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L'illustration du livre utopique au XVIIe siècle
Par Patricia Gauthier
Publication en ligne le 12 juillet 2005
Texte intégral
1Le XVIIe siècle, et notamment le règne de Louis XIV – auquel nous limiterons notre étude –, connaît une floraison d'œuvres utopiques. Ces œuvres décrivent des cités idéales dont certains aspects sont parfois inat-tendus : ici – chez G. de Foigny – c'est la communauté des biens et l'anarchie au sens étymologique du terme ; là – chez D. Vairasse d'Alais – c'est le service militaire obligatoire pour les femmes ; ailleurs – comme dans La République des Philosophes de Fontenelle – la polygamie est considérée comme l'un des meilleurs garants de l'ordre civil et le moyen le plus efficace pour assurer sa pérennité. Aussi les utopies de cette période sont-elles généralement considérées comme des textes subversifs, porteurs de ferments « révolutionnaires » avant l'heure ou, selon une analyse plus pondérée, comme des textes témoignant d'un regard critique sur le règne. Ils sont le signe même de la crise de la conscience européenne mise en lumière par Paul Hazard1.
2Mais cette analyse est rendue problématique par la composition même de ces œuvres. Elles sont en effet toutes construites selon un schéma identique : l'épisode utopique où est décrite la forme d'un gouvernement idéal – la façon dont il a pu se mettre en place et la manière dont il fonc-tionne – prend corps au sein d'un récit de voyage rapporté à la première personne, lui-même soumis à une trame qui présente toujours les mêmes passages obligés : le narrateur rappelle son éducation, évoque les circonstances de son départ (simple curiosité ou fuite de l'intolérance politique ou religieuse qui règne dans son pays d'origine). Puis c'est l'embarquement, le voyage, le naufrage et la découverte providentielle de la contrée utopique. La description de celle-ci est accompagnée de nombreuses digressions où sont relatées des anecdotes à caractère roma-nesque : intrigues amoureuses, aventures délictueuses de voleurs de poules2 ou tentative de corruption de juges3… Le tout s'achève par le retour du narrateur dans son pays d'origine. L'éditeur-auteur peut alors justifier la possession des manuscrits décrivant la contrée utopique.
3Cette forme de récit pose problème à cause des écarts qu'elle présente par rapport au texte fondateur de Thomas More. Celui-ci offre deux volets distincts. Le premier accrédite la vraisemblance du second en supposant que l'auteur en personne rencontre Raphaël Hythloday dans les Flandres, au moment où celui-ci revient d'une contrée merveilleuse qu'il va donc décrire dans le second volet. Se trouvent ainsi confrontées la situation historique de l'état politique et économique de l'Angleterre en 1516 rapportée par Th. More dans le premier volet et, dans le second, la peinture d'un monde idéal dont le fonctionnement découle d'une remise en cause radicale de cette organisation politico-économique qui passe par l'abolition de la propriété privée. Cette suppression de la propriété constitue le noyau autour duquel vont graviter toutes les carac-téristiques du monde utopique : quadrillage de la cité en îlots égaux, voies de circulation dessinées en fonction des nécessités de l'approvi-sionnement dans les magasins publics, etc. Cette deuxième partie est fondamenta-lement descriptive et déroule tous les aspects de sa descrip-tion sous des dehors normatifs garants de la perfection du système, ce qui exclut tout récit d'aventures, tout mouvement d'utopien en dehors du cadre défini par la description du fonctionnement de l'utopie. Ainsi on trouve dans le chapitre intitulé « Des rapports mutuels entre les citoyens » ce passage très représentatif de ce type d'écriture :
La cité entière se partage en quatre quartiers égaux. Au centre de chaque quartier, se trouve le marché des choses nécessaires à la vie. L'on y apporte les différents produits du travail de toutes les familles. Ces produits, déposés d'abord dans des entrepôts, sont ensuite classés dans des magasins suivant leur espèce. Chaque père de famille va chercher au marché ce dont il a besoin pour lui et les siens. Il emporte ce qu'il demande sans qu'on exige de lui ni argent ni échange4.
4Cette absence de romanesque est confirmée par le retrait constant du narrateur : les occurrences du pronom de la première personne sont rarissimes et ne désignent jamais un engagement du narrateur dans une action ou une aventure.
5Cette différence de traitement littéraire entre l'œuvre de Th. More et les utopies du XVIIe siècle trouve un écho dans les illustrations qui accompagnent ces œuvres.
