Wilhelm DILTHEY : la notion d'« expérience vécue » et la critique littéraire française

Par Paul Gorceix
Publication en ligne le 05 juin 2014

Texte intégral

1Dans sa conclusion au colloque de Cerisy-la-Salle, consacré aux Tendances actuelles de la critique (septembre 1966), Georges Poulet définit la critique comme « une expérience surgissant d’une autre expérience », surpris et en même temps déçu que le mot d’expérience, essentiel hier encore dans le langage de Curtius, de Gundolf, de Du Bos ou de Raymond soit déjà « en train de passer de mode ». La pierre angulaire de sa critique, Georges Poulet se plaît manifestement à le rappeler, c’est l'« Erlebnis », l’expérience vécue, personnelle, intime, notion qu’il tient en héritage de son garant, Wilhelm Dilthey. Et, comme pour légitimer sa sympathie à l’égard du philosophe allemand, il ajoute : « La critique n’est-elle pas en effet, tout comme la Geistgeschichte (sic), une pensée sur une pensée1 ? »

2Cet aveu apporte de l’eau à notre moulin, convaincu que nous sommes des interférences, voire de l’étroitesse des liens, entre les approches de la critique en France et outre-Rhin, aux différentes phases de son histoire, en particulier au XIXe siècle. Saisissons l’occasion pour déplorer la carence de la recherche en la matière et réclamer une critique littéraire comparée ! Stimulé ici par le témoignage de Georges Poulet, il nous est apparu tentant d’esquisser les liens de parenté qui unissent les représentants de ce que l’on a appelé la critique d’identification, avec à leur tête Charles Du Bos, suivi notamment d’Albert Béguin, de Marcel Raymond, Georges Poulet, et le courant idéaliste de l’histoire littéraire en Allemagne inauguré à la fin du XIXe siècle par Wilhelm Dilthey, l’initiateur des « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften). Affinités cristallisées dans ce vocable capital « Erlebnis » dont la résonance est d’autant plus profonde qu’il est un de ces mots difficilement traduisibles, dans lesquels Ch. Du Bos voyait les porteurs de l’individualité métaphysique d’un peuple.

3Notre propos : essayer de montrer dans quelle mesure ce concept, spécifique d’une manière d’être, d’une attitude intellectuelle, érigé en mythe par les disciples de l’histoire des idées en Allemagne et dont les effets sur l’évolution des sciences humaines restent incommensurables, devient ici avec un recul de plusieurs décennies le sésame de la critique.

4Les analogies ne naissent, on le sait, qu’à l’intérieur d’un contexte philosophique, moral ou sociologique commun. Dans le domaine de la critique comme dans celui de la création littéraire, il y faut des conditions opportunes.

5Le terrain privilégié, c’est le cosmopolitisme qui règne en Europe à la fin du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale. C’est l’époque où les thèses du Symbolisme français, largement héritières de Novalis et du Romantisme allemand, notamment grâce à l’intercession des poètes flamands de langue française2, rejaillissent par un curieux phénomène de ricochet sur le « nouveau romantisme » de Stefan George et de son cercle, prolongé par la poétique de Rilke, d’Hofmannsthal et plus tard de Trakl, qui découvrent dans les Grands romantiques leurs ancêtres jusqu’alors méconnus.

