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Rousseau dans la Révolution française
Par Robert Kopp
Publication en ligne le 22 avril 2016
Texte intégral
1Faut-il, comme le faisait Sébastien Mercier dès 1791, considérer Rousseau « comme l’un des premiers auteurs de la Révolution1 » ? Depuis que la question a été posée, c’est-à-dire depuis l’époque même de la Révolution, les réponses n’ont pas manqué. Elles ont été aussi nombreuses que variées.
2C’est à quelques-unes de ces réponses2 que je voudrais m’arrêter d’abord, afin de montrer quelles sont les difficultés que soulève l’étude du dossier de Rousseau dans la Révolution. Difficultés qui tiennent à ceci : toute lecture du passé est conduite à partir du présent. J’étudierai ensuite le dossier lui-même, moins pour faire l’inventaire de toutes les pièces, que pour analyser les principes qui ont présidé à leur assemblage. Enfin, j’essaierai de montrer que la présence de Rousseau dans la Révolution est plus mythique que réelle. Ce qui m’incite à proposer comme sous-titre de cette esquisse : « pour une sociologie religieuse des phénomènes littéraires ».
I. Chansonniers et historiens3Réponses nombreuses et variées, tantôt affirmatives – d’une affirmation soutenue par l’enthousiasme –, tantôt négatives – avec soulagement ou à regret. Mais toujours passionnées, ou presque, trahissant ainsi les sentiments de leurs auteurs à l’égard de Rousseau et de la Révolution. Et parmi ces auteurs, on trouve des chansonniers aussi bien que des historiens.
4Commençons par les chansonniers. Un des textes les plus connus est sans doute la dernière chanson que chante Gavroche, dans les Misérables (cinquième partie, livre premier, chapitre XV), au moment où il va mourir sur les barricades :
5Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :
On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau.
6Puis il ramassa son panier, y remit sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :
Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C’est la faute à Rousseau.
7Et, narguant les gardes nationaux qui l’ajustent, il continue son jeu de cache-cache avec la mort, jusqu’à ce qu’une balle le touche :
Il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :
Je suis tombé à terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à…
Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler.
8Cette chanson de Gavroche, malgré les apparences badines, qui contrastent avec la gravité de la situation, est une chanson politique. Or, Victor Hugo ne l’a pas créée de toutes pièces. Il s’est inspiré d’une tradition qui remonte à la fin du XVIIIe siècle, au-delà même de la Révolution. En effet, la chanson de Gavroche n’est que la version la plus connue d’une série de textes qui, pour être moins répandus, ne trahissent que mieux leur origine. Laquelle ?
9Dès avant la Révolution, la publication d’une œuvre de Voltaire ou de Rousseau n’allait jamais sans susciter quelques remous : critiques, parodies, éloges, imitations, condamnations civiles et ecclésiastiques. Ces dernières ont subi le sort de bien des pièces officielles : elles furent aussitôt mises en vers burlesques. C’est ce qui arriva au mandement de l’archevêque de Paris condamnant l’édition des Œuvres complètes de Voltaire publiée par Beaumarchais à Kehl ; c’est ce qui arriva vingt ans plus tard aux mandements lancés contre les nombreuses éditions de Voltaire et de Rousseau mises en circulation sous la Restauration. Parmi ces vers burlesques, la chanson d’un Genevois, Jean-François Chaponnière (1769-1856) :
Qu’il est beau ce mandement
De Monsieur le grand-vicaire !
Sa pastorale vraiment
A tout bon dévot doit plaire,
Car il dit à son troupeau :
S’il est du mal sur la terre
C’est la faute de Voltaire,
C’est la faute de Rousseau3.
10Chanson qui a inspiré d’autres chansons, dont le Mandement des vicaires généraux de Paris de Béranger :
Pour la carême écoutez
Ce mandement, nos chers frères,
Et les grandes vérités
Que débitent nos vicaires.
Si l’on rit de ce morceau,
C’est la faute de Rousseau,
Si l’on nous siffle en chaire,
C’est la faute de Voltaire.
