et son fils, a une position réprobatrice et désavoue le chant (l’ironie dont fait preuve Saint-Evremond, ainsi que les nombreuses anaphores du mot « chant » le montrent bien) car il ne peut exprimer qu’imparfaitement les passions, le comédien s’appliquant à rendre agréablement, par un travail mélodique vocal, un beau son. Le chant est propre à lasser le spectateur :

Qui peut résister à l’ennui du récitatif ?

Pour citer ce document

Par Sabine CHAOUCHE, «La poésie racinienne : chant ou déclamation ?1», La Licorne [En ligne], Vers et déclamation, Racine poète, 1999, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 18/05/2009, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=4384.

Quelques mots à propos de :  Sabine CHAOUCHE

À étudié à l’université de Paris IV-Sorbonne où elle obtenu un doctorat de Littérature française (1999), avec les félicitations du jury à l’unanimité, puis une Habilitation à Diriger des Recherches (2005). Spécialiste du théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles, de Molière, Racine et Diderot, elle a publié chez Champion deux monographies, L’Art du comédien, déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique 1629-1680 (2001) et La Philosophie de l’Acteur, la dialectique de l’intérieur et de l’ext

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