6Parallèlement aux théories symbolistes et anticipant l’intuitionisme bergsonien, l’histoire littéraire en Allemagne manifeste alors un recul de plus en plus marqué à l’égard du traitement mécanique infligé au fait littéraire par Wilhelm Scherer et ses disciples. Dans l’Introduction à l’étude des sciences humaines (Einleitung in die Geisteswissenschaften3), publiée en 1883, Dilthey prononce le divorce entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Jugeant le principe de causalité inadéquat pour saisir la réalité spirituelle qui nous appartient en propre, il définit une méthode d’interprétation spécifique aux sciences humaines, fondée sur l’intériorité. Tandis que les sciences de la nature expliquent les objets situés dans l’espace et le temps à l’aide de moyens rationnels, les sciences de l’esprit, elles, ont pour objectif de « comprendre » la vie de l’âme. « La nature, on l’explique, la vie de l’âme, on la comprend », (die Natur erklaren wir, das Seelenleben verstehen wir). « Expliquer », c’est établir des rapports entre des objets en les abordant de l’extérieur, « comprendre » en revanche, c’est saisir par le dedans une signification appliquant ainsi aux sciences de l’esprit une démarche en conformité avec leur nature. Quant à l’expérience intérieure l'« Erlebnis », elle est cette intuition qui met à notre portée immédiate la réalité spirituelle. « Seule l’âme est capable de découvrir l’âme, seul un génie peut en comprendre un autre, le stimuler, le pressentir4 », écrivait déjà Herder qui réclamait du critique non seulement de se remettre dans l’atmosphère de l’époque où l’œuvre avait vu le jour, mais d’en épouser le mouvement créateur, substituant aux exigences d’une poétique normative l’intuition du critique lui-même.

7Sans qu’il soit question de se livrer ici à une discutable recherche d’influences, force nous est de constater les analogies entre la critique d’identification et les thèses développées par Dilthey – d’abord au sein d’une commune hostilité aux principes du positivisme, notamment au biographisme.

8Effectivement, on rejoint le refus d’une interprétation mécanique de l’œuvre littéraire dans la critique intuitive de Charles Du Bos. Au-delà du contact de fait, – Du Bos avait suivi à Berlin en 1904 les cours de W. Dilthey et de Simmel – il n’est pas trop audacieux de supposer que la philosophie de Dilthey est venue compléter pour lui l’apport de Bergson, découvert dès 1899 et devenu immédiatement son père spirituel ; confluence d’autant plus plausible que les deux philosophes étaient proches l’un de l’autre dans leur opposition à l’intellectualisme et leur effort d’ériger une philosophie intérieure modulée sur le dynamisme de l’existence. De ses maîtres à penser, Charles Du Bos retient que le sens de l’œuvre ne peut être apporté de l’extérieur par l’approche biographique ou historique. Il refuse le démontage de l’œuvre dans ses éléments constitutifs, la recherche des causes et des lois qui, selon Taine, régissent systématiquement la création littéraire. Ne nous dit-il pas le scepticisme qui le gagne chaque fois qu’il voit les membres désarticulés du poète (disjecta membra poetae) gisant devant lui, puis admirablement ressoudés par le critique, au prix de l’authenticité même de l’œuvre ?

9Admirateur de Du Bos, Albert Béguin à son tour, met en garde contre la confusion entre deux vérités fondamentalement distinctes : « La vérité historique et la vérité intérieure5 ». Définissant le rôle de la critique littéraire, il ne se lasse de dénoncer la recherche d’une « objectivité » scientifique « hétérogène à son objet », la littérature. « La connaissance d’une réalité spirituelle appelle le concours d’autres facultés, d’autres moyens d’approche que la loupe, le centimètre et la balance à peser le papier d’Auvergne », déclare-t-il6. Dans son commentaire du grand ouvrage de Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme7, il s’en prend à ces « géographies d’une époque » où excellent les « universitaires » et les vignerons, curieusement associés dans une image, symbolique d’une technicité inadéquate à la connaissance de l’acte poétique. « Jamais la vie n’explique l’œuvre8 », une restriction toutefois pour Baudelaire qui conduit Béguin à utiliser littéralement la notion diltheyenne : « L’expérience (l’Erlebnis)", note-t-il, « n’est pas, certes, la source de l’aspiration spirituelle, mais au moins chez Baudelaire, elle est une expression autre de la même réalité psychique9 ». On aura noté que Béguin n’emploie pas la notion d’expérience au sens fruste d’aventure « biographique », mais la conçoit bien comme Dilthey dans sa potentialité spirituelle.

