Écriture, un quart de siècle d’aventure

Par Sylviane Roche et Françoise Fornerod
Publication en ligne le 12 avril 2016

Texte intégral

1Si pendant la seconde guerre mondiale la Suisse romande a connu un essor littéraire considérable, étant la seule région d’Europe où l’on pouvait s’exprimer librement en français – situation qui a suscité la création de nombreuses maisons d’édition –, l’immédiat après-guerre a été marqué par une retombée de l’activité éditoriale et par une période de latence sur le plan de la production artistique et intellectuelle. Mais dès la fin des années quarante, la jeune génération exprime son immense besoin d’ouverture et de participation dans des revues qui, même si leur existence a été brève, ont fortement marqué le paysage littéraire romand.

2Rencontre (1949-1953), née d’une volonté partagée de chercher ou d’exprimer un sens au drame contemporain, tente de se situer de manière critique par rapport aux valeurs traditionnelles chrétiennes et à celles qui, sous l’influence de Sartre ou de Karl Barth, s’offrent en réponse au questionnement des hommes. Sous la direction d’Henri Debluë, la revue publie des études de critique littéraire, des essais portant sur des problèmes sociologiques ou religieux, des poèmes et des textes de création, des comptes rendus d’ouvrages récents ; elle se veut « engagée » dans une réflexion sur l’actualité qui dépasse les frontières de la Suisse romande.

3Carreau (fin 1949-1955), marqué par la pensée contestataire d’Edmond Gilliard, se présente davantage comme une feuille d’information sur la vie littéraire et artistique romande. Dans le climat de guerre froide qui n’épargne pas la Suisse française, toute critique des institutions et des valeurs revêt une allure de provocation, et les revues prétendent jouer un rôle stimulateur.

4Les cahiers Pour l’Art, créés par René Berger en 1948, s’organisent autour de tout un ensemble de manifestations artistiques et culturelles et tentent de coordonner les efforts multiples qui se poursuivent en Suisse romande.

5Aucune de ces trois revues n’est purement littéraire. De 1953 à 1955, sous l’impulsion de Jacques Chessex, Pays du Lac va s’efforcer d’occuper l’espace vacant et de réunir des « jeunes aux poétiques et aux conceptions littéraires très différentes, certes, mais rassemblés par l’impérieux besoin d’être placés sous un signe commun, par le plaisir de créer ensemble, et par la conscience qu’ils ont d’appartenir tous à un même pays, celui du lac Léman, grâce auquel et au travers duquel ils ont à se réaliser1 ». S’il est abusif, étant donné le caractère poétique de la revue, de parler de « nationalisme romand », c’est bien d’un recentrement sur un lieu qu’il s’agit face au caractère « engagé » de Rencontre et de Carreau. Mais quelques différents que soient leurs propos et leurs buts, on retrouve les mêmes noms aux sommaires de ces publications : Georges Haldas, Yves Velan, Edmond-Henri Crisinel, Jean-Pierre Schlunegger, Georges Borgeaud, Gustave Roud, Maurice Chappaz, Catherine Colomb, Philippe Jaccottet, pour ne citer qu’eux : le cercle des poètes, écrivains et critiques est restreint…

6Après l’effervescence du début des années cinquante, le débat retombe ; seules l’ancienne Revue de Belles-Lettres et le Bulletin de la Guilde du Livre, lié à la maison d’édition d’Albert Mermoud, poursui­vent leur route. Les cahiers de l’Alliance culturelle romande vont, dès le début des années soixante, établir un lien entre les cantons et les multiples aspects de leur vie culturelle.

7En 1964, au moment où s’ouvre à Lausanne l’Exposition nationale – première tentative de mise en perspective des réalités et des réalisations suisses depuis la guerre – Bertil Galland et Jacques Chessex, qui a déjà publié trois recueils de poèmes et un récit, lancent un cahier dont le titre revendique clairement les intentions : Écriture. « Voici des pages vouées à la littérature, à la création littéraire. Qu’il s’agisse donc d’œuvres de fiction ou de textes critiques, un même souci guidera leurs collaborateurs : celui d’écrire, de faire écrire, de voir écrire2 ». Dans l’esprit de ses créateurs, il ne s’agit pas d’une revue du genre de celles qui existent en France et qui ont l’avantage, la plupart du temps, d’être liées à une grande maison d’édition, mais d’un cahier, d’« une sorte d’anthologie dont les rédacteurs ne s’occupent pas de l’actualité, parce que le rythme de parution d’Écriture les laisse entièrement libres d’écouter exclusivement leurs goûts, de faire connaître leurs préférences3 ». Un quart de siècle plus tard, les rédacteurs d’Écriture revendiquent encore ce même privilège.

