E. C. FRÉRON DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE A LA CRITIQUE D'ART

Par Jacqueline Biard-Millérioux
Publication en ligne le 28 mai 2014

Texte intégral

1Attentif à rendre compte des aspects les plus variés de la vie intellectuelle de son siècle, Fréron ne pouvait négliger les Arts, dont l'importance dans la vie sociale était considérable. Ses goûts, autant que les impératifs du métier de journaliste, le portaient à partager les intérêts de ses contemporains pour la musique, l'architecture, la peinture. Vers le milieu du XVIIIe siècle, un public relativement large s'intéresse aux Salons qui deviennent réguliers. Mais, si les gazetiers sentent la nécessité de consacrer quelques pages aux comptes rendus des manifestations artistiques, ils se bornent, le plus souvent, à une simple information et ne se risquent guère à porter des jugements qui soulèveraient la colère des artistes, soucieux de préserver leur réputation et de garantir leurs intérêts. En face du Mercure, qui ouvre ses colonnes au Comte de Caylus et à Cochin, les journaux de Fréron se détachent de la masse des gazettes et des brochures polémiques en s'intéressant de bonne heure et de façon sérieuse à la critique d'art. Pendant vingt ans, de 1753 à 1773, ils assurent des comptes rendus réguliers et copieux des Expositions des peintures, sculptures et gravures1. L'ambition de Fréron ne se borne pas à décrire les tableaux, il se propose aussi de guider le jugement de ses lecteurs. Il désire suivre l'exemple de La Font de Saint-Yenne et prendre comme modèle « ce censeur exact mais équitable, sévère mais sans passion, et qui, dégagé de toute espèce de partialité, n'écrit que pour porter à une plus grande perfection les travaux de notre École Française2 ». Toutefois on ne cherchera pas dans ces articles la liberté de ton que pouvait se permettre Diderot dans une correspondance privée3. Fréron est tenu à beaucoup de prudence, il ne doit ni heurter son lecteur, ni attirer inconsidérément sur ses Feuilles les foudres de la censure sollicitée par des artistes vindicatifs4. Bien que les conditions soient dissemblables, que le journaliste et le philosophe appartiennent à des courants de pensée différents, et même à des clans opposés, leurs critiques des Salons ont plus de parenté qu'on ne le croirait. N'ont-ils pas tous les deux à créer un genre : la critique d'art ? Écrivains de formation littéraire, aventurés dans le monde de l'art, n'auront-ils pas à affronter les mêmes problèmes ?

2Fréron aborde la critique d'art avec modestie mais confiance. A priori, elle ne lui paraît pas très différente de la critique littéraire. Vers 1750, il pense, à l'exemple de Bachaumont5, que tout homme cultivé, avec un peu de réflexion et d'application, peut devenir « connaisseur », et guider le public avec une impartialité dont sont dénués les artistes, jaloux de leurs confrères. L'homme de lettres est même particulièrement apte à cette tâche. Une longue tradition n'invite-t-elle pas à confondre peinture et poésie, à leur donner les mêmes principes, fondements communs à tous les arts ? Les traités de l'abbé Dubos et de l'abbé Batteux reposent sur une telle conviction et Fréron connaissait bien les poèmes latins des abbés Dufresnoy et de Marsy qui développaient les mêmes points de vue.

3Il a l'occasion d'exposer nettement ces principes lors de la polémique qui s'instaure en 1757 autour du tableau de Carie Van Loo, Le Sacrifice d'Iphigénie6. Celui-ci était accusé d'user de « belles couleurs » sans avoir « une belle couleur », « la vraie belle couleur n'étant que la couleur vraie ». Le journaliste s'indigne qu'on reproche au peintre de « faire plus beau que nature », l'artiste n'a pas à reproduire la couleur telle qu'elle s'offre à ses yeux, car il ne copie pas la nature. Le rôle de l'art est d'interpréter celle-ci en fonction d'une idée du beau, puisée en son sein, mais qui la dépasse infiniment. « En Peinture comme en Poésie, le premier, le plus essentiel de tous les préceptes c'est d'embellir la nature en l'imitant ». Cette doctrine est très proche de l'esthétique de l'Académie au XVIIe siècle. On y enseignait « l'étude des belles antiques » et il y était recommandé de corriger la nature par l'art. Fréron semble être l'un de ces hommes de lettres qui, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, restent attachés selon A. Fontaine7 à la leçon du siècle précédent. Ils font revivre la doctrine de Le Brun en accord avec les règles de la littérature du XVIIe siècle et la poétique d'Aristote : « la copie doit surpasser le modèle ». Cette conception explique la préférence marquée du critique pour un sujet noble, volontiers allégorique, une composition claire, des attitudes calmes et dignes.