Tous nos maux nous sont venus
D’Arouet et de Jean-Jacques ;
Satan qui les avait lus,
Ne faisait jamais ses Pâques.
Eve aima le fruit nouveau
C’est la faute de Rousseau ;
Caïn tua son frère,
C’est la faute de Voltaire4.
11Ces couplets ne tardèrent pas à courir les rues et à devenir le signe de ralliement des Libéraux. On en retrouve des échos jusque dans les romans de Balzac. Ainsi dans Un début dans la vie (dont l’action se situe en 1822), Oscar Clopart, en attendant le départ de la diligence « se mit à fredonner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué ».
12Chansons politiques, chansons libérales, que la police de la Restauration aurait voulu interdire : elle fit détruire les copies qu’elle put saisir, poursuivit les détenteurs. En vain. Elles ont survécu. Gavroche est entré dans la mythologie révolutionnaire. Dans les années soixante, Jean Ferrat et Georges Bérard ont inclus les vers de Victor Hugo dans une chanson intitulée Paris Gavroche. Aucun doute : du côté des chansonniers, le thème de Voltaire et de Rousseau boucs émissaires des malheurs de la France et responsables de la Révolution est solidement établi. Il est devenu un lieu commun.
13Or, certains historiens ne prétendent pas démontrer autre chose et ceci également depuis la Révolution. Ainsi, pour l’abbé Morelet, le Contrat social est « la plus funeste philosophie qui ait jamais égaré l’esprit humain, la source de tous les malheurs de la France ». De même Laharpe, Nisard et, surtout, Auguste Comte, pour qui l’adjectif « roussien » – synonyme à la fois d’anarchique et de barbare – est la suprême injure. Taine a repris l’accusation : dans Les Origines de la France contemporaine, il a placé Rousseau à la tête de la conjuration socialiste contre la société :
Plusieurs millions de sauvages sont lancés par quelques milliers de parleurs, et la politique a pour interprète et ministre l’attroupement de la rue. D’une part la force brutale se met au service du dogme radical. D’autre part le dogme radical se met au service de la force brutale. Et voilà dans la France dissoute, les seuls pouvoirs debout sur les débris du reste5.
14Le réquisitoire de Taine n’a été surpassé en violence que par les fulminations qu’ont lancées contre Rousseau les membres de la Ligue des Patriotes : Brunetière, Faguet, Lemaître, Barrès. Le 12 juin 1912, ce dernier tonnait à la tribune de la Chambre des députés contre la célébration du deuxième centenaire de la naissance du Genevois :
À l’heure où nous sommes, avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au nom de l’État, l’homme qui a inventé le paradoxe détestable de mettre la société en dehors de la nature et de dresser l’individu contre la société au nom de la nature ? Ce n’est pas au moment où vous abattez comme des chiens ceux qui s’insurgent contre la société en lui disant qu’elle est injuste et mauvaise et qu’ils lui déclarent une guerre à mort, qu’il lui faut glorifier celui dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de l’anarchie. Entre Kropotkine ou Jean Grave et Rousseau, il n’y a rien, et ni Jean Grave ni Kropotkine ne peuvent intellectuellement désavouer Garnier et Bonnot6.
15Ce qui frappe dans ces témoignages, c’est leur extrême violence. Jamais, sans doute, aucun écrivain n’a suscité autant de haine : les réactions que provoque le seul nom de Rousseau semblent relever de l’irrationnel. Jamais non plus aucun écrivain n’a été tenu pour responsable du « déménagement » d’une société tout entière (le mot est de Baudelaire). Sur ce point, les chansonniers de la gauche et les historiens de la droite s’accordent parfaitement : entre Rousseau et la Révolution il y a une relation de cause à effet.