8Le cahier de 180 pages, à couverture blanche, sort des presses d’un maître imprimeur auquel la revue restera fidèle, Samuel Bornand, à Aubonne, et porte la raison sociale des Cahiers de la Renaissance vaudoise, publication destinée à un petit nombre d’abonnés fidèles à des valeurs de nationalisme local ; cette connotation « de droite » restera longtemps attachée à Écriture, bien que la revue ne se soit jamais occupée de politique et qu’elle accueille des collaborateurs de toutes tendances – mais que « prétendre n’en pas faire soit encore en faire » est un cliché qui a la vie dure… Prenant le terme à la lettre, Bertil Galland tient à donner au Pays de Vaud une vraie renaissance qui soit « l’accueil des plus grands talents » : « Vaud, au lieu d’être le centre mou de la Suisse romande, devait mettre en œuvre, autour de lui, les forces littéraires des régions voisines, pour que s’articule dans la diversité coruscante des tempéraments cantonaux, la polyphonie de la poésie suisse française4 ». Au sommaire de ce premier numéro, les noms les plus prestigieux des lettres romandes, toutes spécialités confondues : les romanciers Catherine Colomb, Jacques Mercanton, Georges Borgeaud, Robert Pinget, les poètes Gustave Roud, Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz, Jacques Chessex, les critiques Jean Starobinski, Gilbert Guisan, Jean-Luc Seylaz, Michel Dentan, et Charles-Albert Cingria, également, qui écrit à Paul Claudel : « J’ai compris maintenant que le travail est un feu qui purifie – un feu de beaux sarments blancs sur la pierre ».

9D’année en année les cahiers se suivent, s’ouvrent, par des essais et des traductions, aux autres cultures de la Suisse – Giorgio Orelli et Walter Diggelmann dans le numéro 2, présentent des textes étrangers – Hölderlin, Laxness. Y prennent place des textes forts, fragments d’œuvres qui seront publiées ultérieurement, ainsi le « Discours de Monsieur Dieu », de Chappaz (Écriture 3), qui figurera dans Le Match Valais-Judée, et dans la même livraison, « Juliette éternelle », de Corinna Bille, qui ouvrira le recueil du même nom paru à la Guilde du Livre, ou le « Gros de Vaud », de Jacques Chessex (Écriture 5), chapitre du Portrait des Vaudois. Des inédits posthumes sont révélés au public : des textes de Catherine Colomb, une nouvelle de Ramuz (Écriture 3). Les numéros s’enrichissent d’illustrations : dessins de Palézieux (Écriture 5), de Charles Chinet (Écriture 7), présentés les uns et les autres par Philippe Jaccottet ; les différentes expressions artistiques sont appelées à dialoguer, tout comme les critiques et les poètes.

10L’année 1969 est marquée par le lancement du premier Prix Georges Nicole, placé dans le souvenir du poète demeuré « l’exemple de l’homme attentif à la création littéraire dans ce pays », et destiné à découvrir de nouveaux écrivains5. Le concours est ouvert à tout auteur n’ayant jamais été publié. Le jury, formé de Nicolas Bouvier, Maurice Chappaz, Jean-Pierre Monnier, Alexandre Voisard et Bertil Galland, retient et publie sept textes parmi les cinquante-huit qui lui ont été adressés (Écriture 6) et attribue deux prix : Anne-Lise Grobéty voit récompenser Pour mourir en février et Jean-Marc Lovay l’Épître aux Martiens. Avec le recul, il apparaît que ce prix a vraiment rempli sa vocation de découvreur de jeunes talents, les lauréats de ses éditions successives – Marie-José Piguet, Dominique Burnat, Catherine Safonoff, François Conod – ayant pour la plupart tenu les promesses de leur première œuvre. Le prix Georges Nicole sera décerné pour la cinquième fois en 1990.

11De plus en plus, et de manière évidente à partir du moment où elle se détache des Cahiers de la Renaissance vaudoise pour être reprise par la maison d’édition que Bertil Galland fonde en 1971, Écriture devient une rampe de lancement. Les auteurs en attente de volume lui offrent des textes importants ; romanciers, poètes et critiques reconnus ainsi que représentants de la jeune génération reviennent fidèlement aux sommaires : Alice Rivaz, Jean Vuilleumier, Nicolas Bouvier, Lorenzo Pestelli, Pierre-Alain Tâche, Marcel Raymond, pour ne citer qu’eux. L’apparition de voix nouvelles affirme la vocation de découvreur de la revue, qui doit être un lieu de la première chance.

121981-82 marque un tournant : Bertil Galland cesse son activité d’éditeur, Roland de Muralt prend la direction d’Écriture. La revue devient autonome, l’aventure est hasardeuse, mais l’enthousiasme du nouveau comité de rédaction, le passé de la publication, sont un gage de crédibilité : les lecteurs restent fidèles et les mécènes, publics ou privés, maintiennent leur soutien. Écriture paraît désormais deux fois par an, s’étoffe de rubriques nouvelles : le « Pont des Arts » s’ouvre sur d’autres domaines artistiques que la littérature, les illustrations se diversifient, une « Chronique des livres » rend compte des parutions récentes de Suisse française. Les dossiers consacrés aux écrivains se développent, combinant inédits, approches critiques et documents iconographiques. L’anthologie des premières années est devenue une véritable revue.