4Il était très naturel que, dans la polémique soulevée par l'intrusion des gens de lettres en art, Fréron prenne parti en faveur de ceux-ci et tente de donner une certaine légitimité à leur audace. Mais quand, abandonnant les déclarations théoriques, il en vient à analyser les œuvres, sa prudence, les orientations de sa critique révèlent la faiblesse et les dangers d'une transposition en peinture des préoccupations du littérateur. Il est alors heureux que le directeur de L'Année Littéraire s'écarte de ces positions doctrinales, sache écouter sa sensibilité et laisse s'exprimer ses impressions sans être esclave du système des valeurs établies.

5Mais ses premiers articles, extrêmement courtois, sont très respectueux de celles-ci. Après un éloge, portant sur l'ensemble du Salon, le critique passe en revue les différentes œuvres en suivant presque l'ordre du « livret » dans lequel les artistes sont classés selon leur rang à l'Académie. En général, il ne décrit pas la toile ; il se borne à faire allusion au sujet et porte un jugement modéré, souvent élogieux, en essayant d'apprécier le « faire » de l'artiste. La place d'honneur revient de droit aux tableaux d'histoire comme aux productions les plus nobles. La hiérarchie des genres, fondée sur la dignité des sujets, est l'un de ces principes valables en littérature comme dans les autres arts. Le tableau d'histoire n'est-il pas « l'Épopée et la Tragédie de la Peinture »8 ? Un critique responsable se doit d'encourager « les grands genres » sous toutes leurs formes. Comme il déplore la multiplicité des poésies fugitives et des romans, Fréron, malgré la faveur du public, condamne la « manie épidémique des por­traits ». Il n'admet que les portraits de souverains ou de grands personnages, dans lesquels la qualité du modèle sauve un genre mineur. Le premier mérite d'un peintre est donc de savoir choisir son sujet. Comme La Font de Saint-Yenne, le rédacteur de L'Année Littéraire, très sensible à l'épuisement de la Fable lui préfère les sujets tirés de l'histoire sacrée ou de l'histoire ancienne. Mais il engagerait volontiers l'art dans les voies de l'érudition quand, par souci d'instruire, il souhaite un respect strict de la vérité et exige du peintre la science de l'antiquaire pour représenter Auguste d'après une médaille ou les monuments romains d'après les croquis fidèles de leurs vestiges. Parce qu'il est parfaitement à l'aise dans ces domaines l'homme de lettres a tendance à accorder une importance démesurée au « costume » et à l'histoire. L'analyse de l'ordonnance et plus encore celle de l'expression sont aussi de ses compétences. Fréron apprécie une composition méditée où s'enchaînent les groupes, bien distribués dans l'espace. La clarté rationnelle des œuvres de Restout, Dumont le Romain, Hallé est citée en exemple9. Pour certains tableaux aux sujets religieux ou marqués par une tradition littéraire, il retrouve un langage familier : il goûte la « poésie », l'invention « d'épisodes ingénieux », juge la qualité de « l'action ». En 1757, toute une part de la controverse sur le tableau de Carie Van Loo, Le Sacrifice d'Iphigénie, roule, de façon paradoxale, sur cette question : le peintre a-t-il eu tort de ne pas suivre Racine et de ne pas s'inspirer de ce vers prononcé par Clytemnestre :

De mes bras tout sanglants il faudra l'arracher.

6Fréron justifie le choix de Van Loo, qui a représenté la reine évanouie, par des impératifs de bienséance, des raisons psychologiques, et le respect de cette grande loi, l'unité d'intérêt. Le tableau est traité comme une scène, la peinture illustre la poésie et se soumet aux mêmes règles que celle-ci. On voit combien cette critique a tendance à accorder trop de valeur à des aspects secondaires, à traiter de façon inadéquate les problèmes, à proposer des solutions inadaptées.

