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Devant La Mort du Juste
Par Suzanne Liandrat-Guigues
Publication en ligne le 14 octobre 2005
Texte intégral
1A la fin du Guépard de Luchino Visconti, au cours de la séquence du bal, le Prince Salina s’isole dans la bibliothèque. Ce passage est extrêmement important : il est celui où le Prince prend conscience de son vieillissement. Et puisque Visconti a choisi d’arrêter son film avec l’épisode du bal, il faut que ce vieillissement s’accélère jusqu’au moment où le Prince s’agenouillera devant la camarde. C’est donc un moment d’une grande densité émotionnelle puisque c’est lui qui met en mouvement ce processus mortel.
2La scène figure dans le roman dont le film est l’adaptation ; Lampedusa y précise un détail que reprend le film. Au mur de la bibliothèque est suspendue une copie d’un tableau de Greuze. Dans le scénario comme dans le roman, la toile est intitulée La Mort du Juste. Aucun titre n’est mentionné dans le film qui fait du tableau le personnage central de la scène.
3La toile est le deuxième volet d’une séquence picturale, La malédiction paternelle articulée en deux tableaux, Le Fils ingrat, puis Le Fils puni que l’on peut voir au Musée du Louvre. Le principe des tableaux « en pendants » est narratif puisque le diptyque constitue un récit à condition d’être complété par ce qui n’est pas montré.
4Comme chacun sait, l’expression des sentiments caractérise l’art de Greuze. Elle forme un des aspects majeurs de la peinture du XVIIIe siècle et elle est au cœur de la critique d’art de cette période. « C’est le programme d’une pathognomonie des passions et d’une physiognomonie des caractères qui se formule », remarque Jean Starobinski. Cette pensée n’est pas sans contradiction avec l’image de la nature qui se transforme au XVIIIe siècle. Starobinski observe que :
Chez ceux-là mêmes qui condamnent, au nom de la diversité naturelle, la typologie de la forme idéale, l’on voit donc subsister une rhétorique du sentiment, qui tend à établir des types moraux ou passionnels assez peu diversifiés. De là cet art singulier, dont l’exemple le plus frappant est l’œuvre de Greuze [...]. Art bâtard, qui refuse l’idéalité des formes et des objets pour mieux exalter l’idéalité des sentiments coulés au moule d’une psychologie traditionnelle. [...] Art qui pour avoir voulu marier la présence vraie des objets et la rhétorique des passions, perd souvent sur les deux tableaux.1
5Michael Fried aborde la question de l’expression des sentiments sous l’angle de la place du spectateur. Un ensemble de problèmes, que l’on a regroupés dans la traduction française sous l’appellation d’ « absorbement », a travaillé la peinture du XVIIe siècle et celle du siècle suivant. La critique d’art de la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment celle de Diderot, pose cette « primauté de l’absorbement » comme une exigence pour émouvoir. La représentation de l’absorbement repose sur un rapport paradoxal entre le tableau et le spectateur puisque la composition doit chercher à nier la présence du spectateur pour qu’il soit captivé par la contemplation du tableau.
6L’art de Greuze, qu’on dit traditionnellement capable d’attirer et d’émouvoir, repose principalement sur la représentation de l’absorbement soit à partir de la description d’individus solitaires soit à partir de scènes de genre à plusieurs personnages. Le Fils puni représente une forme d’absorbement. La famille est toute à sa douleur devant l’agonie du père. Le fils est de retour pour assister aux derniers instants du vieillard. Les gestes et les physionomies ainsi que les postures disent une profonde affliction dans un langage qui n’a rien oublié des leçons de Le Brun2. L’ensemble est d’une dramatisation extrême, fortement centré et orienté vers la figure alitée, et exprime la sorte d’enfermement bien propre à exclure le spectateur de la représentation.
7Toutefois, la réflexion de Diderot, à propos de toiles de paysage de Joseph Vernet notamment, le pousse vers une autre conception de la peinture et vers une nouvelle vision du rapport entre le tableau et le spectateur. Il utilise alors la fiction d’une entrée du spectateur dans le tableau. Les œuvres analysées appartiennent aux genres mineurs des scènes pastorales, paysages ou peintures de ruines. Ainsi, selon M. Fried, prend forme une double conception dans la critique de Diderot. Une conception « dramatique » fondée sur la représentation de l’absorbement chez Greuze à partir de l’instauration dans le tableau d’un univers clos excluant le spectateur et une conception « pastorale» reposant sur la fiction opposée d’une entrée physique du spectateur dans le tableau3.
