GERTRUD VON LE FORT ET CHARLES DU BOS

Par Joël POTTIER
Publication en ligne le 26 juin 2014

Texte intégral

1(Extrait de Gertrud von le Fort et la France, Thèse de troisième cycle d’allemand, Université de Toulouse-Le Mirail, 1980).

2Remarque : Dans les notes, les lettres DLA signifient que le document en question se trouve au Deutsches Literaturarchiv de Marbach (RFA).

3L’estime qu’éprouvaient l’un pour l’autre Gertrud von le Fort et Charles Du Bos ne s’entoura pas de fracassantes protestations d’amitié. Ce fut au contraire, s’il est permis d’employer hors de son contexte une image chère à l’auteur de La Femme éternelle, une amitié toute spirituelle qui naquit et grandit « sous le voile ». Jamais les deux écrivains ne se virent, puisque Charles Du Bos, que la mort devait emporter en août 1939, se trouvait en Amérique lors de la venue de Gertrud von le Fort à Paris, au mois de février. Bien peu de lettres furent échangées, dont une seule, inédite, nous est conservée1. Tout cela peut expliquer que, faute de données, la critique ait négligé de parler des relations entre ces deux auteurs2. Il existe pourtant, en plus de la lettre précitée, quelques textes, – brefs, mais denses –, de Du Bos, ainsi que des déclarations d’amis communs, pour nous éclairer. Tentons, par conséquent, de faire une synthèse de ces documents.

4On a, semble-t-il, ignoré jusqu’ici que c’est, au fond, à l’initiative de Charles Du Bos que le public français doit d’avoir connu La Dernière à l’échafaud. Dès 1932 en effet, Du Bos avait confié à son ami Biaise Briod le soin délicat de traduire cette nouvelle. Il désirait la publier dans la revue « Vigile » (fondée par lui deux ans plus tôt avec François Mauriac et l’abbé Jean-Pierre Altermann), et avait, dans ce but, chargé Rai’ssa Maritain d’obtenir de Gertrud von le Fort son autorisation pour la publication3. Le projet cependant, à cause des difficultés internes de l’éphémère revue « Vigile » et d’un empêchement momentané de Biaise Briod, n’aboutit pas immédiatement Ce fut alors la maison Desclée De Brouwer qui se chargea de l’édition, mais elle laissa les choses tramer en longueur pour des raisons purement commerciales, de sorte que le livre ne sortit qu’en 19374. On imagine que Du Bos devait être navré de ce retard privant les lecteurs français d’une œuvre à laquelle il portait, quant à lui, la plus vive admiration.

5Le témoignage, en même temps que la raison de cette admiration, nous sont donnés dans la longue étude que Charles Du Bos consacre en 1933 à François Mauriac au « problème du romancier catholique5 ». Nous en rappellerons quelques passages, essentiels pour notre propos. Charles Du Bos, appliquant au romancier catholique les paroles de saint Paul sur la « sainteté de la vérité » (Ep 4, 24), commente :

La vie humaine est […] la matière avec laquelle et sur laquelle le romancier travaille et doit travailler. Matière où des aspirations à l’immatériel sont incluses, mais qui en elle-même n’a rien d’immatériel, […] matière vivante où les éléments impurs fourmillent (p. 14-15).

Le romancier catholique a donc d’abord à remplir jusqu’au bout la tâche qui incombe à tout romancier […] : ne pas falsifier la vie (p. 18).

6Et, citant une phrase de Mauriac : « Une certaine littérature d’édi­fication falsifie la vie », Du Bos poursuit :

Ni constructeur, ni prédicateur, le romancier catholique ne doit pas davantage être un apologiste (p. 19).

Mais alors – dira-t-on – entre le romancier tout court et le romancier catholique, où est la différence […] ? Il n'y en a aucune quant à la matière qu'ils informent et quant à la vérité qu'ils ont à restituer : pour tous deux il s’agit d’une identique vérité humaine. Seulement, […] cette matière vivante et cette vérité humaine s’offrent au romancier catholique avec toutes leurs dimensions […] : le noyau central, le noyau humain, se prolonge pour lui, dans les deux directions du bas et du haut, par des franges infra-humaines et supra-humaines […] : le sourd et loin­tain grondement de l’animal et, plus lointains encore, ces accents de « l’Esprit qui prie en nous avec des gémissements ineffables » (p. 20-21).