7Fréron était trop avisé pour ne pas se rendre compte que la sensibilité et la culture ne suffisent pas. Très vite, il comprend la nécessité de les allier à une connaissance précise des techniques de l'art. En 1758, présentant le Voyage d'Italie de Cochin, il y trouve battue en brèche l'idée qu'on puisse être un connaisseur valable sans être un artiste. L'homme de métier est seul en mesure d'apprécier le dessin, le coloris, le mérite des effets. Fréron découvre alors et reconnaît la splendide propriété des termes techniques et la finesse des jugements qu'elle autorise : « c'est un langage inventé par le besoin et dont tous les mots fixent une idée précise10 ». Dans la mesure où la critique des Salons devenait un genre reconnu, le journaliste se devait d'acquérir des compétences indispensables.

8À partir de 1763, ses articles se développent et prennent un accent tout différent11. Le journaliste se sent autorisé à parler haut : il s'est entouré de conseillers, s'est assuré le concours de « connaisseurs », voire d'artistes. En octobre 1765 après s'être excusé auprès des exposants il déclare : « J'ai consulté plusieurs Maîtres de l'Art et des Connaisseurs, et c'est d'après ce qu'ils m'ont dit et ce qu'ils m'ont écrit, que j'ai fait cet article12 ». Deux véritables dissertations techniques sur les principes de l'art et le coloris paraissent dans L'Année Littéraire en 1763 et en 1767. Dans le détail de sa critique Fréron manifeste une plus grande culture en matière d'histoire de l'art et une remarquable familiarité avec les termes de la pratique. Il décèle chez Fragonard, nouveau venu au Salon, les germes d'une « manière », déplore le « tranché » de Loutherbourg ; il explique ce qu'est « une couleur locale » et ce que signifie « emboire ». Au lieu de s'en tenir aux grandes catégories : composition, dessin, lumière, expression, il s'attache aux détails de l'organisation du tableau, s'engage dans des controverses sur le coloris13. À la très générale exigence d'harmonie dans la composition il substitue l'étude critique des proportions ; au Salon de 1773, dans la suite des tableaux sur la vie de saint Louis, il reproche aux personnages de Doyen d'être colossaux alors que ceux de Hallé, figurant dans une procession sur une ligne droite sont trop petits, et il propose un arrangement différent selon les lois de la perspective et la science des couleurs : « Mais ce que l'on pourrait désirer, c'est que le groupe de jeunes filles qui est sur le devant fût d'une proportion plus forte et qui s'accordât avec les grandes figures des autres Tableaux et que, par la vigueur de leur coloris, ou par la force de leurs ombres elles fissent paraître les autres figures éloignées, afin de justifier leur diminution et de faire sentir l'espace qui est supposé entr'elles et ce groupe14 ». Le ton modéré et respectueux du critique a fait place à une hardiesse qui permet de corriger le tableau, de conseiller tel coup de lumière, telle masse d'ombre, telle ligne de fuite. Les vastes compositions, comme les genres mineurs, sont désormais appréciées en fonction de leurs qualités picturales, Le rédacteur de L'Année Littéraire ne fait plus figure de profane et sa critique s'est affranchie des doutes et des timidités engendrées par le manque de compétence.