6On peut tout d'abord remarquer que l'édition originale de L'Utopie de Th. More5 comporte une gravure (fig. 3) dont la valeur emblématique appa-raît assez clairement. Si l'on veut bien admettre que le choix de l'illustra-teur révèle d'une part un des aspects principaux de l'œuvre et que, d'autre part, il produit sur le lecteur un effet d'appel, d'éveil qui oriente le sens général de la lecture, cette gravure reverse l'œuvre du chancelier anglais du côté de sa valeur symbolique : ce qui compte, c'est la configu-ration spécifique de l'Utopie –son caractère insulaire, sa forme circu-laire, l'emplacement de sa capitale, de son port ; autant d'éléments sur lesquels repose, au sens fort du terme, le fonctionnement de cette société6.
7Or on constate que face à cette gravure « modèle » de l'œuvre fonda-trice, les utopies du XVIIe siècle ont fait d'autres choix en matière d'illustration. D'abord, très peu contiennent des planches gravées lors de leur parution. C'est par exemple le cas de La Terre australe connue de G. de Foigny, de La République des philosophes de Fontenelle, des Voyages et Aventures de Jacques Massé de Tyssot de Patot ou de l'Histoire de Caléjava de Claude Gilbert. On peut s'étonner de cette absence quand on sait que la fréquence des planches était suffisamment importante pour être fustigée par Furetière comme un recours facile du libraire qui l'autorisait à augmenter ses prix. Il regrette ainsi au début de son Roman bourgeois qu'on rencontre « tant de figures, tant de combats, de temples et de navires, qui ne servent de rien qu'à faire acheter plus cher les livres ». Il ajoute :
Ce n'est pas que je veuille blâmer les images, car on dirait que je voudrais reprendre les plus beaux endroits de nos ouvrages modernes7.
8Il n'y a apparemment pas de raison qui explique la rareté des illustrations des textes utopiques qui, de fait, se présentent explicitement sous la forme de roman. Et si l'on s'en tient à l'énumération de Furetière, les utopies offrent elles aussi la matière suffisante, voire privilégiée si l'on en juge par les épisodes inévitables cités plus haut, à la figuration de combats et de navires, ou bien de temples et d'édifices remarquables par leur fonction ou leur architecture – dont le temple n'est ici que la mention particulière.
9En fait, lorsque les utopies comportent des illustrations, on s'aperçoit que la configuration même du territoire utopique n'est jamais reprise alors que ce territoire est, il faut le souligner, toujours décrit dans les textes afin d'en déterminer la particularité. On pourrait donc s'attendre à ce que les illustrations s'alignent sur celle qui orne le texte de Th. More ou proposent des variantes comme la figuration d'une partie de la cité idéale, dont les constructions symétriques et répétitives sont toujours mentionnées. On obtiendrait ainsi des représentations proches de celles auxquelles des peintres d'une autre génération – et en dehors de toute référence à des textes utopiques – s'étaient déjà intéressés, comme Francesco di Giorgio Martini. De même il faut souligner l'étroite parenté qui existe entre la description de certaines utopies du XVIIe siècle et les recherches de quelques architectes du siècle suivant tels que Aubry, Boullée ou Ledoux. Si les travaux de Boullée sont la plupart du temps imaginés sans prétendre à la réalisation, ceux de Ledoux révèlent une ambition de l'architecte qui voit dans son art le moyen de changer l'homme, conception caractéristique des utopies littéraires. Chez lui, chaque fonction de la vie se concrétise par un édifice aux formes et aux caractères appropriés. C'est ainsi qu'il élabore un « pacifère » pour régler les conflits, un « panaréthéon » pour enseigner la morale, etc. Le plus frappant concernant ces inventions réside dans un perpétuel recours aux formes géométriques simples : carré, triangle, cercle. Le même souci d'instaurer l'égalité par la géométrie apparaît dans les projets de Vairasse, Tyssot de Patot ou Foigny. Le marché de Chaux, ville que Ledoux se proposait d'édifier autour des salines qu'il avait construites en 1774, offre des similitudes sensibles avec le Hab et les Hebs de Foigny8. On peut donc légitimement s'étonner que la description de ceux-ci n'ait sollicité l'imagination d'aucun graveur. Serait-ce que les détails relevant proprement de l'ornementation architecturale font défaut dans les descriptions utopiques ? Il est certain que les utopistes refusent, la plupart du temps, les ornements, à leurs yeux synonymes de luxe. Mais une condamnation semblable se retrouve chez les architectes du XVIIIe siècle, qui recherchent les masses géométriques simples, épurées de « ces emplois fragiles, ces ornements saillants que les tempêtes décomposent »9. Si l'ornement peut ainsi constituer une prise à l'inéluc-table dégradation du temps, il ne saurait être