ACCOMPAGNEMENT DU LORIOT

Par Miche DEGUY
Publication en ligne le 09 avril 2014

Texte intégral

Le Loriot
3 septembre 1939
Le loriot entra dans la capitale de l'aube
L’épée de son chant ferma le lit triste
Tout à lamais prit fin
René Char

1La fin s'entend comme cessation et comme finition ; car d'une certaine manière, loin que tout ait jamais pris fin à la façon de la destruction finale, c’est tout qui commence avec l'œuvre, à savoir l'œuvre, recevant une finition, s’emparant d'une limite, entrant dans son achèvement, Donc un certain anéantissement vaut pour, et va avec, un départ, un accomplissement. C'est que le commencement de l'œuvre trouve sa possibilité dans une abîmation du tout. Le tout s'abîme dans un « sujet » – et c'est un événement de la vie, métanoïa ou conversion ; et un risque  qui ne se sait pas, ne se saisit pas, comme un moyen assuré, une condition de réussite, mais une perte. Je songe à la parole de Du Bellay nommant le Regret.

2Il y a le devenir rien du tout, modalité de perte radicale, anéantissement. Et ainsi renversement du « c'est la fin de tout » en le commencement de la finition du tout mis en œuvre, entrant dans un rapport d'incarnation, de « diminution » de son infinité (Baudelaire), avec un agencement de parties dans un tout ouvragé. L'analogon s'opère dans le mouvement, dans le passage (métamorphose, renversement) du tout saisi de néant au tout remis à l'œuvre.

3Du Bellay : la déception est au tout qui se dérobe et s'effondre, comme le sonnet à la poésie. L'opération est analogie. « Tout » prend fin, s'effondre trou central dans l'être ; que s'est-il passé, où est-il passé ? Cela ne suffit pas. Il faut encore proportionner sa vie au néant, que le durer (« le dur désir de durer ») pour chacun soit œuvre. L’œuvrer (en poème ici) cherche, « désespérément », à se proportionner au néant, de telle manière, positivement, paradoxalement, déterminément, (in)fininient ; cherche une mesure qui mesure l'anéantissement ; à l'œuvre dans une forme qui prend contenance d'ère décontenancée par le passage l'abîmation, du tout, perdu, im-mense, regret-table, qu'il y a à dire. Que se trace, habitable, un seuil de l'im-mensité.

4D'où : se proportionner au néant, notre tâche, cela veut dire opérer une définition, « finition par le dé », si j'ose dire, qu'on pourrait appeler « mathématique » en général en pensant aux définitions mathématiques qui annulent ce qu'elles posent pour poser l’être qu’elles construisent, à la façon dont la géométrie figure l'infigurable, « point sans dimension ; ligne sans origine, plan sans épaisseur /etc./, – pour l'intuition, disait Kant.

5La définition n'est pas description, pas dénotation. La définition est mathématique : « définir, c'est exposer originairement le concept d'une chose en la renfermant dans ses limites » (Kant).

6À l'impossible donc tout se tient. Et nous remarquons que telle formule, oxymorique, se retrouve homologiquement dans la parole mystique (« mourir de ne pas mourir »), dans l'aphorisme spirituel (« couteau sans manche auquel manque la lame »), dans le néant des troubadours ; ou, chez Mallarmé, « la fleur absente de tout bouquet »… À chaque fois une annulation dont l'œuvre soit la trace  une définition paradoxale par annihilation (réduction, épuration) d'une chose d'expérience, de l'expérience dont il s'agit, mystique, humoristique, ou plastique, etc. Objet posé, nié, déposé, infinitisé pour alors tenir l'impossible effilé comme une arme, tranchante et brillante en la formule oxymorique contradictoire, et qui avec tel objet devenant œuvre, qui est et qui n'existe pas, « impossible », je m'élance (selon le mot de Genet dans le Captif amoureux) vers ce dont il est le symbole, la promesse. La formule de l'impossible, effilée en tranchant précieux de l'oxymore, donne son arme à la pensée pour qu’elle, la tournant contre soi, opère la transformation qui redonne accès au monde de l'expérience paradoxale  seule issue sans issue.

7Le secret, « impossible », ce à quoi elle se proportionne, n'est pas dans l'œuvre tout en n'étant pas ailleurs que dans le monde de l'œuvre, qui figure notre monde.

