Cervantès

Cervantès impose des relectures constantes. On croit avoir tout lu ou tout savoir du débat qu'il lança sur le rapport qu'entretiennent « folie » et « raison », « réel » et « fiction », « sérieux » et « ironie », « vérité » et « mensonge », « personnage » et « auteur », « auteur » et « narrateur », mais l'on découvre vite que nos certitudes achoppent ici sur des situations complexes que la simplicité trompeuse de l'intrigue occultait, là sur d'étonnantes réflexions sur l'imagination qui brouillent les frontières établies entre rêve et réalité ; en un mot on rencontre l'ambiguïté fondamentale de l'écriture de Cervantès. Ambigu, Cervantès le fut viscéralement, avec une détermination qui en fait l'axe de sa poétique. Grande est la tentation de lui attribuer le point de vue de tel ou tel personnage de ses oeuvres et non moins grand le péril (intellectuel) encouru lorsqu'on y succombe. A peine l'a-t-on pris au sérieux sur telle ou telle question (l'expulsion des morisques, l'exigence esthétique de la vraisemblance, la nécessité de la morale, etc.) que le texte cervantin propose une thèse opposée, voire contradictoire. A la critique apparemment raisonnable et en tout cas raisonnée des romans de chevalerie qu'offre le Quichotte répond l'extravagance sérieuse du Persilès, au rejet de la rhétorique convenue appuyée sur la mythologie répond le Voyage du Parnasse ; bien qu'il dise condamner, pour cause de travestissement de la réalité, le roman pastoral, Cervantès écrit La Galatée, ce « conte amoureux ». Chez Cervantès, l'essence même de la critique, et son sens, semble consister à remodeler en des contours parfaits et syncrétiques des genres (chevaleresque, pastoral, bucolique, picaresque, exemplaire) peut-être jugés par lui affadis et trop monologiques, et alors il les revitalise dans l'acte même d'écriture qui les censure. L'œuvre de Cervantès se dérobe à qui prétend la jauger et la juger à l'aide des canons stricts de la rationalité (les nôtres et ceux de son époque) ; elle est, en revanche, un espace de liberté infini à qui prétend seulement jouer, s'égarer parfois, apprendre toujours dans ses labyrinthes savamment construits. Les travaux ici réunis empruntent de nouveaux chemins : narratologie, psychanalyse, onomastique, traductologie, analyse de la poétique de la prose, linguistique, informatique, histoire, analyse textuelle. Six articles sont consacrés aux Nouvelles exemplaires, trois au Quichotte, un à ces œuvres si peu connues et cependant tant aimées par Cervantès, La Galatée et le Persilès, un enfin au Voyage du Parnasse.