La constitution du document en histoire des sciences du langage.

Les études que nous présentons ont pour ambition de refléter les interrogations contemporaines concernant la définition, l’histoire et l'évolution des concepts que l'on applique à l'ensemble hétérogène du langage. Préjudiciellement à toute étude des faits, se pose la question de la constitution du document, comme l'objet légitime d'analyse : de l'angle par lequel il convient de l'aborder pour l'observer et en tirer des conclusions; de la nature des faits à alléguer ; des procédures de transmission de la matérialité même de ces faits; des acteurs historiques de la recherche et de leur insertion dans le réseau tramé des influences, des soumissions, des occultations, des résurgences, des interdits institutionnels. Etudiée par Guy Serbat et Sylvie Mellet, elle fournit la matière de nouvelles observations sur les faits linguistiques modernes, perçus dans un vaste mouvement de translation, qui impose de remettre en cause la validité de descriptions fondées sur les modèles de langues arbitrairement constituées en origine absolue. Leurs études spécifient en outre les processus de définition d'un objet métalinguistique : cas et catégorie grammaticale, dont la validité ne peut être que relative à la théorie tout entière qui les intègre. Bemard Colombat et Claire Lecointre envisagent le statut de l'ellipse comme figure de rhétorique et principe d'analyse de la construction dans des textes de la Renaissance et de l'âge classique. L'un et l'autre insistent sur l’ambiguïté fondamentale d'une telle conception, qui, selon les cas, permet de justifier l'abstraction de mécanismes de pensée, d'expliquer les raccourcis d'expression, et qui légitime — apparemment — la justification de faits mal expliqués à partir de considérations d'ezempla peu représentatives. Wendy Ayres-Bennett, à partir de Vaugelas, retrace l'évolution du genre des Observations et Remarques jusqu'à l’époque contemporaine, scrute ses transformations, en définit une typologie, et précise les limites et les portées d'une activité métalinguistique typique du français. Jan de Clercq attire l'attention sur l'importance des publications périodiques du XVe siècle en matière de langue ; en insistant sur le travail de diffusion du savoir des Jésuites de Trévoux, il réhabilite l'entreprise de Buffier et détecte, à cette époque, l'importance de son attitude immanentiste. Daniel Baggioni a exploré le « cas » symptomatique de Gustave Fallot et de son influence dans la constitution d'une philologie et d'une linguistique françaises, en raison de la culture technique et des intérêts spéculatifs du jeune érudit. Sa réflexion pose la question du sens à donner aux oubliés de l'historiographie d'une discipline. Jacques-Philippe Saint-Gérand et Gérard Dessons s'attachant aux modifications conceptuelles de la notion de poétique — qui pour l'ensemble des règles extérieures conditionnant l'écriture littéraire à l'« innere dichterische Form » de Dilthey — ont abordé le problème d'une transformation des contenus sous une apparente fixité de l’expression. Brigitte Nerlich a reconstitué l'histoire interne des transformations ayant conduit de la phonétique historique et descriptive à une conception structuraliste et phonologique de cet univers sonore. Des réflexions, enfin transcendent la particularisation des découpages séculaires achèvent de conférer à cet ensemble une portée programmatique. Pierre Swiggers, interrogeant les fondements de l'entreprise historiographique, met en évidence les différences successives de modélisation de l'objet, puis les conséquences de la métaphorisation comme forme de représentation des mécanismes explicatifs, avant de proposer un modèle interprétatif tri-dimentionnel restituant à l'objet par l'intermédiaire des documents, toutes les complexités des faits immergés dans la pratique quotidienne de la langue. Jean-Claude Müller, pour sa part, attire justement l'attention sur la nature et l'intérêt des correspondances entre linguistes comme mode d'approche des influences réciproques et des transformations de la pensée scientifique en prenant comme exemple Grassmann, Kleinhans, Grimm et Verner. Il propose ainsi de compléter l'étude des opera magna de la linguistique par l'observation des laboratoires du savoir, dans lesquels toutes les opérations et manipulations de censure, de mutation, de pulvérisation, de sublimation ou simplement de déformation sont visibles et attestées.