10Marcel Raymond est amené, lui aussi, à constater « une véritable dichotomie entre deux démarches et deux modes de connaissance10 », celle de l’historien et celle du poète. Tandis que

l'« idéal » des sciences de la nature […] semble être de réduire toutes choses au nombre, à la quantité, l’univers de l’artiste, du poète, au contraire, a pu être appelé non dimensionnel11.

11Conséquence : dénombrer, compter les mesures d’un vers et la durée d’une syllabe, voilà qui est dérisoire. Jamais la statistique, jamais l’existence des facultés d’observer et de raisonner ne peuvent tenir lieu de « pénétration sympathique » d’une œuvre, – tout au plus ces facultés nous permettent d’effectuer des contrôles et de « gouverner le premier abordage du texte ». Car même si M. Raymond admet la possibilité d’un fructueux dialogue, d’une « complémentarité » souhaitable entre « scientifique » et « littéraire », il n’est pas question pour lui d’assimiler deux modes de connaissance diamétralement opposés ! Le divorce n’existe-t-il pas a priori au niveau du langage ? Celui du savant qui tend à appréhender une vérité univoque susceptible de démonstration logique, mathématique, et celui du poète, plurivoque, qui, lui, essaye « d’épouser le plein des choses », au moyen de mots, du symbole « irréductible à une idée abstraite ».

12Pour sa part, Georges Poulet reconnaît que les connaissances biographiques, bibliographiques, textuelles et généralement critiques, tout en lui étant indispensables, « ne coïncident pas avec la connaissance interne de l’œuvre. Dans un sens, elles la dépassent, la débordent ; dans un autre, elles n’y atteignent pas12 ». Aux critiques qui se dispersent dans les « zones externes » de la pensée écrite tels Thibaudet, il oppose la « concentricité » de Jacques Rivière et de Du Bos et leur effort d’identification avec l’œuvre littéraire.

13En fait, cette opposition déclarée au déterminisme, commune à Dilthey et aux tenants de la critique française d’identification, prend ses racines dans une conception analogue de la vie et de la littérature. Préfigurant la notion bergsonienne de vie qui, aux alentours de 1900, cristallise les aspirations d’une génération d’écrivains de Gide à Proust, Dilthey développe une philosophie de la vie et une esthétique. Le concept de « Geist », d’esprit, y perd de plus en plus sa signification rationnelle et intellectuelle pour se charger d’une connotation intuitive. Les « sciences de l’esprit » tendent alors à désigner une sorte de science de l’âme (Seelenwissenschaft), comme Jost Hermand le fait très justement remarquer13, dont la base méthodologique n’est plus le principe de causalité, mais la compréhension (Verstehen) fondée sur l’intuition (Einfuhlung), l’approche et la pénétration « mystique » du texte. De l’expérience vécue au-dedans de soi-même, l’auteur du célèbre recueil d’essais publié en 1905 sous le titre suggestif Das Erlebnis und die Dichtung14, fait le fondement de toute création littéraire authentique (« Die Unterlage aller wahren Poesie ist… Erlebnis, lebendige Erfahrung » ; Gesammelte Schriften, Leipzig 1922-1936, tome VI, p. 128). L’art devient l’expression immédiate du vécu, qui ne désigne pas seulement l’aventure biographique, l’événement positivement enregistrable, mais englobe l’ensemble de la vie psychique transmise dans son intégralité par le médium de la langue, y compris dans sa part inconsciente, irrationnelle. À peine si l’art se distingue de la vie dans la mesure où le poète y inclut les profondeurs abyssales du moi que la conscience n’éclaire pas. (« Er hebt es /das Kunstwerk) aus Tiefen, die das Bewustein nicht erhellt », G.S., t. VII, p. 206. Dans les Données immédiates de la conscience, Bergson ne s’attache pas moins à rétablir la continuité dynamique de la vie brisée par les systèmes abstraits des intellectualistes. Nul doute que sans la conjugaison de ces deux philosophies la pensée critique d’un côté et de l’autre du Rhin n’eût pris un cours différent !

