POUR UN ENSEIGNEMENT DE LA RHÉTORIQUE

Par José Alvès
Publication en ligne le 04 juin 2014

Texte intégral

1Depuis 1970 environ, date à laquelle le groupe de Liège publie « Rhétorique Générale1 », l’étude des figures de style suscite un engouement certain et la recherche en ce domaine est assez féconde pour qu’on puisse désormais envisager un retour à l’enseignement d’une rhétorique renouvelée. Pour le moment, la masse des étudiants et donc des futurs ensei­gnants reste privée d’un précieux outil de travail, non seulement pour l’analyse des textes littéraires mais aussi pour leur traduction. C’est cette constatation qui a conduit M. Le Guern à écrire dans l’introduction à son livre : « Sémantique de la métaphore et de la métonymie » :

— Quand j'ai entrepris, pour ma thèse de doctorat ès lettres, une étude systématique de « L’Image dans l’œuvre de Pascal », je me suis trouvé dans la situation d’un artisan privé des outils les plus nécessaires2

2Le tort de M. Le Guern est de laisser entendre que la partie est aujourd’hui gagnée parce que la rhétorique a fait l’objet de recherches théoriques multiples et approfondies : la partie sera gagnée quand cette discipline sera de nouveau enseignée et que cet enseignement aura intégré l’apport de la linguistique, structurale notamment. Le cri de Hugo : « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe » continue malheureusement à exercer un effet dissuasif ; en faisant valoir une vision « historisante » et individualiste, en ne voyant dans l’œuvre littéraire que la marque du « génie », les Romantiques sont responsables de la mise à l’écart prolongée de la problématique du langage littéraire, problématique que la rhétorique de l’époque, aussi critiquable qu’elle fût, était cependant seule à poser. Gomme cette dernière était devenue synonyme d'« artificiel », de « conventionnel »… sa suppression allait enfin permettre, selon les Romantiques, que son contraire s’épanouisse : le naturel et l’originalité ne rencontreraient plus d’obstacles. Il est significatif que les Romantiques ne se soient même pas demandé si une autre rhétorique était possible : à quoi bon une théorie du langage littéraire puisque le « génie » y supplée ?

3Gomme il n’est pas de style sans figures (« Sil n’y avait pas de figures, y aurait-il seulement un langage3… ? »), la matière de la rhétorique n’en demeurerait pas moins et l’on continua donc d’employer des figures, pour le meilleur et pour le pire…

4On a dit que l a « rage de nommer » avait causé la perte de la thétorique et que celle connue par Hu go méritait de disparaître ; c’est oublier que l a grammaire classique souffrait du même travers (que l’on pense seulement aux différentes espèces de compléments…) et si Hugo ne s’attaque pas à elle, c’est parce qu’il e n voulait à la rhétorique pour d’autres raisons, celles qui ont été rapidement indiquées ci-dessus. Après avoir tout d e même résisté jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle finit donc par être abandonnée ; du coup, l’analyse stylistique devenait impossible pour qui ignorait tout d e la rhétorique, car vouloir procéder à une analyse d e style dans ces conditio ns était du même ordre que vouloir analyser une langue sans en connaître la grammaire, c’est-à-dire sans disposer d'un certain nombre de concepts indispensables pour l’appréhender.

5Du point de vue pédagogique, le résultat est désastreux : devant un texte, le vocabulaire technique et donc les concepts permettant la saisie des faits de style se révèlent chez l’étudiant d’une grande pauvreté ; il parler a d’« image » (avec toute l’ambigüité d ont ce mot est porteur), d'« opposition », de « répétition », à la rigueur d'« antithèse », e t la liste sera close. Faute d’un métalangage (condition nécessaire mais non suffisante toute fois pour une bonne analyse stylistique), l’étudiant va se réfugier dans la paraphrase ou dans le commentaire des idées en faisant comme si un texte littéraire était purement et simplement assimilable à un texte philosophique, politique, sociologique, etc.

6Utile pour l'explication littéraire, la rhétorique l'est aussi pour la traduction ; je n’en donnerai qu’un exemple : j'ai proposé un jour à mes étudiants un texte d'Eça de Queiròs où apparaissait la phrase suivante

(Ele) fuma va um cigarro indeciso
Il fumait une cigarette indécise (trad. littérale).

7Première réaction : « C’est absurde ! Il y a sûre ment une erreur d’impression… Il manque une virgule a près cigarro. » Je leur certifiai l’authenticité du texte.

8Deuxième réaction : « De toute façon, il est impossible de traduire littéralement… En français ça ne passe pas. »

9Je fis remarquer que le lecteur portugais éprouvait lui aussi, devant cette phrase, un senti ment d’anomalie, anomalie qu’il ne fallait donc pas supprime r pour le lecteur français. « Rationaliser » la phrase en traduisant par : « Indécis, il fumait une cigarette » revenait à trahir le texte.

10Je n’eus plus d e réactions, mais le problème de la réduction de l’anomalie demeurait. Quand j’eus expliqué que l'auteur avait employé un hypallage, consistant précisément à attribuer à certains mots d’une phrase ce qui convient à d 'autres, afin d’obtenir un effet (ou des effets) déterminé ; quand j’eus bien insisté sur le f ait qu’il s’agissait d’une figure et que l' absurdité n’était donc qu’apparente, il restait à trouver en quoi la figure était « signifiante » ; mais pour en arriver à se poser la question de sa valeur, encore fallait-il savoir que ça pouvait être une figure et non une erreur. Cet obstacle franchi, ce déblocage opéré, certains étudiants furent alors à même de fournir une interprétation : en faisant appel à notre imagination, l’auteur nous suggère que l’indécision de son personnage est manifeste dans la manière dont il tient la cigarette, que l’indécision est en quelque sorte dans la cigarette ; en quatre mots (c’est là ce qu’on appelle l’économie de la figure), nous apprenons en effet non seulement que le personnage est indécis mais encore que cette indécision se voit à sa façon de fumer ; et grâce à la figure, nous voyons cette indécision.

11Il est évident que les étudiants ne sauraient être tenus pour responsables de leur ignorance dans le domaine des figures de style puisqu’il y a quelques années « Le Monde » s’est fait l’écho d’une querelle entre spécialistes à propos de la traduction du vers de Virgile :

— Ibant obscuri sola sub nocte

12et que certains ont proposé de le traduire ainsi :

Ils allaient solitaires sous la nuit obscure

13en prétextant que la traduction littérale :

Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire

14était absurde.

15Les tenants de la traduction littérale ont fait justement remarquer que Virgile avait recours à l’hypallage et qu’il était nécessaire de le conserver dans la traduction française. Pour suggérer en effet que ses personnages sont à ce point fondus dans la nuit qu’elle et eux ne font plus qu’un, Virgile utilise pour qualifier l’une ce qui conviendrait aux autres et vice-versa. La suggestion d’une unité entre la nuit et les personnages passe par l’hypallage.

16La réflexion, sur un sujet aussi vaste que la rhétorique, ne peut être que très sommaire dans le cadre de cette rubrique : si toutefois j’ai pu donner envie de la prolonger par un débat, je m’estimerai satisfait ; peut-être ne faudrait-il plus tarder si l’on veut aider nos étudiants à retrouver, en face d’un texte littéraire, une confiance qu’ils ont perdue depuis longtemps, par suite, selon moi, de l’abandon pur et simple de l’enseignement de la rhétorique.

Pour citer ce document

Par José Alvès, «POUR UN ENSEIGNEMENT DE LA RHÉTORIQUE», La Licorne [En ligne], Divers, XVIIIe siècle, 1978, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 04/06/2014, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=5934.