Fragments d’une poétique des Plaideurs :
une pièce burlesque ?

Par Claudine NÉDÉLEC
Publication en ligne le 20 mai 2009

Texte intégral

1La plupart de ceux qui veulent bien accorder quelque importance aux Plaideurs1 dans l’œuvre de Racine sont sensibles à la virtuosité du style, et beaucoup, en parlant de cette pièce, usent du terme « burlesque »2. Or le burlesque est d’abord, selon Guez de Balzac3, affaire de style, donc aussi, composante indissociable du style dès lors qu’il s’agit d’un texte versifié, de versification ; pour pouvoir désigner le texte comme burlesque avec un peu de précision, il faudrait répondre, entre autres, à la question suivante : peut-on dire qu’il y a ici traitement burlesque de l’alexandrin ? Nous nous efforcerons donc d’abord d’étudier la versification4 des Plaideurs, en partant du postulat (qu’on nous accordera sans doute), que ses caractéristiques, mises en rapport avec les normes des traités de poétique où Racine a pu apprendre l’art de faire de beaux vers, étaient perceptibles par le public, au moins par le public cultivé. Celà implique dès le départ deux attitudes critiques qu’il importe de préciser.

2La première consiste à avouer que nous partageons entièrement les analyses proposées depuis quelques années par les tenants de la diction dite baroque, et défendues récemment par le dernier grand éditeur de Racine, Georges Forestier5. Le vers ne se dit pas comme la prose, il a ses règles propres de pronuntiatio, de diction, et Les Plaideurs donnent à plusieurs reprises l’exemple d’effets particuliers liés à cette prononciation codée (et perdus faute de cette référence). Molière s’était moqué, dans L’Impromptu de Versailles, de la diction emphatique des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, en en donnant une version parodique (dont l’effet comique est définitivement perdu ! mais l’importance que prennent aujourd’hui, avec la puissance des moyens d’enregistrement modernes, les imitateurs en tout genre, prouve l’efficacité de ce type de parodie). Racine n’aurait-il pas voulu prouver que, lui qui accordait tant d’importance à cette diction, comme l’attestent peut-être l’affaire de l’Alexandre et en tout cas les anecdotes sur la Champmeslé préparant le rôle de Monime, était capable à son tour de s’en moquer, se moquant ainsi, assez élégamment, de lui-même ? – ce qui supposerait que les acteurs de la comédie ne devaient nullement chercher à « effacer » l’alexandrin, mais au contraire à jouer de la discordance entre une diction « emphatique » et une réalité grotesque, prosaïque, voire vulgaire.

3La seconde (corrélative de la première) consiste donc à récuser en faux l’analyse, parfois défendue, que Racine chercherait, en particulier ici, par son travail sur la versification, à se rapprocher de l’esthétique du « naturel » défendue par Molière. Outre qu’il y aurait beaucoup à dire sur ce que Molière lui-même entend par là en matière d’écriture versifiée, pourquoi alors ne pas choisir la prose ? S’agit-il, comme pour Molière – selon un critique, et là encore il y aurait matière à débat – d’écrire un alexandrin dont la principale qualité est de se faire oublier en tant qu’alexandrin, et de donner « l’impression du mouvement même de la langue parlée », voire « l’illusion de la spontanéité »6 ? Certes, Sorel remarque qu’on traite parfois les vers comme de la prose, et qu’on les divise entre plusieurs locuteurs « de sorte que cela ne paroist plus estre de la Poësie »7. Mais comment faire oublier que c’est un alexandrin sinon en écrivant l’alexandrin le plus ordinaire possible, le plus conventionnel possible, étant donné qu’en littérature, c’est ce à quoi on est habitué, ce qui a été depuis longtemps codifié et normalisé, qui passe pour le plus naturel ? Or, rien de moins conventionnel que l’alexandrin des Plaideurs. Et lorsqu’on rompt les lois du genre, de la forme, immédiatement un sentiment d’étrangeté apparaît, qui conduit à se rendre compte tout à coup de l’artifice de cette convention que l’on considérait jusque-là comme nature même.