8La mise en scène de Visconti n’est pas étrangère à cette double esthétique de l’expression des sentiments, mais elle en modifie profondément le sens puisqu’elle en « donne» les deux versants ensemble et qu’elle la complique singulièrement.
9La relation instaurée par la présence d’un tableau dans l’espace de la bibliothèque n’est pas sans rappeler l’usage du tableau-dans-le-tableau des peintres d’intérieur hollandais du XVIIe siècle comme Vermeer4, mais aussi Ter Borch, Pieter de Hooch... Inclure dans la composition un tableau était propice à suggérer des sous-entendus. À ce principe général pouvait se joindre d’autres intentions. Ainsi, « une scène religieuse exemplaire ou un épisode mythologique permettait, par une comparaison hyperbolique, d’y ajouter un grain d’humour »5. Cette dimension d’humour est présente dans le roman à travers une réflexion du Prince observant les filles du vieillard peintes par Greuze : « Elles étaient gracieuses, lascives, le désordre de leurs vêtements suggérait le libertinage plus que la douleur ». Visconti reprend l’idée, même s’il la formule plus sobrement et transforme en dialogue avec Tancredi ce qui était pensée intime : « Il faut espérer que Concetta, Carolina et les autres seront plus décemment vêtues ».
10Dans le roman, le tableau est présenté comme « une bonne copie » de Greuze sans qu’on puisse le voir. Quelques détails sont mentionnés à travers les réflexions du Prince. Le film, lui, peut à la fois proposer la vision qu’a le personnage du tableau et montrer celui-ci. Et il peut le faire de diverses manières. Le tableau est d’abord désigné hors champ par un double regard appuyé du Prince, sans que l’on sache encore de quoi il s’agit. Ensuite, le tableau apparaît à huit reprises à l’image. La première fois, il est plein cadre, en plan rapproché, légèrement décentré par la présence sur le côté gauche d’un chandelier en applique murale. Ce plan ne correspond pas vraiment à la vision du personnage qui occupe toujours le canapé sur lequel il est assis et qui devra mettre ses lunettes et s’approcher pour le regarder. Par la suite, l’œuvre de Greuze est toujours associée à un gros plan du visage du Prince ; celui-ci peut être vu de dos, le plus souvent il est de profil ou de face, tantôt sur la gauche tantôt sur la droite du cadre. Lorsque les fiancés entrent dans la bibliothèque et lorsque les personnages quittent la pièce, deux plans d’ensemble replacent le tableau dans l’espace de la bibliothèque.
11Outre ces huit apparitions, il est souvent parlé du tableau hors champ ; des regards désignent son emplacement supposé. La scène comporte deux moments : le Prince est d’abord seul ; puis entrent Tancredi et Angelica qui engagent un dialogue avec lui qui ne cesse de penser au tableau. Ce second moment se partage lui-même en deux temps. La « pliure » se produit lorsque le Prince, qui était assis aux côtés de Tancredi, se lève pour aller devant le tableau avant de rejoindre Angelica. Le raccord se fait sur un double mouvement : le Prince est à gauche du champ, de profil, parlant à Tancredi ; la caméra se rapproche de lui, il se tourne de face en gros plan regardant hors champ dans la direction du tableau ; le plan suivant le recadre d’un point de vue diamétralement opposé, à droite du champ, de profil, se levant pour se diriger vers la gauche, c’est-à-dire vers le tableau. Ce double mouvement (le visage qui se retourne et le corps qui se dresse) et le raccord avec retournement de la position crée indubitablement une émotion. La présence in abstentia du tableau est alors très fortement ressentie.
12La différence entre la pratique picturale du tableau dans le tableau et la solution proposée par le cinéma est triple : 1) dans la peinture, il y a effectivement « tableau dans le tableau », ce qui fait dire à Daniel Arasse qu’à l’œuvre du peintre « on est tenté d’ajouter les dix-huit tableaux que Vermeer a peints à l’intérieur de ses propres tableaux »6 ; 2) dans le film, le tableau peut être tantôt montré, tantôt présent in abstentia dans le hors champ ou dans le dialogue ; 3) dans la peinture, le tableau dans le tableau est destiné au spectateur, rarement aux personnages7, ce qui n’est le cas ni dans le film ni dans le roman. Par rapport à ce dernier, Visconti complique la représentation des sentiments en introduisant les comportements distincts de plusieurs personnages. Son utilisation du tableau dans la scène de la bibliothèque s’écarte donc à la fois de la pratique des maîtres hollandais et de celle de l’écrivain. Comme souvent chez Visconti, la référence, ici le tableau de Greuze, ne s’épuise pas dans la citation explicite mais au contraire engendre un mouvement de dérive implicite où s’hallucinent les représentations virtuelles.
