L’Ecrivain romand : un décalage fécond1

Par Jean Starobinski
Publication en ligne le 17 février 2016

Texte intégral

1Quiconque entreprend de définir une « littérature de la Suisse romande » se voit entraîné fort rapidement dans le labyrinthe des distinctions. La Suisse romande, partie distincte du domaine linguistique français, est aussi une partie du pays suisse. Voici donc une double participation, et une double différence. Il faudra nécessairement recourir à l’analyse, et séparer des plans divers : langage, culture, institutions politiques, particularités religieuses…

2Sur le plan du langage, rien ne sépare la Suisse romande de la France – sinon certains provincialismes dont on trouvera les équivalents partout à l’intérieur de l’hexagone. Le domaine linguistique français s’est dessiné longtemps avant que les entités nationales aient pris consistance. Dans les territoires situés entre le Jura et les Alpes, la langue française est comme naturellement présente. Elle n’y est pas une langue d’emprunt. Elle ne s’accompagne d’aucun souvenir de conquête ou d’expansion : elle constitue un milieu immémorial. Quoi qu’ait pu dire Ramuz, qui plaidait pour son style personnel, les Romands n’ont pas eu à se défaire d’une première langue, un peu sauvage et mal léchée, pour se plier aux règles du « bon français ». Ils sont situés, il est vrai, dans une partie marginale du territoire linguistique français ; il leur arrive de se sentir guettés par les germanismes, et de réagir parfois en surveillant à l’excès la pureté de leur diction. La contrainte, le purisme livresque donnent alors à ce langage trop châtié un aspect factice, contre lequel la réaction inverse ne tarde pas. Mais il est difficile de définir avec précision ce que devrait être le parler naturel de ce pays. Les écrivains ont à cet égard toute latitude : c’est à eux qu’il incombe d’inventer des inflexions qui sonnent juste. Cela ne va peut-être pas sans quelque incertitude, le recours à la spontanéité instinctive ayant ici peu de chance d’être efficace. Mais si embarrassante que soit la recherche d’un style « authentique », je crois qu’aucun écrivain, parmi ceux mêmes qui se veulent le plus fidèles à leur terre, n’admettra que son œuvre soit tenue pour extérieure à la communauté littéraire française : la question ne se pose même pas. Et vice versa, les écrivains français ne sont pas lus comme des auteurs étrangers. Si les Romands revendiquent le droit d’être eux-mêmes, ils ne sont pas pour autant désireux d’interposer des frontières. Sur le plan du langage, ils participent étroitement à la vie littéraire française pour éprouver les sentiments qui ont cours entre personnes étrangères : la gratitude, la jalousie, la rivalité. Sitôt que l’on renonce aux simplifications qui réduisent une littérature à l’esprit de sa capitale, l’on parvient à percevoir les voix d’une polyphonie – où la Suisse romande tient assez dignement sa part (peut-être un peu trop dignement, mais c’est là une autre question). C’est pourquoi les Romands ne sont pas trop heureux, lorsqu’ils ouvrent les manuels et les histoires littéraires qui les rejettent en appendice, dans le domaine mal cadastré de la littérature d’expression française, au voisinage de ceux pour qui le français reste un héritage de l’époque coloniale. Mais ils ne sont pas plus heureux d’être trop parfaitement absorbés dans la réalité française, d’être annexés et de perdre ainsi une identité qu’ils tiennent à sauvegarder. Ils réclament le privilège d’être inclus de plein droit, tout en réservant le principe d’une différence essentielle, qui n’est pas celle d’un terroir parmi d’autres.

3Est-ce trop exiger ? Est-ce revendiquer des avantages trop contradictoires pour qu’ils puissent être légitimement obtenus ? A première vue, il paraîtra scandaleux que l’on refuse de se laisser annexer, tout en souhaitant n’être pas exclu. A trop demander (penseront certains), l’on n’obtient rien. Mais c’est de ce paradoxe que vit la littérature de la Suisse romande. Un paradoxe ? Une analyse apte à démêler ce qui appartient à des niveaux distincts montrera que tout ne tient pas au seul idiome : il y a encore l’histoire et les institutions. Le romantisme nationaliste avait construit de belles théories pour identifier l’âme d’une nation et l’esprit de sa langue. C’est un truisme aujourd’hui de rappeler que la géographie politique et la géographie linguistique peuvent dessiner – sans la moindre absurdité – des tracés non superposables. Jusqu’au XVIIIe siècle, les frontières religieuses ont eu plus d’importance que les frontières linguistiques. Au XIXe siècle, au moment de leur rattachement, les Genevois, les Vaudois, les Neuchâtelois ne se sont jamais sentis en présence d’une alternative : ils étaient trop attachés à leurs libertés locales pour ne pas voir tout ce qu’ils gagnaient en s’associant à une Confédération dont les principes, longuement éprouvés, garantissaient à la commune, au canton, à l’Eglise ou même à la secte religieuse, une autonomie qui n’eût pas été aussi bien respectée dans un grand Etat centralisé. Ainsi les écrivains romands ont-ils pu nouer des attaches diverses, des fidélités multiples, où la part du choix personnel contrebalance celle des appartenances obligées et des « enracinements ». Pour qui sait le penser et le vivre avec vigueur, ce pluralisme n’est pas un affaiblissement ni un morcellement de la personnalité : c’est au contraire une ouverture offerte à l’exercice de la liberté. Que dans le domaine civique, un homme se sente attaché à sa commune (à sa ville) ; dans le domaine politique, à la Suisse, mais au surplus à tel courant d’idées de portée universelle ; dans le domaine littéraire, à la langue française ; dans le domaine religieux, à une communauté nécessairement supranationale : il n’y a point là d’inconséquence, à la condition que l’on sache se délivrer du préjugé des vocations indi­vises et des allégeances massives.