14Pour Charles Du Bos, il n’est pas de rupture entre la vie, la vie profonde, et la littérature. Il ne cesse de le dire : « La littérature n’est rien d’autre que cette vie prenant conscience d’elle-même lorsque dans l’âme d’un homme de génie elle rejoint sa plénitude d’expression15 ». « Le sujet, la matière de la littérature, c’est la vie dans sa totalité16 ». Définition qui répond comme l’écho à ce mot de Dilthey : « L’œuvre d’art exprime le vécu dans sa plénitude et sa totalité17 », (« Das Erlebte geht […] vollund ganz in den Ausdruck ein »). On sait qu’à l’origine de sa critique, Du Bos avait érigé un véritable mythe de la vie, de la vie de l’âme, accompagnée à travers ses plus prestigieux représentants, Keats, Emerson, Gœthe ou Novalis « ce génie de la vie intérieure18 ». C’est du reste au contact de ce dernier qu’il rejoint Dilthey et redécouvre un vrai faisceau de concepts-clefs du Romantisme allemand, novalisiens, tels Gemiit (moi profond, animus et anima), Innerlichkeit, Verinnerlichung (intériorité, intériorisation), Stimmung (accord de l’âme…) etc.

15Au demeurant, Dilthey et Du Bos n’ont-il pas une identique con­ception prestigieuse de l’histoire littéraire européenne qui se confond avec celle de l’âme des poètes de génie ? « L’histoire de l’âme des grands poètes se trouve être l’histoire la plus importante de l’âme humaine », note Du Bos dans Qu’est-ce que la littérature19 ?

16En quête lui aussi de la vie dans la littérature, M. Raymond constate : « L’histoire des littératures, des arts, des idées, […] est ou peut être une constante restitution de l’humain en son devenir historique, en sa totalité20 », c’est-à-dire la vie pleine et entière, avec sa face invisible, sa part de surnaturel, toujours sous-jacente chez le poète authentique « dépassé par sa création qui vient de plus loin que lui21 » et dont il est l’intercesseur. Car si pour M. Raymond reprenant le mot de Brunetière, la poésie n’est pas la métaphysique, sa « mission est d’abord d’ouvrir une fenêtre sur cet autre monde qui est le nôtre, de permettre au moi d’échapper à ses limites et de se dilater jusqu’à l’infini22 ». En corollaire, la poésie conçue comme « moyen irrégulier de connaissance métaphysique23 » est une « manière de vivre, d’exister24 ».

17Un « idéal de vie » (ein Lebensideal), constate Dilthey dans la mesure où l’ait à travers l’expérience vécue qu’il nous communique élève notre propre sentiment de l’existence, « élargit l’horizon de l’homme dans l’espace et le temps ». Pour lui, cette « expérience » existentielle du poète prend les aspects les plus divers. Elle peut être aventure personnelle et chacune des innombrables circonstances de la vie que traverse le poète peut être considérée comme telle, au sens psychologique ; une disposition, un état harmonieux de l’âme provoqué par une rencontre d’ordre physique, intellectuel ou philosophique – ainsi Schiller et la philosophie kantienne – « la compréhension vécue » d’autres hommes, présents ou passés25 – tout peut devenir « expérience » pour le poète – à condition que la rencontre soit assez intense pour abolir toute discrimination entre le sujet et l’objet. Chacun connaît ces moments où il s’identifie avec le monde, ces événements qui lui « découvrent un trait de l’existence » (welche ihm einen Zug des Lebens aufschliessen), et où il prend conscience de lui-même et de sa vie. Mais au poète seul revient le privilège de pouvoir donner à ces événements intimes une forme particulière, car la poésie ne reproduit pas YErlebnis, elle en est « l’expression poétique » immédiate et totale !