13L’attitude du Prince Salina, isolé dans la bibliothèque, constitue une forme de l’absorbement. Portant la main à son front dans un geste de lassitude ou plongé dans la contemplation du tableau, il offre une série de modulations autour du portrait d’un individu, philosophe ou non, solitaire en son intérieur et méditant. Dans ce sujet, représenté par Greuze lui-même et par beaucoup d’autres artistes, pointe la figure de la Mélancolie. Cette maladie de « l’entre-deux », qui met en question le rapport de l’âme et du corps, transforme un « état » médical en une « passion » tout en affrontant avec la bile noire et la viscéralité le ridicule ou le grotesque théâtralisés. Greuze peut être considéré comme un peintre de la mélancolie d’une espèce bien particulière. Diderot dit souvent dans ses Salons qu’il désirerait que le peintre eût fait ceci ou cela comme s’il constatait l’absence de quelque chose. « La mélancolie c’est d’abord cette expérience d’une absence [...], cette passion tient à la proximité de la mort »8. Et l’on peut voir dans Le Fils puni autre chose qu’une œuvre moralisatrice, mais une œuvre qui a « pour objet une agitation maladive, une exaspération de l’expressivité inquiétante [...]. Tous les regards s’affrontent dans la fureur ou l’épouvante ; ce sont des batailles sans issue. Ici la mélancolie trouve les pires accents de la pathologie [...]. Greuze révèle sous le voile de la morale familiale et d’une histoire de famille, la réelle défaillance d’où naît la mélancolie »9. On pense à un groupe statuaire du XVe siècle dans une église de Modène représentant une Déposition et qui propose des postures variées où se remarque cette même « exaspération de l’expressivité » : le tableau de Greuze est une sorte de déposition profane. La pétrification, qui est diversement suggérée dans des peintures de la mélancolie bien connues, trouve un écho chez Visconti qui associe le Prince Salina et sa famille à la statuaire en plusieurs passages du film ; dans la scène de la bibliothèque, elle n’est qu’allusive dans tel plan où l’acteur Burt Lancaster est figé dans une pose (par exemple, lorsqu’il allume un cigare tout en regardant le tableau) : alors nulle « exaspération de l’expressivité », mais, comme on l’a dit, une figure de l’absorbement plus conforme à l’iconographie traditionnelle de la mélancolie. Du coup, cette méditation sur la mort fait glisser la scène vers un thème pictural entretenant des relations évidentes avec celui de la Mélancolie ou de l’absorbement par les sentiments qu’elle suscite, c’est-à-dire une représentation de Vanité « à personnage » (par opposition aux Vanités d’objets).
14A ces premiers effets qui reposent sur la présence du tableau d’un côté et sur l’attitude du Prince de l’autre et sur les différences de comportements, s’ajoutent ceux liés au mimétisme des gestes de part et d’autre des deux espaces de représentation. Le Prince souffre de la chaleur, boit en tenant son verre à deux mains comme s’il était épuisé, porte sa main au front à deux reprises. Dans le tableau, la fiole de potion est présente à côté du lit du vieillard, les bras et les mains soulignent l’affliction. Les sentiments exprimés ne sont pas les mêmes mais les mouvements se répondent. Des mimiques et des gestes voisins peuvent évoquer des émotions différentes dans le traité des passions de Charles Le Brun dont les fameuses têtes d’expressions sont difficiles à interpréter en l’absence de légende. Greuze l’écrit lui-même, le geste des mains levées, doigts écartés peut signifier la stupeur devant le père mort aussi bien que l’admiration et la reconnaissance de la veuve envers son curé dans un autre tableau10. Le mimétisme des gestes s’étend : le mouchoir que Tancredi passe à Angelica, la sueur au front se retrouvent chez tous. Les éléments du tableau se dispersent.