Le montage, le chevauchement, de la forme métrique sur la forme usuelle du discours, donne nécessairement la sensation d’une configuration double, ambiguë, à quiconque est familier avec la langue donnée et avec le mètre.8

4Car cet instrument bénéficie de la même ambiguïté d’usage dont dispose tout instrument artistique : entre la mauvaise façon de s’en servir et la bonne, entre une utilisation « régulière » et une mauvaise utilisation, on peut dessiner l’espace d’une utilisation parodique, c’est-à-dire qui se moque de la bonne en feignant la mauvaise (ce qui exige en réalité, pour ne pas être confondu avec les mauvais utilisateurs, d’en manifester une maîtrise supérieure). Ce qui signifie, entre autres, que, sans une connaissance approfondie de la bonne utilisation, non seulement par l’écrivain, mais aussi par le récitant et le public, les effets comiques de la mauvaise (feinte) risquent d’être en grande partie perdus. Une des raisons du semi-échec à Paris ?

5De plus, jouir de la manipulation des procédures, c’est démontrer qu’on les connaît bien, connaissance qui risque toujours, étant très technique, de passer pour futile, le contenu de la satire de la justice, ou la richesse de la peinture de l’être humain, ayant toutes les chances de passer pour « plus importants » que la mise en évidence des recettes et des ficelles de la forme – d’autant qu’une telle jouissance exige une attitude métatextuelle qui renvoie la littérature à n’être que de la littérature, du jeu avec le langage. D’où une question inquiétante et déceptive : s’agit-il seulement de souligner la sottise, la maladresse, l’incongruité du discours de ces avocats qui ne sont que des valets, et de ce juge qui est fou ? Ou s’agit-il aussi de faire rire de la forme elle-même, en un discours parodique qui viserait à mettre en relief, non seulement les ridicules des locuteurs, mais les ridicules de la forme en tant que forme – c’est-à-dire au bout du compte non seulement de ces hommes qui se croient grands parce qu’ils jugent, à grand renfort de grands mots, du sort des autres hommes, mais aussi de ces hommes qui se croient de grands artistes en écrivant de grands vers ?

Un alexandrin burlesque ?

6Voici comment Guillaume Colletet, dont l’ouvrage est tout récent, résume les lois fondamentales de la versification française : « Les François doivent suivre leur usage, qui est d’observer le repos des hemistiches, les rimes, le nombre des silabes, & le juste sens »9. Il n’est pas sûr qu’en 1664 Racine ait encore eu besoin de consulter un traité de versification ; il est cependant difficile de désigner ceux avec lesquels il a pu apprendre à versifier, d’autant que les auteurs de traités se recopient les uns les autres, ce qui fait que, par une série d’intermédiaires, les traités du xvie siècle (de Th. Sébillet, de Pelletier) restent encore bien vivants à la fin du xviie10. Nous nous servirons donc essentiellement de trois traités que Racine a pu connaître, directement ou indirectement : ceux de Deimier11, de Lancelot12, maître direct de Racine, et celui de Colletet, déjà cité, auquel nous ajouterons, pour un bilan, celui de Richelet, légèrement postérieur aux Plaideurs13.

Les rimes

7Les traités de poétique des xvie et xviie siècles accordent une place primordiale à la rime, en tant que signe majeur de versification, seul moyen de distinguer clairement poésie et « oraison »14. Mais, là où les traités du xvie siècle sont hantés par la recherche de l’harmonie, car la rime doit faire du vers « une bien harmonieuse musique tombante en un bon et parfait accord »15, les traités du xviie semblent surtout obsédés par la distorsion possible entre la recherche de la rime et le sens des textes16 (Du Bellay annonçait déjà cette évolution en récusant les effets des grands rhétoriqueurs). Sont donc présentées comme fautives non seulement bien sûr toutes les rimes qui phonétiquement ne riment pas vraiment17, mais encore toutes les rimes qui, par leur recherche, témoigneraient, non de la tentative de tenir un discours sensé, mais d’une pure gesticulation verbale. Comme le dit Deimier,

et si pour l’excellence & beauté des vers, il n’estoit requis que de rimer sans aucune proportion & bonté des rimes, ce seroit une chose trop vulgaire & trivaile [sic] à toutes sortes de personnes, & ainsi il seroit aussi bon de rimer à la façon des charlatans & des boufons.18

8Selon Louis Racine, « le Poëte si sévere sur la rime dans ses Tragédies, s’est donné quelque liberté dans une Comédie »19. Et il note alors, comme exemples des libertés prises par Racine : « Maison rime à provision, on verra encore rimer, écrivons & rebellions, donc & pardon, création, désavouer & payer ». Cette liste appelle réflexion. Désavouer/payer (413-414) est un cas simple de rime pauvre, que les traités recommandent d’éviter, sauf dans le cas des monosyllabes et des rimes rares ; mais il y en a bien d’autres20, et pourquoi citer celle-là spécialement ? A fortiori lorsque l’une d’entre elles reste à peu près sensible même à nos oreilles modernes, pour qui la richesse de la rime n’a plus grande signification : la rime vu/interrompu (709-710), après le magnifique exorde où Petit-Jean multiplie les rimes riches, voire léonines (697-708), appuie évidemment le puissant effet déceptif du « […] Quand aura-t-il tout vu ? » (709).