18Or, Georges Poulet n’entend pas autre chose par « expérience ». Le texte, c’est ce « tissu » qui non seulement « "traduit" une PENSEE ou un EVENEMENT INTERIEUR, mais qui désormais les contient et les retient en lui-même26 », « un tissu formé de matière vivante, souffrante, peut-être pensante27 », un « être » et en tant que tel doué d’une âme. A partir de ces prémisses, le rôle de la critique peut-il être autre chose que de se greffer sur cette expérience personnelle « reprenant ou prolongeant l’expérience d’autrui ? » Car comment concevoir la critique autrement que « le ressentir en moi du sentir d’un autre » que « la coïncidence de deux façons d’être qui sont pourtant expérimentées par deux personnes différentes28 ».

19Albert Béguin assimile également écriture et vie spirituelle et, par extension, littérature et connaissance. C’est à « l’émotion poétique que l’on reconnaît la valeur d’une communication mystérieusement établie entre l’homme et quelque chose qui le dépasse29 ». Chez les romantiques allemands, ces frères des Rousseau et Sénancour, des Nodier et M. de Guérin, vers lesquels le porte un élan de sympathie profonde, l’auteur du grand livre L’âme romantique et le rêve avoue avoir retrouvé « sa propre expérience », « l’expérience de sa génération30 ». L’expérience, voilà le martre mot avec tout le halo qui l’entoure, la clef de la quête d’Albert Béguin qui part à la découverte des autres, à la recherche de sa propre identité. Et de faire cet aveu : « ce qui m’importe c’est de connaître qui je suis31 ». Seule la communication avec le monde du dehors est capable de le lui révéler, dans la mesure où l’œuvre d’autrui est pour lui approfondissement de la vie intérieure vers les zones inexplorées de la conscience, comme l’a si bien montré D.-J. Franck.

20À partir du moment où l’œuvre littéraire est considérée comme une des formes symboliques de la vie, l’interprétation de l’écriture cesse d’être un acte comptabilisable, fondé sur l’observation et l’expérimentation scientifiques.

21Comprendre un texte, c’est sinon appréhender, du moins approcher du plus près possible la vie de l’âme qui s’y exprime dans toutes ses modulations et la continuité de son déroulement, c’est accéder aussi aux couches profondes du moi. L’interprétation devient alors un acte d’exégèse qui requiert une science appropriée : l’herméneutique. Car comprendre, n’est-ce pas reconnaître l’intériorité cachée derrière des signes matériels, sensibles ? « L’herméneutique », confirme Dilthey, « c’est l’art, la technique d’interpréter les vestiges de l’existence humaine contenus dans l’écriture, de comprendre la vie telle qu’elle s’est fixée dans les textes32 ». Art très personnel, réservé à une minorité, qui repose sur la parenté étroite, les affinités (Verwandschaft) entre les auteurs et l’œuvre, intensifiées par une fréquentation intime, voire sur le sens « divinatoire » de l’interprète. Connivence avec le texte qui, corrélativement, implique des qualités, telles l’intuition, l’enthousiasme et la sympathie. Autant de réminiscences de la philosophie religieuse de Schleiermacher, de l’idéalisme allemand, notamment de Novalis – que Dilthey intègre dans la notion d'« Erlebnis » et dont il fait la pierre angulaire de l’interprétation poétique. Car en fin de compte l’aventure intérieure qui a pour nom « Erlebnis » est-elle autre chose, dans le sens diltheyen, que la communion de l’âme, le pouvoir magique de « correspondance » avec l’univers, cette intimité qui nous relie aux êtres et aux choses, inconcevable pour les tenants du dualisme corpus-anima, pour les aveugles de l’histoire littéraire, ces petits comptables qui cousent bout à bout de grossières analyses, alignent des dates, effectuent des dénombrements, dressent des statistiques ?

22Là encore Dilthey et Bergson ne peuvent être plus proches ; Bergson qui définit en ces termes dans La Pensée et le Mouvant, « l’intuition » comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable33 ». Et – comme le rappelle à juste titre Charles Dédéyan à propos de Du Bos – l’intuition bergsonienne n’est-elle pas par ailleurs étrangement analogue au concept mi-psychologique, mi-métaphysique de « Einfiihlung », ce « sentiment intérieur », cette aptitude à s’identifier avec l’objet, à palpiter selon son rythme propre, dont le philosophe Theodor lipps (1851-1914), au début du siècle, a fait le fondement de son Esthétique ?