15Toutefois, à l’arrivée du couple de fiancés, un renversement se produit. Les nouveaux venus deviennent les spectateurs du Prince en son absorbement. Cette posture motive des comportements distincts chez le jeune homme et chez la jeune fille. Tancredi lançant à son oncle : « Tu courtises la Mort ! » lance aussi le motif figural de la Jeune fille et la Mort que va mettre en œuvre Angelica dans la scène de séduction par laquelle elle distrait le Prince de son absorbement en lui offrant une autre sorte d’envoûtement qui culmine dans un baiser ambigu11. Donc, à l’entrée de Tancredi et Angelica, la scène se modifie pour s’organiser autour du thème de la Jeune fille et la Mort, mais inversé. C’est la jeune fille qui est la Mort pour le Prince – une puissance de vie illusoire puisque désormais inaccessible, hors de portée – alors que traditionnellement la jeune fille enlace un squelette. On propose en général deux interprétations des œuvres présentant ce sujet. Elles seraient soit des allégories de la Vanité (la beauté, sous l’espèce de la jeune fille, est promise à la mort), soit des scènes tirées de la danse macabre (jeune femme dansant avec un squelette)12. Le thème prépare le passage à la valse du Prince et d’Angelica (la danse n’est jamais absente de la scène puisque l’on entend en bruit de fond l’orchestre) tout en affectant la séquence du bal tout entière. L’iconographie du thème développe au moyen de la jeune fille se regardant dans un miroir où apparaît une tête de mort, ou bien dans des statuettes dont l’avers et le revers opposent une belle femme à un squelette, le motif du retournement et de la réflexion que la valse donne à voir par son mouvement et le vis-à-vis des danseurs.
16Le film propose aussi une variation autour du Jeune homme et la Mort lorsque Tancredi entre à son tour dans le jeu des représentations. Il semble tenir la place du Prince et composer fugitivement une figure de l’absorbement. Soit il contemple le couple formé par Angelica et son oncle, soit il est attiré par la toile accrochée au-dessus de la cheminée. Il imite certains gestes que l’on a déjà vus chez le Prince : s’asseoir sur le même canapé face à la peinture de Greuze (à la différence d’Angelica qui s’installe sur l’autre siège), étendre son bras sur le dossier. Lorsqu’il se lève pour s’approcher du tableau, le regard hors champ est semblable, le mouvement du corps aussi. Mais le cadre ne reste pas vide après la sortie du personnage comme cela se produit pour le Prince. La caméra au contraire accompagne le jeune homme. Le visage de Tancredi en gros plan n’est jamais associé au tableau de Greuze comme l’est celui du Prince. L’idée retranscrite par ce choix de mise en scène est exprimée dans le roman : la Mort reste abstraite pour les jeunes gens. Et même si cette réflexion est mise par le film dans la bouche du Prince, la force du cinéma est d’abord de la suggérer en traitant différemment la relation qu’entretiennent avec le tableau l’homme âgé et le jeune homme.
17Visconti demande au spectateur de mobiliser sa culture, sa connaissance des thèmes iconographiques. Mais il ne lui donne pas seulement à apprécier comment il en joue, il le prend en compte comme un « connaisseur », comme un partenaire avec qui un dialogue peut s’instaurer. Cela se vérifie de plusieurs manières, notamment dans le parti que le film peut tirer de ne pas désigner le tableau par un titre, quel qu’il soit ; cela a pour effet de créer une indécision entre le sujet montré, « la mort du juste », et le diptyque originel de Greuze. Le spectateur du film complique l’intervalle imaginaire créé par le peintre entre ses deux toiles. Il ajoute à ce qui s’est passé entre les deux tableaux ce qui advient entre l’histoire de ce fils ingrat et celle de Tancredi, neveu et fils spirituel du Prince, trahissant la lignée pour se ranger aux côtés de la nouvelle classe dirigeante. Il est plus sensible encore à ce qui se passe entre le Prince et la vision de sa propre fin.
18Visconti propose une série de démultiplications non seulement en ajoutant les diverses médiations représentées par chaque personnage, mais aussi en suggérant des références picturales implicites. À la différence de la pratique du « tableau-dans-le-tableau » qui met en œuvre une co-présence, il y a chez Visconti un empilement mobile, aléatoire, de références virtuelles. La confrontation de la scène du film avec la toile de Greuze, qui se trouve incluse en elle, entraîne une cascade de mises en abyme avec toute la réflexion sur l’intervalle qu’elles impliquent.
19Une série se constitue en effet : la famille peinte rassemblée dans sa douleur autour du mourant ; le Prince spectateur du tableau ; les jeunes gens spectateurs du Prince et du tableau ; les trois personnages emportés dans le ballet de La Jeune fille et la Mort, le bal lui-même qui apparaît, enfin, comme le triomphe de la mort... Le spectateur du film ajoute sa propre réaction et ses propres émotions à cet ensemble. Il est le spectateur de cet emboîtement qu’il lui est demandé d’apprécier pour ses conséquences : mise à distance, absorbement, voire absorption.