9Si l'on songe à l'évolution de la critique de Diderot, comment n'être pas frappé par la similitude des démarches du journaliste et du philosophe. Tous deux se lancent dans la critique d'art en novices, tous deux acquièrent leur maîtrise dans l'exercice même de leurs tâches15. À l'un comme à l'autre le Voyage d'Italie révèle la prétention des « littérateurs » et l'ampleur de leurs ignorances : « La chose dont ils peuvent apprécier le mérite et dont ils soient juges, comme tout le monde, ce sont les passions, le mouvement, les caractères, le sujet, l'effet général » écrit Diderot, un an avant son premier Salon ; il poursuit : « Mais ils ne s'entendent ni au dessin, ni aux lumières, ni au coloris, ni à l'harmonie du ton, ni à la touche16 ». Le philosophe comme le journaliste, débutent dans la critique d'art avec prudence et circonspection ; très vite ils sentent la nécessité de connaître « le technique » de l'art et dès 1763 ne conçoivent plus de jugement qui n'en tienne compte17. H. Dieckmann montre comment Diderot n'a pu maintenir longtemps la distinction entre le « technique et le moral » qui rendait sa compétence à l'homme de lettres, en distinguant ce qui était de son ressort, de ce qui était du ressort de l'artiste. Dans l'analyse précise d'un tableau la critique passait nécessairement de l'un à l'autre. Diderot a étudié le « faire » des peintres, s'est initié au langage des artistes, a fréquenté les ateliers et consulté longuement Chardin, Vernet, La Tour. Ainsi Diderot et Fréron ont-ils été conduits à se dégager des systèmes théoriques pour se mettre à l'école des artistes et apprendre à juger le style et les formes d'expression propres à la peinture.

10L'exercice même de la critique remet en question les doctrines posées a priori. Quand Fréron est confronté à une œuvre et qu'elle l'affecte, il oublie toute spéculation théorique pour s'abandonner à ses impressions, laisser s'exprimer ses sens et son cœur. « J'ai ouvert mon âme aux effets. Je m'en suis laissé pénétrer, » écrit Diderot dans la belle introduction au Salon de 1765. Ce que Herbert Dieckmann affirme à propos du philosophe conviendrait aussi bien au rédacteur de L'Année Littéraire : « Dans ses jugements immédiats il transcende souvent les catégories traditionnelles et échappe à ses propres définitions18 ».

11Outre celle de Vien, certaines œuvres, celles de Chardin, Vernet, Greuze suscitent une critique enthousiaste dont le style rompt avec la banalité sans âme des louanges de principe. Ni la dignité des sujets ni la noblesse de l'expression, ni le respect des maîtres n'invitaient à distinguer les trois derniers et pourtant quel émerveillement dès les premiers Salons ! « Le vrai simple et sans fard » des tableaux de Chardin, « séduit les connaisseurs et ceux qui ne le sont pas » ; Vernet est « un peintre unique en son genre » qui « emporte toute notre admiration19 », peut-on lire dans L'Année Littéraire, ou bien : « Je ne puis vous rendre la sensation de plaisir vive et générale que fait surtout le tableau de M. Greuze20 ». Mais Fréron ne saurait se satisfaire d'une pure critique de sentiment et cherche à garantir l'émotion par quelque grand principe : la beauté de ces tableaux qui l'émeuvent, repose sur l'obéissance à la nature et le respect du vrai. Vérité, nature, ces deux termes rythment les pages consacrées aux trois peintres. Ils allient le métier le plus sûr, au moins pour Chardin et Vernet, à un respect du vrai jamais atteint. Leurs sujets, leurs coloris révèlent des observateurs de la nature qui répudient toute convention et toute école, et qui cherchent, chacun à sa manière, à exprimer le spectacle du monde le plus fidèlement possible. « Ce ne sont point les couleurs qu'on voit sur la palette des peintres », s'enthousiasme le journaliste devant les œuvres de Chardin, « ce sont des tons et des teintes vraies »21. Vernet représente avec une fidélité étonnante les variations de la lumière selon les heures du jour ; ses mers, ses ciels, sont frappants de vérité. Greuze choisit les scènes les plus simples, saisit sur le vif les expressions et les attitudes naturelles. Par formation littéraire Fréron reste longtemps fidèle aux principes du grand siècle ; par sentiment il goûte des œuvres dégagées des contraintes traditionnelles. Quand il quitte les grands genres pour aborder le portrait, le paysage, la scène de genre, il s'abandonne à son émotion, et sa critique plus spontanée et plus colorée ne le distingue pas des amateurs de l'époque.