23Comprendre, ce n’est pas découvrir des rapports, des influences, ce n’est pas expliquer ; c’est au contraire courir une aventure intime avec l’œuvre littéraire et pénétrer ainsi « sympathiquement » dans les structures de celle-ci. Selon Dilthey, nous comprenons une œuvre poétique en nous projetant avec la totalité de notre ère à l’intérieur de sa réalité spirituelle, unique, car chacun a sa perspective nécessairement subjective face au monde, en la revivant par l’imagination et le rêve. Par l’action de notre vie personnelle, profonde, nous, lecteurs et interprètes, nous rendons la vie et le souffle à la poussière du passé ! Remarquable mouvement circulaire où création et interprétation se rejoignent : ces qualités d’âme, ce pouvoir d’intériorité (Verinnerlichung) et de sympathie sans lesquels il n’est pas pour Dilthey de création authentique, deviennent à leur tour les moyens d’approche de l’acte poétique, les seuls valables parce que conformes à l’homogénéité de l’âme vivante que le texte représente.

24Dans son étude intitulée Perception critique et sentiment de vivre chez Charles Du Bos, Jacques Bossière a très justement souligné cette foi en la littérature considérée comme une vision totale de la vie, la croyance en une correspondance parfaite entre le monde extérieur et celui de l’âme qui sous-tend la jeune critique aux alentours de 1900, représentée par les Du Bos, J. Rivière, Ramon Fernandez, Gabriel Marcel, André Suarès et… Albert Thibaudet. Celui-ci n’est-il pas un des premiers à avoir déclaré sans ambages dans sa Physiologie que le meilleur de la critique réside dans cette "sympathie de sentiment », faisant remonter au romantisme la fécondité de la critique de sympathie ; car « créer pour lui/ le critique j, c’est sympathiser34 » ? À l’intelligence de faire le reste !

25Quant à Du Bos, il ne conçoit pas l’histoire littéraire autrement que comme une « expérience » d’âme à âme fondée sur l’intuition et la sympathie. Selon lui, interpréter, comme l’a remarquablement montré Georges Poulet35, d’abord c’est « se mettre à la place de l’autre », puis « se projeter dans le moi créateur » pour capter ensuite ce que Du Bos appelle l’attitude mentale de l’œuvre et appréhender enfin, du dedans l’identité de celle-ci dans sa totalité. L’abbé Bremond ne fixe pas à la critique une autre démarche, « Interrogeons notre expérience, et pour cela, offrons-nous une fois de plus au courant qui passe36 ».

26« Comprendre, c’est rejoindre le Moi dans le Toi », cette définition qui contient les germes de la critique d’identification, nul autre que Dilthey ne nous la donne (« das Verstehen ist ein Wiederfinden des Ich im Du », G.S., t. VII, p. 191). Aux yeux de l’un et de l’autre, la critique authentique n’a-t-elle pas pour source une même nostalgie, transposée de l’expérience mystique à la littérature, celle d’approcher et de joindre l’âme en son centre, le texte, et d’y redécouvrir l’unité de l’esprit ?

27Du reste, il n’est pas indifférent que Dilthey et Du Bos se soient retrouvés en Novalis37, cristallisation de la manière d’être du Romantisme allemand et initiateur trop méconnu de la critique moderne. Occasion pour l’auteur d’Approximations de saluer dans ce livre admirable que représente pour lui Das Erlebnis und die Dichtung38, la présence de la profondeur spirituelle, cette troisième dimension si rare dans la critique littéraire !

