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UN GESTE AUGUSTE
Par Eric CHEVILLARD
Publication en ligne le 27 mars 2014
Texte intégral
1Quant à moi c’est très simple autant le dire d’un trait je ponctue pour autrui cet éventuel lecteur par compassion humanité pure bonté d’âme c’est un geste auguste sans la théâtrale et vaine amplitude je sème comme on saupoudre à sa seule intention dans mes textes ces petits fanions de slalom chicanes cassis ralentisseurs afin de lui éviter dérapages accrochages décrochages télescopages et autres quiproquos qui peuvent avoir de graves conséquences vous ne l’ignorez pas la folie la rage l’ennui certains même alors s’ombrent dans le désespoir comme l’écrivait une élève de ma compagne laquelle est professeur de philosophie qui ne croyait pas si bien dire c’est de la prévenance donc et de la prévention suis-je attentionné car je m’en passerais volontiers moi de la ponctuation rien que des ambages ces jambages nul besoin de ces balises pour ma gouverne je mesure ce qu’il me faut de souffle je pèse mes mots je n’avance rien au hasard tout s’enchaîne s’engrène impeccablement s’emboîte même les pires casse-têtes je sais ce que je dis ce serait plutôt une gêne pour moi dans mes textes la ponctuation voilà que je dois me faufiler entre ces gouttes entre ces ronces je pense aussi à la récurrente invasion de fourmis que ma mère combattait avec du citron des rondelles acide citrique contre acide formique c’était la guerre chimique impitoyable dans les placards et sous les plinthes bref la ponctuation m’apparaît souvent redondante si la colère ou la joie ne sont pas exprimées tout du long par la phrase vibrante à quoi bon le point d’exclamation autre exemple si la fine allusion n’est pas sous-entendue dans l’énoncé les points de suspension ne sauraient s’y substituer sont alors plutôt les empreintes de la pointe du pied de l’auteur évasif qui en effet choisit la fuite et voudrait malgré tout passer pour un malin et j’affirme encore que la pensée coulant de source n’est pas plus rythmée par la virgule que le cours du Nil par la patte de l’ibis les autres signes même chose le point-virgule il suffirait d’en mettre un sur tous les i de cette page pour juger de son faible impact les parenthèses on y glisse l’idée amusante ou la savante référence qui de toute façon feraient plus forte impression enfouies avec la tête entre deux seins moins écartés avouerais-je cependant ma faiblesse pour le double tiret de l’incise ou de l’incrustation s’ouvre là un espace nécessaire tel le nombril de l’odalisque où s’enchâsse le troisième œil — un saphir — qui scintille et dément la noirceur de ses regards quant au point final je m’y arrêterai lorsque je m’y cognerai ce ne sera pas non plus pour aujourd’hui.