[…] la matière vivante et la vérité humaine demeurent et doivent demeurer le noyau central, le corps même qui nous est présenté : rien d’autre ne doit être directement visible, si tout le reste doit nous être indirectement visible, à nous lecteurs, mais au sein de la matière vivante et de la vérité humaine elles-mêmes, visible rien que par transparence. Un corps transparent, […] c’est à cela que doit ten­dre la vérité entre les mains du romancier catholique, […] c’est en cela que consiste la délicatesse de sa suprême réussite (p. 25-26).

[…] il va de soi que cette vérité transparente, que cette délicatesse de la suprême réussite sont autant rares que difficiles. Parmi les romanciers catholiques contem­porains, à mon gré il n'y en a que deux qui les aient jointes : l’admirable Gertrud von le Fort, l’auteur de ces chefs-d’œuvre de vérité transparente : Das Schweisstuch der Veronika et Die Letzte am Schafott, et François Mauriac dont le dernier roman Le Nœud de Vipères est la réussite accomplie d’un grand roman catholique […] (p. 29).

7Ce texte fondamental, qui définit tout ensemble un art et une éthique, produisit une grande impression sur Gertrud von le Fort. Du Bos le lui ayant fait parvenir, elle lui répondit : « J’ai été particulièrement touchée de vous voir reconnaître dans la “vérité transparente” la haute mission de l’écrivain catholique et les hautes exigences auxquelles doivent répondre son œuvre et sa vie ».

8Aujourd’hui, avec quelque recul, nous pouvons quant à nous, faire ici deux remarques. Il y aurait d’abord un intéressant parallèle à établir entre ce qu’écrivait Charles Du Bos à propos de Mauriac en 1933 et les idées que développera Gertrud von le Fort, vingt ans plus tard, au sujet de Graham Greene. Sans parler nécessairement d’une influence de la pensée de Du Bos sur celle de Gertrud von le Fort, on notera néanmoins une large identité de vues entre les deux auteurs. Évoquant le « malentendu » selon lequel La littérature aurait pour but d’édifier le lecteur, et, le cas échéant, de « faire triompher les lois prescrites par la théologie morale », Gertrud von le Fort déclare en effet :

Si la morale dresse des lois, l’œuvre littéraire décrit des êtres humains […]. Elle plonge ses racines non point dans ce qui devrait être, mais dans ce qui est réellement, c’est-à-dire dans la matière humaine, avec toutes ses insuffisances. Bref, elle a pour objet la vie elle-même, non pas la règle de vie6.

9Notre seconde remarque apportera toutefois, sur tout ce qui vient d’être dit du rôle du romancier catholique, une précision restrictive non négligeable. Elle concerne le jugement que Gertrud von le Fort porte sur une œuvre comme celle de Mauriac. En 1933, elle connaît encore mal cet auteur, et c’est Charles Du Bos qui le lui révèle, ainsi qu’il ressort du post-scriptum de la lettre du 21 décembre : « Je vous remercie encore tout spécialement pour l’étude sur François Mauriac ; c’est par elle que j’ai vraiment fait la connaissance de ce grand écrivain ». Le ton de cette phrase est franchement laudatif. Plus tard cependant, à une époque où la littérature dite catholique lui semblera déraper dangereusement vers le « romantisme du péché » (« Sùndenromantik7 »), Gertrud von le Fort confiera à l’une de ses correspondantes : « Mauriac accorde trop de place au péché, et, dans une moindre mesure, Bernanos aussi8 ».

10Nuance capitale qui distingue à nos yeux un François Mauriac d’une Gertrud von le Fort. Pour celle-ci, le romancier catholique, certes, peut et doit peindre la nature humaine, sans rien cacher de ses faiblesses et de ses vices, mais, ainsi qu’elle le rappelle dans La Femme éternelle, « la no­tion de corruption absolue de la nature humaine par le péché est étrangère à l’Église catholique ; au contraire, l’Église reconnaît, même à la créature déchue, un pouvoir étendu de décision qui collabore à la grâce ». C’est pourquoi l’univers de Mauriac (et « dans une moindre mesure » celui de Bernanos) finit par lui paraître trop sombre.

11Mais revenons pour quelques instants encore à cette année 1933, où les échanges entre Gertrud von le Fort et Charles Du Bos furent les plus nombreux. Outre son étude sur Mauriac, Du Bos envoya encore « quelques-uns » de ses livres à Gertrud von le Fort9, qui l’en remercia en ces termes : « J’ai, avec plaisir et reconnaissance, approuvé tous vos développements ; je n’y ai rien trouvé à quoi je ne puisse souscrire pleinement […]. J’ai été également très heureuse de constater que vous accordiez votre profonde et compréhensive sympathie à la littérature et à la mission spirituelle de l’Allemagne ». En retour, Gertrud von le Fort fit parvenir à Du Bos Die ewige Frau et Das Reich des Kindes, « une légende historique qui remonte à une époque où l’unité catholique de l’Occident n’était pas encore déchirée par des frontières ».

