Formes policières du roman contemporain

Avec ses détectives et ses coupables, ses énigmes et ses solutions, ses déductions spectaculaires ou la brutalité de son univers moral, ses certitudes logiques et ses errances urbaines, le roman policier figure pour le roman du XXe siècle un espace imaginaire disponible, une forme narrative possible, que la fiction contemporaine n'a de cesse de reparcourir.La réécriture de la matière policière se constate dans le roman contemporain ; mais ce réemploi semble être plus particulièrement le fait d'auteurs qui se distinguent par l'exigence et la complexité de leur conception de l'écriture. La forme policière se retrouve au cœur d'esthétiques romanesques qui se caractérisent par la mise en jeu des codes du récit et des formes communes du roman, par une propension aux vertiges spéculaires et aux miroirs de l'auto-référence, par un goût pour la contrainte formelle et surtout, par une conscience aiguë de l'instabilité des signes et un total manque d'innocence quant aux transparences mimétiques de la représentation.Ces fictions privilégient l'indétermination du sens, le glissement des points de vue, la pluralité des lectures ou la suspension des solutions. Autant de traits dont le roman policier semble constituer l'envers. D'où vient alors que ce soit cette forme souvent décrite comme déterminée par ses codes et ses clichés, crispée sur ses structures et ses stéréotypes, qui ait servi à des œuvres parmi les plus novatrices du roman contemporain ? Ce volume montre la nature multiple de ces réemplois, comment ils réalisent autrement la forme qu'ils convoquent, comment ils la subvertissent pour marquer la vacuité d'un projet policier obsédé par l'ordre et le sens retrouvés. Pour certains auteurs, l'instant policier peut ouvrir leur œuvre, servir à poser certaines questions sur le sens, le signe, l'écriture, l'absence ou l'errance qui sont au cœur des univers du policier et des préoccupations de la littérature contemporaine.L'enquête se mènera donc aussi sur certaines formes contemporaines du roman policier (Ellroy, Dantec, Perez-Reverte, Crumley), et même classiques (Poe, Simenon, le hard-boiled) dans la mesure où la revendication du genre —, ainsi que le fait James Ellroy dans l'entretien publié ici —, le jeu de renvois sur lequel ces formes s'élaborent (Charyn, Perez-Reverte, Palliser), la liquidation qu'elles opèrent (Nisbet) font apparaître nettement la communauté de visée, entre littérature et policier.La distinction du littéraire et du policier ne peut se ramener à la fausse question qualitative. Elle est cette ligne nécessaire et mouvante à partir de laquelle s'interrogent mutuellement, et sur eux-mêmes, écriture contemporaine et roman policier. Y a-t-il un devenir policier de la littérature dès lors qu'elle thématise en son sein le questionnement et le jeu de son inaboutissement ? Un devenir littéraire du policier est visé à partir d'une mémoire des formes à laquelle il reste attaché et de la permanence des obsessions ou des figures qui circulent de part et d'autre de la frontière : un univers moral désabusé, une textualité piégée, la persistance du mal, la manière de dire et de retrouver autrui, mort ou coupable, victime et innocent, la perte de l'action morale dans une réalité désespérante. Autant de fictions infiniment possibles pour des écritures qui conjuguent l'évidence du soupçon et le besoin du jeu, le goût de l'intrigue et le sentiment toujours plus fort que persistent, au-delà de la résolution, les énigmes.