12Porté par la vivacité de ses impressions, pressé par la nécessité de publier, il ne prend pas immédiatement conscience du divorce qui existe entre son goût et le système de valeurs théoriques qu'il défend. Il le voit d'autant moins qu'il continue à employer le même mot de « nature ». Mais, après 1760, l'équivoque ne peut plus être maintenue. Le malaise du critique tiraillé entre le goût qu'il partage avec ses contemporains, et un système périmé auquel il accorde une valeur absolue éclate dans l'article consacré à L'Accordée de Village22. Le respect nouveau de la vérité de la nature et l'idéal classique de la belle nature tendent à se recouvrir et à se confondre. L'harmonisation de la doctrine et de la pratique se réalise à partir de 1763. En fréquentant les artistes, en recueillant leurs avis, Fréron ne s'est pas seulement initié au langage technique, il a découvert les principes auxquels obéit l'art contemporain. L'apparition d'un nouveau critère sûr de jugement n'est d'ailleurs pas étrangère au ton ferme de sa critique après cette date. Le peintre prend pour modèle la nature, mais il n'a pas à la recréer selon un modèle idéal ; il l'observe et la reproduit. Il doit constamment l'avoir sous les yeux sans jamais consentir à « l'écarter de sa présence » pour se livrer à son imagination23. Le coloris, négligé au XVIIe siècle pour être subordonné au dessin, devient un élément essen­tiel de la peinture. L'artiste s'interdit de juxtaposer des couleurs arbi­traires pour obtenir un ensemble agréable, mais dénué de vérité ; avec d'infinis scrupules il essaie, au contraire, de rendre fidèlement les tons vrais : « Un grand Peintre n'use point son imagination à tirer avec effort de sa tête ce qu'il peut avoir sous ses yeux sans fatigue. » Les œuvres antiques et classiques perdent leur rang privilégié : « Il faut étudier les Grands Maîtres et la Nature. Les Grands Maîtres apprennent à voir la Nature et la Nature à les voir. » Toutes les manières sont bonnes pourvu qu'elles soient fondées sur l'observation de la nature et répondent à la qualité unique de l'artiste qui choisit et développe l'aspect, qui convient à son tempérament et à son génie. L'Année Littéraire propage ainsi dans le public, les idées qui sont celles de l'Académie et des artistes depuis le milieu du siècle : respect des maîtres mais soumission à la nature, amour du vrai, même s'il s'agit d'un vrai choisi, impliquant la fidélité aux formes et aux couleurs du réel.

13Ces nouveaux principes inspirent franchement la critique du journaliste après 1763. La beauté du pinceau confère à tout objet le droit d'être représenté et la hiérarchie des genres chancelle. Le peintre a-t-il respecté les lois de la perspective ? Connaît-il l'anatomie ? A-t-il usé d'un coloris vrai ? Telles sont les questions que se pose maintenant Fréron. Les Anciens sont moins souvent cités et il n'est pas loin de suggérer que les modernes les ont surpassés. Parmi les peintres, « il n'en a peut-être jamais existé (quelle que soit la prévention pour les Anciens), qui aient mieux saisi ce vrai et cette nature avec autant d'art… que l'illustre M. Vernet » écrit-il en 176524. Tout l'effort du critique est de distinguer les « effets vrais », des recherches artificielles. Pour ne s'être pas soumis à l'observation, Casanova et Loutherbourg encourent de vigoureuses critiques. Dès 1765 L'Année Littéraire dénonce les licences que prennent ces peintres, leur manie conventionnelle d'obscurcir les tableaux, de faire valoir certains tons brillants en assombrissant à tort les autres. La couleur de Loutherbourg tient plus « à la chaleur de sa palette qu'à la réminiscence de la vérité » ; les tableaux de Casanova qui outre les procédés des « Maîtres rembrunis » de l'École Flamande, sont l'exemple même du faux goût25. « L'on convient universellement aujourd'hui qu'il n'est rien de beau que ce qui est vrai26 ».

14L'étude des Salons présentés dans L'Année Littéraire, révèle le prodigieux effort de Fréron pour passer de la critique littéraire à la critique d'art. Comme Diderot, il a eu le souci de mieux comprendre les artistes pour apprécier leurs œuvres avec justesse et pertinence. Quoi qu'on ait dit, la vertu de Fréron n'est pas l'immobilisme27. Au contraire, il accepte les idées nouvelles, il fait mieux : il les diffuse. Cet esprit ouvert a été habitué à juger en se référant à une doctrine mais ce besoin de principe, qui l'aveugle parfois, fut extrêmement bénéfique en peinture. Fréron fut conduit à abandonner le système périmé du littérateur pour adopter des propositions nouvelles appropriées à l'art contemporain. La garantie que lui apportait cette théorie lui a permis de développer librement une critique de goût, dont nous sommes trop souvent privés dans L'Année Littéraire.