8L'existence est figurative ; elle se figure (« Figure-toi », se figure-t-elle). Ce mode d'être ne lui est pas ajouté facultativement par « l'art », ouvrages et œuvres. Mais il la constitue dans cette autre relation à soi-même qui la rend « vivable », ou « intéressante » selon le mot de Julie à la fin de la Nouvelle Héloïse parlant de sa destinée empêchée et fatale.

9Il n'y a pas le vivre « qu'il faut bien vivre », et puis le se savoir vivant-mourant ; la vie est transie de sa viabilité-inviabilité (de son in/vivabilité) sue et représentée. Le savoir est un savoir-faire, techné, qui la représente : la rend présente, la présente à soi-même. Les figurants de la vie qui y sont à l'œuvre, voici que les ouvrages et les œuvres les exposent en types reconnaissables, ou comparants, qui permettent à la vie de « se citer », comme disait Thomas Mann, et ici tous les ouvrages d'art sont citables à comparaître  pont ou portraits, vase ou sculpture, escalier ou espalier, église ou élégie, armoire, récit, poème.

10L'art ajoute « la goutte de néant qui manque à la mer », selon la formule de Mallarmé – supplément qui constitue pour nous son être. Sa finalité est d'ajouter – rien : ce qui paraît inutile à beaucoup. Anéantir est donc le verbe mais le sujet c'est le « Dichter », l'homme de l'Art : s'anéantir est le verbe. Se proportionner à ce «néant» pour en chercher une mesure implique quelque retournement contre soi. Il s'agit d'une proportion à l'Être-Rien ; et il s'agit de soi : il faut encore que la durée d'une vie soit proportionnée à son néant que le durer pour chacun soit œuvre.

11Mais la poésie tient à des poètes, à un poète à chaque fois qui tient par elle. « On » ne supporte plus son « arrogance » ? Soit. De lui-même il se réduit, humblement et vaniteusement, c'est-à-dire paranoïaquement, à quasi-rien, à cette « plaquette » qu'à l'avance il s'attend à ne voir reçue ni comprise de « personne », tout en conservant sa prétention à l'universel (par la « traduction » par exemple).

12Il fallut en rabattre, sans doute, de l'« illusion lyrique », et passer au deuxième désenchantement, après Du Bellay, et maintenant au troisième après Mallarmé. La position « Hugo » n'est plus revendiquée par aucun poète. Et regardez ce qui est arrivé à Ezra Pound le poète en cage puis en asile !

13Où en sont les rapports de la parole (poétique) avec le pouvoir ? Elle n'a plus ses « pouvoirs » archaïques – ceux que le syncrétisme éclectique moderne aime bien évoquer avec nostalgie en redonnant comme « poème » les mythes et rituels des ethnies humaines (dans les traductions et les revues). En général la majuscule s'évacue de la poésie sauf comme marque typographique en incipit de vers. Poésie sans sujet – sans sujets. Et, bien sûr, j'essaye de contribuer à l'intellection dégrisée du désenchantement pour transporter la poésie sur et à travers ce « déluge »… d'assèchement, de « désertification ».

14Reprenons  le pouvoir est ce lieu de recueil et de disposition d'une force, qui se transmet par l'obéissance des « agents ».

15Nous voyons bien qu'il faut de la force pour faire respecter une différence. (Exemple  à l'Ayatollah X ironisant que la France serait un jour une République Islamique, nous ne pouvons opposer que la force).

16La non-violence fut une force parce qu'elle passe par la « parole qui persuade » (cf. Gorgias), fait agir en (re)groupant une force, qui n'existe pas à moins d'être, formidable alors, associée au groupe humain « s'opposant ». Alors elle « transporte les montagnes ».

17Quel rapport de la poésie à la force ? Quel est le rapport du poème à cette mobilisation, au rite d'une non-violence antisacrificielle ? Quelle transformation la poésie aujourd'hui désirerait-elle opérer en demandant à des hommes (quel groupe ? quelle société ?) autre obéissance que religieuse ? Et le fait qu'elle s'adresse à des (« individus » (tel ou tel lecteur, séparé par là-même de la masse) ne la prive-t-il pas du « peuple » – lequel a obéi, une dernière fois, à « Hugo » et donc de toute possibilité de rapport à de la force ?