28Quant à la critique d’Albert Béguin qui prend ses racines dans l’inquiétude fondamentale de l’homme en quête de son être, Pierre Grotzer a bien vu qu’elle porte, elle aussi, avant tout sur « l’expérience subjacente39 » au texte. L’acte critique y revient à une prise de conscience subjective, fondée sur la coïncidence poussée aussi loin que possible avec la conscience de l’auteur à travers l’œuvre. lire consiste à chercher une solution à son problème intérieur ! « C’est notre expérience que je pensais retrouver dans l’étude que j’entrepris40 », confesse Béguin au seuil de sa recherche sur les romantiques allemands, « entreprise par sympathie », souligne-t-il41. Béguin ne cesse de le répéter : la poésie est et demeure une « expérience humaine » dont « l’ambition de connaissance42 » est le moteur. Corrélativement, il ne sera pas de lecture possible sans cette « correspondance secrète entre l’œuvre et son lecteur […] correspondant à une expérience, ou à des expériences qui ont été siennes43 ». Expérience, aventure, connaissance, correspondance, sympathie – est-il besoin d’insister sur les similitudes d’une terminologie qui recouvre un climat, une attitude identique de la critique face à la littérature, « ce lieu de rencontre de deux âmes », selon la célèbre définition de Du Bos ?

29« L’œuvre est toujours davantage que forme ». C’est pourquoi l’étude des mots, des rythmes, des formes « dans lesquelles s’incarne l’esprit » ne prend son sens plein que si elle aboutit « à dégager une conclusion éthique44 », explique Béguin à propos de Charles Du Bos. Assurément, critiquer, c’est avant tout « comprendre une expérience d’ordre poétique sans faire violence à l’unité de la personne humaine qui engage dans l’aventure tout autre chose que des idées théoriques45 » ; c’est trouver « cette source d’où jaillit l’intonation personnelle et irremplaçable d’un poète46 », déclare Béguin appliquant à Bachelard lui-même sa critique de sympathie. Celui-ci pouvait-il du reste procéder autrement à l’égard de Bachelard ? lui, qui a poussé la critique d’identification à ses conséquences psychiques extrêmes en demandant au liseur de créer en lui un état particulier de « sympathie substantielle », afin de participer en profondeur à la rêverie créatrice de l’artiste et de prolonger celle-ci au-dedans de lui-même.

30Marcel Raymond ne parle pas avec d’autres mots de la critique, « pénétration sympathique dont le but est de réduire au minimum la distance qui sépare […] le lecteur du poète ». Prenant Dilthey pour garant, il accentue « l’expérience du lecteur », le « va-et-vient qui vise à l’identification » à travers une création qui dépasse le poète, qui vient de plus loin que lui47. La poésie, explique-t-il, « tend à devenir une éthique ou je ne sais quel moyen irrégulier de connaissance métaphysique48 », aussi « la connaissance poétique n’est donnée que par et dans l’expérience poétique49 ». Manière de vivre, d’exister, celle-ci appelle une participation intime, aux confins de l’esprit et des choses !

31La démarche critique de G. Poulet nous mène plus près encore de l’herméneutique appliquée par Dilthey aux textes littéraires dans la mesure où l’un et l’autre se réclament d’une source commune, Schleiermacher, dans lequel ils puisent à larges brassées. G. Poulet décrit en ces termes le fameux « cercle herméneutique » dans lequel il décèle « l’essence même de la pensée critique » : « Mouvement de va-et-vient qui va du détail le plus proche, inscrit sur la circonférence du texte, au principe créateur central qui gît dans sa profondeur […] De la périphérie au centre la pensée se déplace pour revenir ensuite à la périphérie, pour recommencer ensuite un nombre indéterminé de fois son trajet ». Il n’est pas de compréhension sans « identification », au sens mystique du terme. Car Poulet ne conçoit pas la compréhension comme un simple échange d’une pensée à une autre ; il y voit « une approche, un envahissement, le transfert difficile d’un esprit dans un autre esprit ». Ainsi la vraie lecture engage l’être, elle ne peut être qu'« ontologique », car « lire, c’est devenir, c’est-à-dire se mettre à participer mentalement […] à la vie particulière du texte lui-même » et rejoindre par notre propre pensée « l’énergie créatrice qui en est la source50 ».