16Cette relation, toutefois, a été contestée par des hommes de gauche comme par des hommes de droite. Ainsi, Chateaubriand, dans le Génie du christianisme, sans nier absolument l’influence de Rousseau, nie du moins son originalité :
On dirait qu’avant nous le monde moderne n’avait jamais entendu parler de liberté, ni des différentes formes sociales. C’est apparemment pour cela que nous les avons essayées les unes après les autres avec tant d’habileté et de bonheur. Cependant, Machiavel, Thomas Morus, Mariana Bodin, Grotius, Pufendorf et Locke, philosophes chrétiens, s’étaient occupés de la nature des gouvernements bien avant Mably et Rousseau. […] Lui qui s’est élevé avec tant de force contre les sophistes, n’eût-il pas mieux fait de s’abandonner à la tendresse de son âme, que de se perdre, comme eux, dans des systèmes, dont il n’a fait que rajeunir les vieilles erreurs7.
17Chateaubriand n’est pas seul de son avis. Mais il faudra attendre la grande enquête de Daniel Mornet sur Les Origines intellectuelles de la Révolution française (1933), pour que soit battue en brèche l’image de Rousseau-père-de-la-Révolution. Mornet a montré – en faisant justice des conclusions et de la méthode de Taine – que ces prétendues origines intellectuelles avaient été surestimées, qu’elles étaient au contraire lointaines et diffuses, et que l’œuvre de Rousseau ne constituait qu’une composante infime d’un vaste ensemble. Pendant près d’un demi-siècle, les conclusions de Mornet ont été assez généralement admises. Ce n’est que récemment qu’elles ont été mises en cause sur certains points.
II. Le dossier18Il faut donc rouvrir le dossier et, si possible, le compléter. Les pièces sont déjà nombreuses et plutôt que d’en faire l’inventaire, j’examinerai les principes selon lesquels elles ont été collectées.
19Comment mesurer, quantitativement, l’influence de Rousseau ? En faisant le décompte des éditions ? Ce décompte, Mornet l’a fait pour le Contrat social. On ne cesse de le refaire, dans l’espoir d’infirmer ou de confirmer ses chiffres.
20Que nous apprennent-elles ? Qu’au moment de sa publication, en 1762, le Contrat social a connu un succès de scandale dû à la condamnation de l’Émile ; qu’il a été peu répandu entre 1763 et 1789, et que, de 1789 à 1799, il a connu une trentaine d’éditions françaises, quatre anglaises, quatre allemandes, deux hollandaises, huit italiennes, quatre espagnoles et une latine à l’usage de la Hongrie.
21Données éloquentes et qu’illustrent nombre de témoignages. Ainsi, les premiers lecteurs ont jugé l’ouvrage obscur et inintelligible. Dès 1762, Rey transmet à Rousseau cet avis d’un correspondant de Lyon : « J’ai lu son Contrat social avec avidité, mais j’avoue avec humilité cependant que je trouve cet ouvrage si décousu et si peu lumineux pour moi en certains endroits que je n’ose pas me prononcer sur son mérite ». Jugement analogue dans les Mémoires secrets de Bachaumont : « Il est très important qu’un tel ouvrage ne fermente pas dans les têtes faciles à s’exalter : il en résulterait de très grands désordres. Heureusement que l’auteur s’est enveloppé dans une obscurité scientifique, qui le rend impénétrable au commun des lecteurs ». Et, plus tard, Sénac de Meilhan dans Du Gouvernement : « Le Contrat social, profond et abstrait, était peu lu et entendu de bien peu de gens ». Aussi n’a-t-on pas pris la peine d’interdire l’ouvrage, ni de le réfuter, ou presque : quatre réfutations seulement (dont une qui n’a pas été publiée au XVIIIe siècle), alors que le Discours sur les sciences et les arts en avait suscité par dizaines. Somme toute, les contemporains ont partagé le sentiment de J. Senebier qui, en 1786, jugeait le Contrat « une absurdité de plus en plus politique ».