15Sa critique, tout en épousant les goûts du siècle, ne laisse pas d'avoir un accent personnel, et de bénéficier d'intuitions remarquables. Si l'on veut bien aller au-delà des louanges officielles, on découvre en Fréron un homme respectueux du passé, mais dont la faveur va aux peintres qui renouvellent les grands genres. En 1759, il salue les débuts d'un peintre dont la vocation est de traiter les sujets qui demandent de la force. Jean-Baptiste Deshays « entre dans cette brillante carrière avec un éclat qui surprend ». Cette année-là, comme au Salon suivant, il met en lumière la qualité de l'expression, les contrastes de couleur. Il commente avec justesse le tableau du Martyre de saint André : « Le caractère du dessin est fier et nerveux, la couleur éclatante, lumineuse et belle, les effets sensibles et décidés, l'exécution ferme, nette et remplie de feu28 ». Ainsi que beaucoup de ses contemporains, il est sensible au caractère pathétique des œuvres de Deshays, comme plus tard il sera frappé par la tonalité dramatique du Miracle des Ardens de Doyen29. Cependant si des compositions amples et « fières » subjuguent par leur chaleur, il en est d'autres, simples et nobles, dont le charme et la grâce naturelle finissent par l'emporter. Vien séduit par l'harmonie de ses tableaux, la pureté de son dessin, une beauté noble et sans affectation qui évoque les « grands Maîtres ». Sa manière est grande tout en étant pleine d'agréments. Fréron « ne peut se refuser à aimer les grâces naïves des jeunes personnes qu'il s'est plu à représenter », elles ont la fraîcheur aimable et les passions douces des héroïnes des idylles, « Un plaisir sérieux et pourtant agréable » le rend captif de ces « grâces sévères et sages30 ». Dès 1755 Vien lui semble appelé à renouveler la peinture d'histoire ; quand l'œuvre se précise au cours des Salons, Fréron admire et célèbre la résurrection de l'antique aussi bien dans le choix des sujets que dans la manière dont ils sont traités. Le peintre recrée le rythme des œuvres classiques et renoue avec l'anti­quité en lui donnant une séduction nouvelle. C'est faire trop d'honneur à Diderot que d'affirmer comme M. Chouillet que le philosophe est le seul à avoir approuvé la renaissance du goût antique et « qu'en 1763 le changement d'orientation discerné par Diderot n'a pas été perçu par les critiques31 ». La même année Fréron louait le peintre de ces toiles « d'un genre très flatteur, et qu'on peut regarder comme nouveau, malgré sa relation intime avec l'antique dont il ranime le goût sage, noble et simple ».

16En 1761 il encourageait Vien à persévérer malgré les critiques « dans les beautés qui lui sont particulières » et à ne pas altérer « la sagesse et la noble simplicité de son goût qui fera le charme de la Postérité32 ». La même foi dans les valeurs classiques, le même amour du « grand goût » ont conduit Diderot et Fréron à parier sur l'avenir de ce « goût sévère et antique » qui avait l'allure d'un retour. Mais, alors que le journaliste sera toujours fidèle à Vien, Diderot finira par lui reprocher d'être trop sage et de manquer de chaleur, d'imagination, en un mot de cette poésie qui demande « quelque chose d'énorme, de barbare, de sauvage ». Il refait à sa manière le tableau de Saint Denis prêchant la Foi en France en y introduisant « les plus grands mouvements, les incidents les plus violents et les plus variés33 ». Fréron, qui ne conçoit certes pas une Antiquité violente ni un sublime barbare, admire, au contraire, l'émotion tranquille, la noblesse d'une scène qui s'adresse à l'âme sans geste : « Que l'on ne s'y méprenne point ; l'expression n'est point dans la grimace ni dans le tortillement des attitudes, le véritable feu est ce tact qui nous représente un objet et nous le fait saisir dans le point juste du caractère et du mouvement qui lui convient ; en deçà et au-delà tout est froid ou faux34 ». Sa méfiance à l'égard du désordre des grands mouvements, le souci de la perfection, son goût de l'équilibre et de l'harmonie, tout invitait Fréron à placer et à maintenir Vien parmi les plus grands, même s'il devait pour cela souffrir d'un certain isolement au sein de la critique.

