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PRESENTATION
Par Gérard Dessons
Publication en ligne le 08 septembre 2010
Texte intégral
Rendre compte des conditions de l'originalité de l'homme, c'est passer de la problématique de la reproduction vitale à celle de la production du sens c'est mettre en place des structures qui autorisent la créativité indéfinie des discours
A. JACOB1
1Poser la question du biographique revient à souligner la nature historique de la notion, et désigner en retour comme idéologie la naturalisation des savoirs implicites qui fondent les relations entre l'écriture et la vie, telles qu'elles sont posées par le discours de la biographie.
2La vie y est pensée comme une entité antérieure au récit qui en rend compte. La perspective est celle d'une transcription, impliquant la conception d'un langage véhiculaire, signifiant d'une vie signifiée.
3À cette théorie du biographique se trouve liée une théorie de l'histoire qui fonde en nature de l'histoire l'historicisme ; et son « sens » : la succession chronologique des événements millésimés, un sens dissocié des sujets humains, dont l'apparition sur la scène de leur vie se trouve comme réglée par la cadence événementielle. L'historicisme, proposant une sémantique de l'histoire transcendante aux sujets historiques, est le lieu de toutes les autorités discursives, pour une histoire qui est le grand Discours d'un Énonciateur transcendantal : il y a toujours dans l'historicisme du « c'était écrit ».
4Ce modèle de l'histoire, qui fonde le discours de la biographie – quelle que soit la complexité du travail de composition propre à tel texte particulier –, opère une double exclusion du sujet : au titre de l'histoire, au titre de la vie.
5La biographie pense le biographique en dehors du rapport entre histoire et signification, qui rend la pensée de la vie indissociable de la pensée du langage. Elle propose de rendre compte du sens d'une vie en partant de l'idée que la vie a un sens ; elle ne pose pas que la vie est du sens.
6La critique de la biographie, par et pour le biographique, réunit dans le présent numéro des chercheurs issus de différents secteurs des sciences humaines, qui ont chacun accepté de poser pour leur propre discipline la question du rapport entre la vie et l'écriture (de la vie).
7Afin que le discours de la théorie ne soit pas dissocié du discours de la pratique, l'écrivain J. Borel et le poète touareg Hawad se sont joints ici aux spécialistes de philosophie, d'histoire littéraire, de psychanalyse, de poétique, d'ethnologie.
8La présentation qu'on va lire ne prétend pas – le pourrait-elle dans un espace aussi restreint ? – rendre compte de chacune des contributions dans la singularité de son économie ; elle est une simple lecture, et donc « intéressée », des points de croisement qui se sont manifestés à l'occasion de cette réflexion commune.
9D. Madelénat montre comment le livre de W. Golding, Les Hommes de papier, se constitue en forme dramatisée d'une critique de l'attitude biographique, critique qui passe par la relation du sujet à l'écriture posée par l'autobiographie: « l'autobiographie tue la biographie ».
10Encore faut-il que soit dénoncé le contrat de lecture fondant la logique autobiographique sur l'instauration d'une identité entre le je de l'énoncé et le je de l'énonciation, de la même façon que l'illusion réaliste de la biographie repose sur l'identification du il de l'énoncé et de son référent individuel.
11À travers l'étude que mène D.-R. Dufour sur les textes de L.-R. des Forêts, il apparaît que s'y inverse en quelque sorte le rapport de l'écriture à la réalité, libre alors de toute finalité d'enregistrement : « nous croyons qu'une (auto) biographie part du réel; en fait, son objet est plutôt d'y arriver ».
12D'autres relations sont à penser entre l'idée de vie et celle d'écriture ; C. Morali souligne qu'il n'y a en fait de vie qu'écrite, et que seule l'écriture peut rendre compte de cette « très peu claire métamorphose de la vie en une vie et d'une vie en ma vie ».
13Le passage s'avère nécessaire du concept de vie, non questionné par la biographie, à celui de vivre, théorisé par la pensée du biographique. Le vivre, c'est alors le devenir-sens de « la vie », son accession au signifier et à l'histoire en quoi il est indissociable du langage, qui le lie «consubstantiellement» à la discursivité. Ce qui était la leçon même de Benveniste : «bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre. Si nous posons qu'à défaut du langage, il n'y aurait ni possibilité de société, ni possibilité d'humanité, c'est bien parce que le propre du langage est d'abord de signifier »2.
14Contrairement à la biographie, qui met la vie dans la remémoration de la vie et considère le souvenir comme un objet de la mémoire, l'écriture de la vie serait ce « rêve de l'écriture authentique », selon l'expression de B. Jewsievicki, où se réaliserait, par le travail de la remémorisation, l'immédiateté de l'écriture et du vivre.
15C'est aussi sur la notion de travail qu'insiste B. Muldworf dans l'approche psychanalytique du biographique, au sens ou « ce n'est pas tant l'énoncé factuel des événements d'une vie que le moment de leur apparition à telle ou telle étape de la cure » qui signifie ; pour une vie non recomposée, mais s'énonçant comme signification de je.
16La difficulté d'adapter le travail de l'inconscient au modèle narratif dominant dans les récits de vie explique peut-être l'occultation des récits de rêve dans le discours autobiographique, que signale J. Bord. Parce que « tout homme est aussi un homme qui rêve », l'éviction de la vie onirique rend manifeste l'extériorité du sujet biographique traditionnel.
17Distinct de l'individu écrivant, le sujet qui s'écrit n'a pas la stabilité de l'objet décrit. Sa « permanence » ne peut relever, comme le montre L. Marin à propos des Confessions d'Augustin, que de la prosopopée, figure « d'identification du moi », « qui occupe, dans le texte, le lieu inoccupable du sujet de l'énonciation ».