admis par eux, ce qui n'a pas empêché ces architectes de dessiner leurs projets. De même, on peut difficilement alléguer un trop grand scrupule de fidélité au texte qui confinerait ici au manque d'imagination de la part des illustrateurs du XVIIe siècle pour expliquer l'absence de planches gravées dans les œuvres utopiques de cette période. D'autant qu'un tel scrupule n'est jamais compensé par des illustrations de la contrée utopique où l'imagi-nation pourrait s'exercer avec une plus grande liberté. La description du territoire utopique ou de la cité idéale n'est en effet jamais reprise, ni sous des dehors exotiques (on pourrait imaginer la représentation des arbres de Balf chez Foigny10 ou celle du « passage de l'enfer » chez Vairasse11) ni pour leur valeur symbolique : aucune carte, aucun plan, aucune vue d'ensemble qui puisse s'apparenter à l'illustration de L'Utopie de Th. More. En revanche, on trouve des planches qui représentent des épisodes romanesques et qui s'apparentent alors au contenu des digressions. C'est le cas chez Lesconvel où l'on trouve l'illustration d'une anecdote mettant aux prises un homme adultère avec un chien qui le dévore, ou encore celle d'un incendie auquel la popula-tion inutile n'a pas le droit d'assister12. De même chez Vairasse où l'épi-sode pathétique de l'histoire de Calénis, sur le point d'être épousée par le vice-roi, voit surgir son fiancé légitime qui menace de se tuer13 (fig. 4).
10A ces épisodes romanesques s'ajoutent, chez Cyrano, des illustra-tions qui négligent elles aussi la représentation pure et simple des terri-toires visités pour se consacrer à la féerie des machines. Ce type d'illus-tration apparaît en marge des précédentes. Il ne se rattache à aucune digression ni à aucune description de la contrée utopique, mais privilégie la représentation d'un univers qui offre en lui-même un intérêt poétique. Les planches gravées de l'édition d'Amsterdam14 suivent d'ailleurs scrupuleusement les indications du texte de Cyrano. Par exemple, le célèbre icosaëdre qui permet au narrateur de s'enfuir de sa prison de Toulouse est décrit de la façon suivante :
Ce fut une grande boîte fort légère, et qui fermait fort juste. Elle était haute de six pieds ou environ, et large de trois en carré. Cette boîte était trouée par en bas ; et par-dessus la voûte qui l'était aussi, je posai un vaisseau de cristal troué de même, fait en globe, mais fort ample […]. Le vase était construit exprès à plusieurs angles, et en forme icosaëdre, afin que chaque facette étant convexe et concave, ma boule produisît l'effet d'un miroir ardent15.
11La gravure respecte ces données, révélant à la fois la fantaisie créatrice de l'auteur et son souci de décrire une machine qui fonctionne, qu'on puisse fabriquer et qui ne soit pas qu'une simple pirouette verbale pour atteindre l'Autre Monde. C'est à ce prix qu'il crée une poésie de la technique que la science-fiction ne manquera pas d'exploiter par la suite16.
12Seule une exception semble pouvoir se rattacher à l'illustration présente dans l'œuvre de Th. More. Il s'agit du frontispice de l'Histoire des Sévarambes de Denis Vairasse17 (fig. 5). Cette gravure montre quatre personnages au premier plan, à l'ombre d'un grand arbre planté près de la mer, qu'on découvre au second plan en même temps qu'une île dont on peut distinguer une ville et, parmi ses bâtiments, le plus gros, de forme carrée. Deux des personnages, assis symétriquement de chaque côté de l'arbre, scrutent l'horizon tandis qu'un troisième regarde dans le ciel à l'aide d'un télescope et que le quatrième est plongé dans un livre. La planche est accompagnée d'une légende : « Tout connaître est bien difficile, ce n'est pas l'ouvrage d'un seul ». Il s'agit donc clairement d'une allégorie de la connaissance qui, par la place qu'elle occupe en tête de l'ouvrage, se détache de toute illustration servile du texte et indique que l'œuvre utopique entend passer au crible de l'observation les décou-vertes lointaines qu'elle met en scène pour mieux les soumettre au juge-ment critique. La gravure induit sans ambiguïté le triomphe de la relati-vité des valeurs, la découverte d'une altérité possible. Elle rejoint donc l'illustration du texte de Th. More par sa valeur symbolique mais déplace la portée de cette valeur : alors que chez le chancelier l'image désignait la représentation spécifique de l'île d'Utopie comme la clé même de la signification de l'œuvre (à savoir un système idéal dont le fonctionne-ment tient à la particularité de ce lieu et n'est pour ainsi dire pas expor-table), l'allégorie de la connaissance telle qu'elle apparaît chez Vairasse désigne tout autant le projet de l'auteur que l'attitude requise chez le lecteur. L'on est ici moins sensible au système de l'utopie qu'à l'ensei-gnement éventuellement tiré d'un voyage quel qu'il soit.