13Le souci d’ouverture de Roland de Muralt vers la jeune génération se manifeste par une enquête-concours auprès des moins de vingt-cinq ans, sous le titre « Qui je lis » (Écriture 19) ; le lauréat en est un jeune fils d’immigré italien, Adrien Pasquali, dont le texte marque le début d’une trajectoire d’écrivain originale. Deux numéros thématiques, « Écrits intimes » (Écriture 20, printemps 1983) et « Du côté de la critique » (Écriture 24, été 1985), présentent une coupe horizontale intéressante dans les préoccupations des écrivains romands et un bilan révélateur des tendances de la critique du début des années quatre-vingt. Trop accaparé par sa propre œuvre et par sa profession, Roland de Muralt passe la main en 1986, non sans avoir inclus, dans son dernier numéro, un index des 25 premières livraisons (dû à Bernard Campiche), instrument de travail précieux pour les chercheurs en même temps que bilan de vingt-deux ans d’existence. Pendant les quatre années où il a dirigé la revue, celle-ci s’est ouverte vers les écrivains français et vers d’autres littératures : quelques écrivains libanais présentés dans le n° 19 et des poètes algériens dans le n° 22.

14Cette double tendance à l’ouverture et à l’enracinement qui s’est développée depuis les débuts d’Écriture se confirme avec la nouvelle équipe de rédaction (formée de Françoise Fornerod, Daniel Maggetti et Sylviane Roche), qui mise sur les avantages d’un travail entièrement partagé et de la complémentarité : origine vaudoise, tessinoise et fran­çaise des trois responsables, intérêt pour la critique, la prose et la poésie, même refus de tout bavardage, semblable exigence de qualité, souci identique d’aller vers de nouveaux publics tout en élargissant l’horizon des lecteurs. En un quart de siècle, les conditions de l’édition en Suisse romande ont changé ; pour être représentative d’un panorama, une revue doit être un carrefour de rencontres pour des auteurs publiés chez tous les éditeurs du pays. Représentative de la Suisse française, Écriture est attentive également aux œuvres publiées en Suisse alémanique, italienne ou romanche, qu’elle présente soit par des traductions ou par des comptes rendus. Prise dans le courant de la francophonie, elle peut être le lieu d’échanges avec les littératures hors de France : au numéro 31 partiellement consacré aux écrivains du Québec répond une livraison de la revue québécoise XYZ présentant des auteurs de nouvelles romands. L’ouverture doit aller encore à des œuvres non francophones : ainsi le dossier du n° 26 consacré à des écrivains latino-américains, et le cahier évoquant le séjour de Borgès en Suisse (Écriture 28). Ces excursions à l’étranger alternent avec l’hommage rendu à de grands créateurs romands : Monique Saint-Hélier dans le n° 26, Denis de Rougemont dans le n° 28, le numéro spécial entièrement consacré à Maurice Chappaz pour son soixante-dixième anniversaire (n° 27), groupant des textes de critique et de création, véritable outil de travail et document littéraire important, tout comme l’avait été le n° 10, entièrement consacré à Claude Aubert en 1974. Le n° 30, réservé à la « Poésie aujourd’hui » (printemps 1988), a révélé que les lecteurs de poésie sont plus nombreux qu’on pouvait l’imaginer puisque le numéro s’est trouvé quasiment épuisé six mois après sa parution.

15Vingt-cinq ans, c’est un âge respectable pour une revue, âge qui se marque chez Écriture par une tendance à l’embonpoint : dans ses deux livraisons annuelles, il lui est difficile, avec l’abondance des textes qui lui sont adressés, de ne plus dépasser les 300 pages. Avec un tirage de 1200 à 1500 exemplaires, la revue s’appuie sur environ 600 souscrip­teurs réguliers en Suisse et quelques dizaines à l’étranger. C’est dans le sens d’un élargissement du public que travaille l’actuelle équipe de rédaction : les littératures – et les revues – ne peuvent plus être uni­quement régionales ; si elles le sont par des caractéristiques liées au lieu de leur parution, elles doivent entrer dans un mouvement d’échanges et de confrontations, condition de leur enrichissement et de leur rayonnement.

Pour citer ce document

Par Sylviane Roche et Françoise Fornerod, «Écriture, un quart de siècle d’aventure», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1989, La Suisse romande et sa littérature, Ecrire et publier en Suisse romande aujourd'hui., mis à jour le : 22/04/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6407.