12Le Journal de Charles Du Bos nous apprend qu’il avait cette année-là l’intention d’aller rendre visite à la romancière, en Allemagne :

[…] à partir du 1er octobre je dois appartenir à la rédaction de mes conférences d’Allemagne et de Suisse, et cette année il y en a trois : Gertrud von Le Fort, Vauvenargues et d’Annunzio, et pour Gertrud von le Fort encore faudrait-il que j’aie trouvé le moyen de passer quinze jours à Munich et dans les environs, soit fin juin, soit début juillet, et comment le faire, sur le plan matériel, sans une conférence à Munich […] ?. Enfin, comme le redisaient hier les Thomas Mann, du côté de l’Allemagne, il est impossible à l’heure actuelle de faire le moindre projet : sais-je même si mon passeport, qui devra être renouvelé en avril, en avril sera renouvelable10 ?

13Finalement, la mauvaise santé de Charles Du Bos, autant que l’évolution de la situation politique outre-Rhin fit que ces projets ne purent voir le jour.

14Après 1933, la correspondance entre Gertrud von le Fort et Charles Du Bos semble avoir cessé, mais non l’influence qu’ils continuèrent d’exercer l’un sur l’autre. Ainsi lit-on dans une lettre de la romancière à Biaise Briod, du 30 octobre 1936 : « Je serais très heureuse que vous transmettiez à mon ami, Monsieur Du Bos, mes salutations pleines d’estime : j’ai eu tant de profit à lire ses beaux livres11 ! » Quant à Charles Du Bos, son Journal témoignait, à la date du 7 septembre 1935, de l’impression durable que lui avait faite Le Voile de Véronique ; ce livre, dont il s’était nourri au lendemain de sa conversion, était devenu pour lui un compagnon fidèle :

« …afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers… »
Épître aux Philippiens, II, 10.
Fléchir le genou […], ne plus très bien comprendre comment l’on peut vivre autrement qu’agenouillé, – c’est cela, Seigneur, qu’en ce moment Vous êtes en train de faire en moi. […] ayant éprouvé le désir de relire […] le début de l’admirable Voile de Véronique de Gertrud von Le Fort, au pas­sage où, à Rome, dans l’église Santa Maria sopra Minerva, la petite Véronique regarde de loin sa tante Edelgart « agenouillée là-bas, parmi les autres fidèles » qui assistent à la Messe, je rencontrai cette phrase : « Es sah aus, als würde sie am liebsten den steinernen Boden der Kirche küssen. – On eût dit qu’à tout elle eût préféré baiser le sol dallé de l’église », et à ce moment précis la phrase traduisait de façon si exacte la profonde aspiration de tout mon être. Ce matin-là. Vous le savez, Seigneur, j’étais avec déchirement le lieu de tant d’insolubles si proches de moi, logés en tant de créatures qui me sont chères, pour lesquelles à ce moment précis il me semblait que je ne pouvais plus rien, et comme, peu de jours après, toute-puissante, votre grâce, elle, savait tout résoudre ! et, dans le sentiment de cette impuissance momentanée, nulle action mienne ne retenait à mes yeux aucune valeur, sinon celle à laquelle j’aspirais, sinon de baiser, dallé ou non, le sol de n’importe laquelle des églises sans nombre où Vous résidez. Dans quelque situation que ce soit, quand nous ne pouvons plus rien faire, ne nous reste-t-il pas de pouvoir nous agenouiller12 […] ?

15Charles Du Bos définissait volontiers la littérature « le lieu de ren­contre de deux âmes13 ». S’il nous fallait, pour notre part, conclure d’un mot sur cette belle amitié, marquée au coin de la délicatesse et de la discrétion, qui unissait Gertrud von le Fort et Charles Du Bos, nous dirions que ce fut, pour quelques trop brèves années, la rencontre et l’enrichissement mutuel de deux âmes chrétiennes dans et par la littérature.

Pour citer ce document

Par Joël POTTIER, «GERTRUD VON LE FORT ET CHARLES DU BOS», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1981, La Licorne, Divers, mis à jour le : 17/07/2014, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6019.