32On croirait lire Dilthey qui ne pense pas le processus de la compréhension autrement que circulaire (Zirkelvorgang). Nous comprenons le détail à partir du tout et l’ensemble à travers le particulier. Toute œuvre poétique, chaque monument écrit (Schriftendenkmal) contient à l’intérieur de la tranche de vie qu’il éclaire (Ausschnitt) « la vie tout entière ». L’interprétation devient ainsi un acte quasi poétique, mû par la sympathie et dont l’ambition est de comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même. Prenant appui sur son garant, Schleiermacher, Dilthey et, à sa suite Poulet, ne conçoivent pas de compréhension – du moins des phénomènes intellectuels – sans cette relation d’identité sujet-objet dont le fondement échappe à la raison. L’accord irréfutable des critiques se fait sur ce principe, qui n’est paradoxal que dans les termes, selon lequel comprendre, c’est toujours comprendre la vie qui est elle-même traversée d’irrationnel et d’inconscient. La littérature, émanation des profondeurs du moi, n’est accessible que si l’on pénètre dans l’univers intérieur du poète que l’interprète reconstruit au-dedans de lui-même.

33Lire un texte, c’est retrouver ce que G. Poulet appelle la « convenance » qui lie les différents éléments de l’œuvre et, au-delà de l’unité de ton et de couleur, en assure la cohérence psychique. « Convenance », notion si voisine à la fois du « tempo », du rythme vital que Du Bos découvre dans les grands textes littéraires et de la « Stimmung » novalisienne, cet accord de l’âme, cette concordance des conditions psychiques qui donne au texte sa résonance intime, son harmonie intérieure !

34« La poésie nous ouvre la compréhension de la vie51 ». C’est là pour Dilthey le point de départ et l’aboutissement de la critique. Et pour les tenants d’une histoire littéraire idéaliste, il n’est de compréhension adéquate d’un texte qu’à travers l’identification. R. Fernandez envisage la critique littéraire comme une « coïncidence avec l’œuvre », un effort d’en imiter intellectuellement les démarches essentielles. Il nous faut faire cette longue citation si éclairante de Georges Poulet parce qu’elle contient la définition de la critique d’identification :

Le critique est celui donc, qui, annulant sa vie propre, consent à voir occuper sa conscience par une conscience étrangère, ayant pour nom la conscience de l’œuvre. Au meilleur cas, c’est-à-dire au cas de la meilleure littérature, cette espèce de "je" remplaçant, avec lequel je coïncide, m’installe au centre d’un système de relations, il me fait roi d’un langage qui est le langage de l’œuvre, il m’illumine de sa propre lumière52.

35Il est plus que des similitudes entre la méthode d’interprétation pratiquée par W. Dilthey et la critique littéraire française identificatrice.

36Ces analogies ne s’expliquent-elles pas en fin de compte par l’attitude commune des uns et des autres à l’égard de la poésie, conçue à la fois comme la cristallisation d’une expérience existentielle et un moyen de connaissance, une possibilité de se dépasser soi-même ? C’est un semblable idéal de synthèse, d’union, qui anime le processus d’identification entre l’interprète et la création poétique. Œuvrant à l’unisson avec un décalage de plusieurs décennies, les critiques française et allemande ont transposé à la littérature une démarche et des concepts issus de l’expérience mystique.

Le sens poétique a plus d’un point commun avec le sens mystique […] La critique de la poésie est une absurdité.

37notait déjà Novalis dans un célèbre fragment53 soulignant l’inadéquation de la pensée discursive et de la poésie. Intériorité, intuition, fluidité, liquidité du moi, immédiateté, coïncidence, aventure vécue, totalité, identité, etc. autant de mots significatifs d’un même attachement aux valeurs spirituelles.

38De fait, l’accord entre ces deux familles d’esprits d’un côté et de l’autre du Rhin est une rencontre d’âmes.

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Par Paul Gorceix, «Wilhelm DILTHEY : la notion d'« expérience vécue » et la critique littéraire française», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1981, La Licorne, mis à jour le : 17/07/2014, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=5962.