13Encore convient-il de souligner le cas exceptionnel que représente cette illustration dans les textes utopiques du XVIIe siècle. C'est pourquoi il semble qu'on soit autorisé à interpréter les illustrations de ces œuvres au XVIIe siècle comme le signe d'un « glissement » du genre vers la sphère du romanesque au détriment de celle de la philosophie, même si la dernière illustration évoquée prouve que les préoccupations philoso-phiques des auteurs persistent. Ce glissement, qui ressemble à ce qu'on pourrait appeler une trahison du genre fondé par Th. More, témoigne en fait de la difficulté éprouvée par les auteurs du XVIIe siècle à s'en tenir à un modèle somme toute très rigide et dont la rigidité les pousse à se retourner vers la tradition du récit de voyage, réel ou imagi-naire.
14Les illustrations, par ce qu'elles représentent d'anecdotes, cristallisent cette tendance et constituent un symptôme des tensions opposées – est-ce à dire contradictoires ? – qui forment l'utopie, mais qui, par la distance prise vis-à-vis du modèle fondateur de More, lui dénient la possibilité de se constituer en un genre à part entière.
15Par ailleurs, si ces illustrations s'approprient d'abord le romanesque, cette tendance ne met-elle pas à mal la portée prétendument « révolution-naire » de ces textes ? On lisait sans doute les utopies pour connaître la forme du gouvernement idéal et, par contre-coup, dans une perspective critique à l'égard du régime louis-quatorzien. Mais peut-on exclure qu'on les ait lues tout autant pour le plaisir de ces intrigues qui nourris-sent des digressions interminables, souvent plus longues que la descrip-tion du fonctionnement utopique proprement dite ?18
16Une telle interprétation peut être confirmée par la différence de choix dans les illustrations qui se fait jour au XVIIIe siècle, lors de la réédition d'un grand nombre d'utopies dans la vaste collection des Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques. Cette collection présente au moins une, parfois plusieurs illustrations de chacune des œuvres qu'elle contient. On s'aperçoit qu'à un goût de l'exotisme souvent marqué (qui se traduit par la représentation d'animaux inconnus sous nos latitudes comme le crocodile19) s'ajoute la volonté d'exprimer ce qui est censé correspondre à la particularité propre de chaque texte, abstraction faite de toute représentation cartographique ou de vue d'ensemble à valeur symbolique du territoire utopique. On ne choisit pas de banales intrigues amoureuses, interchangeables d'un texte à l'autre, mais au contraire l'élément identifiable : les Urgs – oiseaux monstrueux qui attaquent les hommes chez Foigny (fig. 6) –, l'autruche que Dyrcona chevauche au Royaume des Oiseaux, etc. L'attention se concentre désormais sur un épisode extrait des aventures vécues directement par le narrateur. Mais, tout en satisfaisant la curiosité du lecteur pour des êtres inconnus ou des situations inattendues, ces illustrations s'appliquent à montrer l'altérité de l'utopie. En d'autres termes, elles soulignent à nouveau la valeur symbolique de l'œuvre dans un mouvement qui va au-delà du simple sacrifice fait à l'exotisme et d'une simple mise en image du romanesque (dont ces planches ne se débarrassent pas entièrement pour autant).
17Mais là encore, les différences mises en valeur entre la tendance dominante des illustrations au XVIIe siècle et celle qui caractérise le XVIIIe permettent de souligner la particularité propre à l'époque louisquatorzienne : les utopistes du règne de Louis le Grand se sont libérés de leur prédécesseur anglais, et quitte à perdre de leur force critique – décidément dite « révolutionnaire » par abus – se sont délectés de digressions dans lesquelles on peut voir la persistance d'un goût si carac-téristique de la première moitié du siècle. Enfin, si ces digressions fourmillent d'animaux étranges, de contrées luxuriantes et de coutumes étonnantes, les illustrations indiquent qu'il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que l'exotisme de ces textes puisse apparaître comme l'une des expressions privilégiées de l'altérité.
18Ainsi, en se donnant à voir dans les limites d'un cadre, l'utopie du XVIIe siècle trouve dans son illustration les marques de son enracinement dans un temps historiquement déterminé, qui souligne l'originalité de cette période aussi bien en regard de ce qui l'a précédé que de ce qui la suivra20.