4L’interposition d’une frontière politique ne reste toutefois pas sans conséquence dans l’ordre littéraire. Les écrivains de France, dont je viens d’affirmer qu’ils ne sont pas des étrangers en terre romande, il leur est arrivé, dans leur vie et dans leurs œuvres, de répondre à des événements qui intéressaient au premier chef la collectivité politique française ; ils sont intervenus dans les moments d’épreuve de leur pays ; ils ont pris position dans des « affaires » qui concernaient principalement la vie intérieure de leur nation ; bref, ils ont écrit dans des circonstances politiques et sociales qui n’étaient pas directement celles de la Suisse romande. L’attention ni l’imitation ne leur ont manqué de la part des Suisses : ceux-ci n’ont pas hésité, bien souvent, à prendre parti et à prolonger le débat. En ce siècle, Barrès et Maurras ont trouvé des admirateurs et des disciples. Mais aussi Breton et Sartre… Il n’empêche que, si vives que soient les passions répercutées, elles manquent de véritable substance : ce sont des échos. Il est difficile aux Romands de se sentir tout à fait « dans le coup » : nous sommes au spectacle. Certes, nul n’a la naïveté de croire que nous vivons dans un autre monde, hors d’atteinte, préservés des éclaboussures de l’Histoire ; et les événements intérieurs sont souvent trop chargés de valeur exemplaire pour que nous refusions d’en tirer pour nous-mêmes des leçons. Nous nous situons néanmoins en retrait : nous avons parcouru l’Histoire d’un autre pas ; nous n’avons traversé ni ces jours de gloire ni ces agonies. Nous avons vécu paisiblement et nous avons trait notre vache. Notre prudence nous a tenus en dehors des catastrophes et des victoires. Certains, chez nous, l’ont éprouvé comme une frustration ; ils regrettent le risque qui leur a été épargné, les conflits où ils eussent pu dépenser plus héroïquement leurs énergies et mieux donner leur mesure. Quelques-uns, lassés d’une sagesse qui les avait tenus à l’écart pour prix de la sécurité, se sont précipités hors des frontières, en quête de vie intense, d’aventure, et parfois de gloire.

5Un écart, malgré tout, persiste. Je le crois fécond, comme tout écart. Car toute différence appelle une réaction : il faut ou l’abolir, ou l’exalter, et dans l’un et l’autre cas il faut se mettre résolument à l’ouvrage. Nous éprouvons envers la France un décalage « moral », alors même que la communauté de langue maintient une continuité sans faille. Décalage à la fois évident et insaisissable, dont l’écrivain romand peut tour à tour se féliciter ou se plaindre, car c’est tout ensemble – selon l’usage qu’on en fait – un privilège et un désavantage. Le décalage, à certains égards, a pu prendre l’aspect d’un retard historique ; un exemple suffira : nous n’avons pas de très grandes villes, et les phénomènes sociaux, littéraires, artistiques liés à l’essor urbain ont mis du temps à nous atteindre. Mais le décalage n’est pas seulement chronologique : il peut revêtir, en quelque sorte, une valeur épistémologique. L’extériorité, l’indépendance, le relatif « désintéressement » sont des conditions favorables à l’activité du jugement. Nous sommes placés en position d’observateurs, et nous avons vu simultanément sur plusieurs cultures. Ainsi échappons-nous à ce qu’on a pu appeler le « narcissisme monoglotte » des Français, et il s’est maintes fois trouvé que nous ayons été plus tôt avertis de ce qui s’inventait dans les domaines italiens, allemands ou même anglais.

6De fait, le décalage que j’évoque peut recevoir, selon le choix ou le tempérament, un sens et une fonction fort variables. Nous pouvons pour ainsi dire jouer de cette situation. Nos grands écrivains, si l’on y regarde de près, n’en ont pas seulement pris leur parti, ils en ont tiré parti. Et l’on ne s’étonnera pas que leur choix puisse se décrire, schématique­ment, selon les variantes réflexives ou poétiques d’une mise en œuvre de la différence. Deux tentations extrêmes ont été assez constamment présentes : la vigilance critique, le repli lyrique sur l’expérience intime.

Pour citer ce document

Par Jean Starobinski, «L’Ecrivain romand : un décalage fécond1», La Licorne [En ligne], Les publications, Collection La Licorne, 1989, La Suisse romande et sa littérature, mis à jour le : 17/02/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6309.