18Qu'est-ce qu'une parole séparée de son point d'application, i. e. d'un ensemble humain, d'un « nous-tous » (Ducasse) qui, l'entendant, la transforme en une disposition de guerre ou de paix ? Le monde humain dépend, dans ses cycles culturels de violence et d'apaisement, des paroles qui déchaînent et enchaînent. « Hitler », qu'est-ce d'autre qu'un orateur ? Si la parole ne déplace pas les montagnes ni ne ressuscite les morts, elle déplace les foules, ces montagnes (et dans le mythe la « montagne » figurait d'emblée le monde humain), engendre les hommes et les envoie à la mort. Émouvant les mentalités, et par là provoquant les gestes, les actions, les effets réels, son pouvoir (mögen, « magie ») demeure.

19Parole sur la parole, comment la parole poétique peut-elle encore parler aux parlants ? Ou ne l'entend plus guère enrôler pour la mobilisation « patriotique » (Evtouchenko « contre » les Chinois !!) ; niais pour « la fraternité pacifique des hommes » ; et alors c'est à la façon indirecte des « congrès mondiaux » qui rameutent les poètes et neutralisent leurs différences… dans la concordance du spectacle qu'ils offrent à la presse. Les chants « homériques » ont disparu : la guerre ni la paix, les combats ni le retour, ne sont entraînés par les poèmes.

20Cependant la désillusion lyrique de la poésie ne peut la faire renoncer à agir mais ailleurs que dans l'espace culturel qui lui est réservé.

Oh ! Pourquoi as-tu voulu tenter ? Tu ignorais que les mots avaient perdu leur pouvoir ?
– Je le savais.
V. Segalen

21Nous l'avons vu : pour autant qu'il y a mise en œuvre « mimésique », il y a du « naturel » ; l'art fut phénoménologie inventive du paraître (de la) nature. Celle-ci était donc « à la merci » de l'art. La mimêsis seule en général préserve la différence, la relation de l'art à la nature, dans la mesure où le régime de cette relation maintient l'écart ; disons  repose dans le comme de l'analogie (a est à b comme c à d). C'est le comme qui ajointe, laissant être et n’être pas le même. La relation être-comme peut être appelée comparaison. Ainsi compare-t-on le modèle (nature) à ce que l'œuvre de représentation en présente. D’où la disparition du naturel qui va avec la mutation insensible et totale – de la « mimêsis » en reproduction à l'identique, équivalemment : de la teclinê en « technique », c'est-à-dire sans le comme qui préserve le n'être-pas de la différence, mais au profit de l'effrayante tautologie technologique de la production industrielle, du clonage de l’étant. Comment « la nature a-t-elle disparu de l'humanité » ? Par la technique de la reproduction à l'identique, qui change tout sans rien changer. La technique est le pouvoir de reproduire à l'identique ; de « produire » ce qui était hors d'atteinte du produire humain (par exemple une explosion « solaire », etc.). Le clonage de l'étant, nous y devenons sensibles, jusqu'à la terreur, avec le clonage Humain l'un est l'autre !

22Or la situation ici évoquée est d'autant plus difficile à décrire et à comprendre que les mots eux-mêmes n'ont pas changé, sont reproduits « à l'identique » en accréditant l'identité de ce qu'ils nomment, ont été « vampirisés »), c'est-à-dire changés en eux-mêmes, morts-vivants.

23Or, qu'est-ce qui, du terrestre, ne se mesure pas aujourd'hui en termes d'abandon, de perte, de sinistres, de « réserves », de cides, etc. ? Tandis qu'une autre mesure – ou est-ce la même ? – mesure en termes de progrès, de conquêtes…  Sont-ce les deux versions du même ? Pour ne pas en parler en termes de déclin, de régression, de fin-du-monde, il faudrait une autre mesure, un autre instrument de mesure ; qui changerait tout peut-être. Le culturel n'étend nullement le règne d'une autre mesure, et c'est malgré lui que nous cherchons à en dire la vérité.

Pour citer ce document

Par Miche DEGUY, «ACCOMPAGNEMENT DU LORIOT», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1987, René Char, mis à jour le : 11/04/2014, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=5873.