22Une seule exception toutefois. À Genève, le Contrat social a immédiatement été entendu comme une incitation à la liberté. Le 16 juin 1762, Moultou écrit à Rousseau qu’aux yeux des bourgeois « ce Contrat social est l’arsenal de la liberté, et, tandis qu’un petit nombre jette « feu et flammes, la multitude triomphe ». Et le surlendemain : « votre ouvrage doit effrayer tous les tyrans nés et à naître ; il fait fermenter la liberté dans tous les cœurs8 ». Le Petit-Conseil, en condamnant l’Émile et le Contrat social, suivit donc le Procureur général Jean-Robert Tronchin qui déclarait ces ouvrages « téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ». La religion ici n’était qu’un alibi. C’est du moins ce qu’affirme Moultou qui déclare : « La profession de foi du vicaire ne fut que le flambeau avec lequel un peuple libre brûle le Contrat social ». Un autre ami de Rousseau, J.-F. De Luc, est du même avis : les adversaires se sont « couverts du manteau de la religion9 ». Et même Haller, pourtant hostile à Rousseau, reconnaîtra dans les Göttingischen Anzeigen de 1775 que Rousseau a été châtié parce qu’il avait eu l’intention « de détruire tous les gouvernements, et en particulier le gouvernement aristocratique ». Ainsi, sous prétexte de la religion, la réaction de l’oligarchie genevoise a donc été une réaction politique.
23Rousseau, par le Contrat social, ne veut pas révolutionner les grands États, il veut retenir les petites républiques sur la pente de leur corruption. Ce texte, il l’a écrit en pensant à Genève ; et c’est à Genève qu’il a immédiatement été compris. En France, le Contrat social ne trouvera cet impact politique qu’après 1789.
24« Le Contrat social – note Sébastien Mercier en 1791 – était autrefois le moins lu des ouvrages de Rousseau. Aujourd’hui tous les citoyens le méditent et l’apprennent par cœur ». Ce sont donc les événements révolutionnaires qui ont attiré l’attention sur les écrits politiques de Rousseau. « C’est en quelque sorte la Révolution qui nous a expliqué le Contrat social », déclare Lakanal dans son Rapport sur J.‑J. Rousseau (18 septembre 1794). La Révolution est à la recherche de précurseurs, de cautions, et le Rousseau du Contrat social bénéficie soudain de l’autorité et du prestige qui entourait déjà le Rousseau de l’Émile et de La Nouvelle Héloïse. Si bien que ce n’est pas le prophète qui a fait la Révolution, c’est la Révolution qui a fait le prophète.
25Toutefois, la trentaine d’éditions que connut le Contrat social entre 1789 et 1799 ne doit faire oublier que La Nouvelle Héloïse a également été rééditée une vingtaine de fois. D’autre part, il faut tenir compte des innombrables recueils de pensées, des almanachs, c’est-à-dire des anthologies et des morceaux choisis qui ont été fabriqués en partant des textes de Rousseau. Ces bréviaires, qui n’ont guère été étudiés jusqu’à présent, rétablissent largement l’équilibre au profit de l’Émile.
26Le deuxième principe selon lequel on étudie généralement l’influence de Rousseau consiste à vouloir cerner cette influence dans la pensée de certains individus : Turgot, Condorcet, Mme Roland, Robespierre. Mais les historiens sont souvent gênés de constater que cette influence s’est exercée sur des individus qui ont exprimé des opinions politiques diamétralement opposées. Gêne qui disparaît pourtant quand on regarde les textes de près et si l’on se demande ce que la gauche et la droite pourraient avoir en commun. Un seul exemple suffira.
27Avant de quitter Arras pour se rendre aux États généraux en 1789, le plus rousseauiste des révolutionnaires, Robespierre, compose cette Dédicace à Jean-Jacques Rousseau :
Homme divin, tu m’as appris à me connaître : bien jeune tu m’as fait apprécier la dignité de ma nature et réfléchir aux grands principes de l’ordre social. Le vieil édifice s’est écroulé : le portique d’un édifice nouveau s’est élevé sur des décombres, et, grâce à toi, j’y ai apporté ma pierre […]. Ton exemple est là, devant mes yeux […]. Je veux suivre ta trace vénérée, dussé-je ne laisser qu’un nom dont les siècles à venir ne s’informent pas : heureux si […] je reste constamment fidèle aux inspirations que j’ai prises dans tes écrits.