9Pour la rime maison/provision (73-74), c’est peut-être la présence de la diérèse qui la fait remarquer plus particulièrement. Mais faire rimer un mot avec diérèse et un mot qui n’en comporte pas, comme remercier/métier (353-354), est fréquemment pratiqué, même en tragédie, et, bien que condamné par Malherbe, reste autorisé par Deimier et Lancelot. En réalité, les rimes pauvres en [õ] sont présentes à quatre autres reprises, et les rimes en [õ] sont dans l’ensemble particulièrement acrobatiques : elles donnent lieu à des alliances incongrues (le Bon/fripon, 409-410 ; Chapon/Japon, 713-714 ; Politicon/Chapon, 769-770), et la rime fait-on/exécution (213-214 ; on trouve aussi pourrait-on/non, 177-178 ; dit-on/prison, 565-566 ; vient-on/maison, 793-794) est elle aussi bien étrange. La diérèse est-elle encore en cause pour écrivons et rébellions (417-418), lors même que le –s final, s’il est prononcé21, en fait une rime suffisante sans consonne d’appui, ce qui est le cas le plus répandu dans la pièce ?

10Quant à donc/pardon (429-430) et donc/création (825-826), la présence d’un monosyllabe les autoriserait, mais, si l’on pose comme principe que les consonnes finales sont prononcées, ce sont tout simplement des rimes défectueuses, « faute » gravissime, soulignée dans le second cas par la ponctuation et un enjambement acrobatique. Ce qui est peut-être confirmé par le fait que l’édition originale en compte deux autres occurrences, « corrigées » en 1697 : quoi donc/non (161-162, devenue hon, hon/non – ce qui ne vaut peut-être pas mieux…) et donc/bon (265-266, devenue façon/bon).

11L’absence de rimes dites « normandes » dans une pièce qui est censée se passer en Basse-Normandie, fertile en plaideurs acharnés et en témoins prêts à se laisser graisser la patte, étonne un peu ; mais on peut souligner quelque chose de comparable dans les rimes monsieur et honneur (389-390), monsieur et crieur (549-550)22, messieurs et d’ailleurs (761-762). Comme Petit-Jean évoque, flatté qu’on l’appelle « Monsieur de Petit-Jean », le respect que lui témoignaient « tous les plus gros monsieurs » (9-10), et que les vers 177-180 déclinent comiquement le terme, jusqu’à l’expression burlesque « Monsieur son portier », on ne saurait douter que Racine entend jouer avec le terme et sa prononciation, en fin de vers, position déconseillée par Deimier et Colletet23. La question est complexe, mais il semble que l’on veuille faire rire d’une rime (qu’il vaudrait mieux pour cela éviter) où la prononciation « normale » en diction poétique des finales consonantiques aboutit à faire sonner fâcheusement le -r, qui sent ainsi sa province, puisque « à Versailles, on supprime volontiers l’r finale »24, effet renforcé par le fait qu’en l’occurrence on voudrait s’exprimer avec solennité.

12La prononciation du –oi donne lieu à un effet comique complexe que signale Louis Racine : « Que ma fille lisoit. Lisoit rime avec exploit, à cause de l’ancienne prononciation des gens de Pratique »25. L’effet comique (définitivement perdu aujourd’hui) est ici lié à la prononciation non de Exploit (365), qui doit se prononcer expl [w

Pour citer ce document

Par Claudine NÉDÉLEC, «Fragments d’une poétique des Plaideurs :
une pièce burlesque ?», La Licorne [En ligne], Langue, rhétorique et dramaturgie, Racine poète, 1999, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 20/05/2009, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=4392.

Quelques mots à propos de :  Claudine NÉDÉLEC

Professeur des Universités, Université d’Artois – travaux sur les langages déviants en littérature (thèse sur l’argot, XVIe-XIXe siècle), puis sur le burlesque (États et empires du burlesque, 2004, Champion) et les diverses formes du comique à l’âge classique.