20Le spectateur doit apprécier aussi le rôle de la scène de la bibliothèque dans le déroulement de la séquence du bal dans son ensemble. Le Prince prend congé du monde, il s’éloigne pour se retrouver solitaire face à sa propre disparition. L’émotion du personnage culmine dans une autre scène lorsqu’il se regarde dans un miroir et qu’une larme coule sur son visage. Non loin de ce miroir, il y a une pièce où sont entreposés les pots de chambre. Cette alliance du trivial corporel et de la pensée de la mort rappelle la confrontation du Prince avec le tableau de Greuze et les commentaires qu’il fait sur l’état des draps des mourants toujours maculés par les potions et les sanies.
21Déjà dans l’espace de la bibliothèque, un miroir est présent quoique peu mis en valeur. Il forme l’ornement de la seconde cheminée. Celle-ci est placée sur un mur contigu, à angle droit, avec celui où se trouve la cheminée surmontée du tableau de Greuze. Un autre angle droit est dessiné dans cet espace par la position occupée par les deux canapés en cuir noir. L’un n’est utilisé que par les deux hommes tandis que l’autre accueille d’abord Angelica puis le Prince venant prendre place à côté de la jeune femme. Le miroir est peu visible dans les cadrages. Il offre plutôt une réserve d’espace mental. Lorsque le Prince s’approche du tableau pour la première fois, il est cadré d’abord de trois-quarts dos, en avant-plan, se détachant sur le tableau. Au plan suivant, il est de profil sans que le tableau soit visible mais avec au premier plan un chandelier. Ce second cadrage impose l’idée du Prince en contemplation devant sa propre mort moins parce que le tableau est maintenant absenté que par le souvenir que le spectateur garde confusément de la présence du miroir flanqué des mêmes chandeliers au-dessus d’une cheminée comparable à la première. Ce motif du miroir connaît sa propre variation. Le Prince est passé du tableau de la mort d’un autre dans laquelle s’identifier, mais encore vu « à distance », à la vision mélancolique de sa propre face. Émotion de la larme que le spectateur est amené à contempler et à partager avec le personnage en même temps qu’est affirmé, par le passage du tableau à un miroir, le pouvoir de réflexivité de ces images. Visconti convoque chez le spectateur l’émotion au sens le plus large qui implique l’émotion esthétique alliée à l’émotion intellectuelle.
22Dans un autre film de Visconti, postérieur de dix ans au Guépard, et dont le titre italien se traduirait « groupe de famille dans un intérieur » – alors qu’en France il est intitulé Violence et passion –, le personnage principal interprété lui aussi par Burt Lancaster est amateur de tableaux du XVIIIe siècle anglais que l’on appelle des conversation pieces. Ces tableaux représentent des familles regroupées dans un intérieur ou dans un jardin. Après avoir vu, au début du film la silhouette de Burt Lancaster examinant à la loupe l’une de ces compositions dans laquelle il s’abîme, les dernières images recomposent les éléments principaux du tableau de Greuze devant lequel le Prince Salina méditait sur la mort. Le Professeur est un homme terrassé par une crise cardiaque, reposant sur un lit, la tête enfoncée dans un oreiller, les bras reposant sur la blancheur du drap, quelques flacons sur une table de chevet disent la maladie. Survient une femme, puis une jeune fille. Les personnages évoquent un jeune homme absent. On pressent aux tons de leurs voix que des précautions s’imposent pour ne pas fatiguer le malade. La mort n’est sans doute pas loin. L’absorbement initial du Professeur dans sa passion pour ces familles picturales l’a fait ironiquement et tragiquement basculer dans une famille d’adoption bien réelle avec laquelle il compose une conversation piece. Absorbement puis absorption.
23La scène finale du film de 1974 amène à revenir sur celle du Guépard qui prend toute sa signification à être envisagée justement comme conversation piece – genre étudié par Mario Praz dont on a dit que Visconti s’était inspiré pour le Professeur de Violence et passion : Praz, qui est notamment l’auteur d’un livre intitulé La Chair, la Mort et le Diable, rappelle que les thèmes que Visconti déploie en sous-main avec une maîtrise souveraine à partir du tableau de Greuze appartiennent aussi à ce XIXe siècle où prend place l’action du film. Le spectateur doit donc prendre en considération ces décrochements temporels vertigineux parallèles aux emboîtements dont nous venons de parler : l’époque de la toile de Greuze, celle de Garibaldi, le XXe siècle de l’œuvre cinématographique et celui du spectateur d’aujourd’hui en passant par le XVe siècle et son iconographie, sans oublier le moment fin-de-siècle représenté par D’Annunzio et le Trionfo della Morte. La force de l’art viscontien est qu’à travers ce prisme, ou ce cristal de temps, l’émotion soit produite pourtant avec le sentiment, exaltant pour le spectateur, d’une grande sobriété et d’une grande pureté.