18En ce sens, le morphème je reste une figure du sujet dont la cohérence s'institue de tout le discours. Ainsi, quoique dépourvu de la marque de la première personne, le dictionnaire est aussi un discours et, comme tel, il construit un sujet. L'étude de M. Laugaa sur les dictionnaires bibliographiques de Placcius et de Quérard l'amène à considérer de cette façon l'enjeu de l'écriture bibliographique «en s'expulsant comme sujet d'une écriture [...], le bibliographe retourne en singularité et en subjectivité ce passage à l'universel». Équivalence ici de vivre et de classer.
19La vie que donne à penser le biographique n'est donc pas une vie antérieure à l'écriture de la vie, à la discursivité de la vie. Loin d'être l'objet d'un constat, d'une consignation, elle se définit comme créativité. C'est en cela que, pour reprendre le propos de G. Benrekassa, « le biographique est toujours second, partiel, gênant, en dehors des machineries idéologiques » parce qu'il est indossociable de l'activité transformante-signifiante.
20Dans le même temps qu'il participe à la mise à jour des processus de modélisation de la vie sur lesquels s'appuie la biographie et qu'en retour elle naturalise, le biographique travaille à l'élaboration d'une poétique de la vie. Et il y a davantage qu'un simple parallélisme, à faire de la vie une œuvre, et une œuvre d'art. Si, comme le propose H. Parret, « la mise en forme de la vie est esthétique », Si « la vie est un art », cela s'entend, pour le biographique, en dehors de tout esthétisme, par la mise en rapport de l'esthétique avec l'éthique.
21Il est alors possible de penser non-métaphoriquement l'adéquation entre créativité et subjectivité, au sens où, comme le dit H. Meschonnic, « il n'y a de l'art que s'il y a une forme-sujet », celle-ci ne faisant pas que devenir à elle-même, mais devenant aussi à l'autre, l'instituant ipso facto en sujet. Ce que nomme pour la modernité la notion de primitivisme, dont l' « effet d'altérité » est irréversible : sans lui, plus de modernité, « c'est-à-dire de sujet ».
22Car le sujet et sa vie ne sont pas cantonnés dans les limites d'un discours. Leur nature est d'être relationnels, se constituant dans la dialectique indéfinie de je et de tu. Travaillant sur Hommes allemands de W. Benjamin, J-P. Courtois le souligne : « le sujet n'est pas plus dans sa biographie que dans celle des autres, mais il est dans tout ce qui peut écrire sa vie. Ce peut être le rapport d'une vie à une œuvre qui n'est pas la sienne ».
23Différant de l'entité bio-psychologique individuelle qui constitue l'objet de la biographie, la catégorie éthique du sujet s'élabore en dehors des dualismes vie vs littérature, homme vs écrivain et, dans le domaine de l'écrit, oeuvre vs correspondance. Ainsi, pour G. Dessons, le sujet Saint-John Perse, fondamentalement pseudonymique, est indissociable d'une « vie-poésie » qui n'est pas une poétisation de la vie, mais l'inscription d'un vivre où « le rapport à la poésie est premier », en ce sens qu'il met « la vie dans l'écriture et l'écriture dans la vie ».
24La pensée du biographique, dans sa relation critique à la biographie, change le rapport du bios au graphein, celui-ci n'apparaissant plus comme le signifiant d'une vie signifiée. De nouvelles relations sont à élaborer entre ces deux termes, qui remettent en question la primauté et l'antériorité du bios sur l'acte qui le signifie en vivre. L'écrire (la vie) se trouve précisément à la jonction du somatique et du symbolique. À l'image de la voix, notion souvent reprise par les contributeurs, l'écriture ressortit à la fois, en tant que graphisme, au biologique et au sémantique.
25Analysant « le statut de l'écriture, en tant que tracé graphique », dans le manuscrit d'Eloa de Vigny, A. Jarry tente de saisir « la frontière entre l'auteur hors-texte et l'auteur dans le texte ». La question du « geste d'écriture », Si elle est retirée à la graphologie et à sa conception psychologique du sujet, relève sans conteste d'une poétique de la vie et participe de la constitution d'une identité bio-graphique.
26Dans la poésie de Hawad, c'est à la croisée de deux graphismes que se constitue l'identité du sujet : celui de l'alphabet tifinar', qui fixe la mémoire touarègue sur les rochers de l'Air, et celui de Sa « propre » calligraphie, qui lui permet d' « accéder à l'indéfinissable » de l'autobiographie : « C'est un autre moi qui est en train de se décrire. Comme lorsqu'on marche sur le sable au bout d'un moment, pour se reconnaître, se regarder soi-même, on regarde ses traces. Les gens se cherchent ainsi ».
27Dans le texte de H. Claudot, la trace du nomade apparaît précisément non comme l'empreinte d'une matérialité corporelle ce qu'elle est aussi –, mais comme une véritable écriture du sujet : « Le salut sur toi, étranger. Comment te portes-tu ? Quelles nouvelles amènes-tu ? À quoi tes pas sont-ils semblables ? Quel est le miroir de ton âme ? ». Pour pouvoir répondre, l'étranger doit se faire lecteur de soi-même : « harcelé par la soif de savoir, à l'écart des tentes, apaisant son émoi, il se pencha enfin sur ses traces ».
28Pour conclure la présentation de ce numéro, il reste à préciser que les auteurs n'ont pas été astreints à un nombre de pages préétabli. La juxtaposition de textes courts et d'autres sensiblement plus importants relève d'une nécessité interne aux travaux eux-mêmes, certains étant élaborés pour la circonstance, d'autres détachés d'ouvrages en cours de rédaction ou de publication. Que les auteurs des uns comme des autres, pour leur disponibilité et pour leur apport, soient ici sincèrement remerciés.