17Par contre en aimant Chardin, Vernet et Greuze il exprime la sensibilité de ses contemporains et les éclaire, en fondant leurs préférences sur l'émotion qui étreint l'homme devant la beauté de la nature vraie. Son admiration pour Chardin a été constante. Alors que Diderot ne s'enflamme qu'en 1763, il a toujours su distinguer les tableaux de ce peintre qui « fait adorer la vérité35 ». Dès la première apparition de Greuze au Salon de 1755 il annonçait la naissance d'un peintre original et décelait ses mérites avec une grande perspicacité : « On est fondé à attendre de ce jeune Artiste ce que la peinture a de plus piquant pour l'effet et le naturel. » Salon après Salon il sera, comme tant d'autres, séduit par la sentimentalité et la composition dramatique des tableaux de mœurs, il approuvera la dignité donnée par le peintre, à des scènes de la vie quotidienne où respire la vertu des humbles et des âmes naïves. Mais il a toujours invité ses lecteurs à mettre au-dessus de tous les portraits, à admirer leur vérité, la hardiesse de l'expression et à ne pas négliger les têtes d'étude où Greuze « développe tout le feu de son pinceau et tout l'art d'un coloriste36 ». Quand il s'abandonne à la sincérité de ses émotions, sa critique, juste et pénétrante, sait démêler le meilleur et dégager l'originalité de chaque génie. Devant Chardin il éprouve le même émerveillement que Diderot pour cette « magie » du peintre qui sait rendre les objets vivants et réels : « Ce ne sont point les couleurs qu'on voit sur la palette des peintres ; ce sont les tons et les teintes vraies. Enfin c'est la nature elle-même dans toute l'harmonie qu'elle présente », écrit-il en 1757. Diderot avec plus de feu et de talent ne dit pas autre chose en 1763 : « O Chardin ! ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile37 ». Même secret accord dans leurs jugements sur Vernet. Ils aiment la « sensation délicieuse » qui naît devant ses paysages et ses marines. Le peintre fixe l'instant fugitif, saisit la poésie d'un moment et d'un lieu. Ses tempêtes inspirent un effroi exquis, ses clairs de lune ont des accords enchanteurs. Le sentiment, plus que l'esthétique peut-être, est alors en jeu. Toutefois le rédacteur de L'Année Littéraire, au moins au début, a tenté de fonder son admiration sur la qualité du réalisme de Vernet et sur une analyse de son « faire » ; le peintre joue avec un art suprême des effets de perspective et de lumière : « chaque objet n'est fini qu'autant que l'exige son éloignement et l'espace immense qu'il a su faire paraître sans élever son horizon plus qu'il ne doit l'être naturellement38 ».

18Sans prétendre égaler la critique d'un journaliste pressé par le temps, sollicité de toutes parts, accablé de soucis et engagé dans des batailles plus essentielles à ses yeux, aux essais de Diderot qui consacre pendant quelques années le meilleur de ses forces aux Salons, dialogue avec les tableaux, invente « une variété de style qui réponde à la vérité des pinceaux39 » et a le sentiment d'écrire une grande œuvre, nous avons voulu rendre justice au critique de L'Année Littéraire, montrer son effort d'information auprès des artistes, sa volonté de fonder sur une doctrine claire sa critique de sentiment et mettre en lumière, aussi bien l'ampleur de son évolution théorique que la fermeté de ses meilleurs jugements esthétiques. Toute sa sensibilité le portait à vivre de façon intense son époque et à l'exprimer, mais il a su maintenir vivante la leçon du passé, conserver, au sein d'une esthétique nouvelle, une admiration sincère pour les grands maîtres et avancer l'idée que le goût antique pouvait encore être le ferment de l'art à venir.

Pour citer ce document

Par Jacqueline Biard-Millérioux, «E. C. FRÉRON DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE A LA CRITIQUE D'ART», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1976, La Licorne, mis à jour le : 28/05/2014, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=5907.