28Dithyrambe que l’on retrouve chez bien des contemporains, Aubert de Vitry ou Mme Roland, qui s’exclame : « Tu m’as fait apprécier la dignité de ma nature ». Rousseau a opéré la révolution de l’individu, avant d’opérer la révolution sociale. Et c’est dans cette religion de l’individu que communient ceux mêmes qui, sur le plan politique, se combattent.
29Le troisième principe enfin de la recherche rousseauiste consiste à étudier le rousseauisme diffus des classes populaires. On s’efforce de montrer que telle pétition des sans-culottes au sujet du maximum (2 septembre 1793) est d’inspiration rousseauiste. Mais à chacun de ces libelles on peut opposer un autre, d’inspiration aristocratique, comme cette Pelle au cul des jacobins léguée par Jean-Jacques Rousseau au peuple français (1794), dont le seul titre montre déjà qu’il n’est pas moins populaire. Ainsi les uns trouvent dans Rousseau la justification d’un certain égalitarisme, les autres se servent de Rousseau pour démontrer que ni l’Assemblée nationale ni la Convention ne sauraient représenter la volonté générale et que les jacobins ne sont que les accapareurs de la Révolution. Tout au long de la Révolution, Rousseau est invoqué avec la même ardeur et la même bonne foi par tous les partis en présence.
30Toutefois, malgré les références répétées à certaines oeuvres (à l’Émile plus encore qu’au Contrat social), malgré l’importance de Rousseau dans la pensée de certains hommes politiques (dont Turgot ou Robespierre), malgré le rousseauisme diffus des classes populaires, l’influence et l’action de Rousseau restent difficiles à saisir. Difficiles à saisir parce qu’il est pratiquement impossible de retrouver dans ce syncrétisme qu’est l’idéologie révolutionnaire, les éléments qui appartiennent en propre à Rousseau. Et chaque fois que l’on croit en tenir un, on s’aperçoit qu’il appartient tout aussi bien à Montesquieu, ou – comme c’est le cas pour l’idée de contrat – à Grotius, à Pufendorf, à Jurieu, à Spinoza, c’est-à-dire au fonds commun de la philosophie des Lumières.
31Par ailleurs, de nombreuses références à Rousseau sont manifestement fausses. Il a été mal lu ou il n’a pas été lu du tout. Et pourtant, il est présent, il agit. Mais de façon indirecte, médiatisée. C’est comme si la courroie de transmission entre l’idée et l’action, entre la théorie et la praxis nous échappait. Or, cette courroie de transmission passe, je crois, par le mythe de Rousseau, un mythe dont on imagine mal aujourd’hui l’importance et qui ne peut être comparé qu’à certains mythes révolutionnaires modernes. C’est ce mythe qui assure une tout autre présence de Rousseau et la présence d’un tout autre Rousseau, et c’est ce mythe qui permet de réinterpréter le problème de Rousseau dans la Révolution.
III. Le mythe32« Il n’a rien inventé – disait de lui Mme de Staël – mais il a tout enflammé ». Le mythe de Rousseau commence à se former dès son vivant, pour prendre au moment de la Révolution des dimensions proprement religieuses. En même temps, ce mythe est devenu indépendant de l’œuvre de Rousseau. Ainsi, la question de savoir si le vrai Rousseau est celui de Mme Roland ou de Robespierre, celui des aristocrates ou des sans-culottes, perd beaucoup de son sens. La référence n’est plus la lettre des textes de Rousseau, mais l’esprit – dont nous savons qu’il sème à tout vent.
33Au départ, le mythe de Rousseau a pris appui sur une série de mythes culturels (de complexes culturels, aurait dit Bachelard). Le plus important a été celui de Socrate. Rousseau, le Socrate du XVIIIe siècle, voilà une comparaison qui a eu cours dès 1760. Lorsque Palissot, dans sa comédie des Philosophes, se moque de Rousseau, beaucoup de spectateurs pensent aussitôt à Socrate raillé par Aristophane. Ainsi Deleyre écrit à Rousseau, le 7 juillet 1760 : « Les Anytus ont paru, préparez-vous à la ciguë ». Deux ans plus tard, lorsque se répand le bruit d’une éventuelle condamnation de l’Émile et que Rousseau se demande s’il prendra la fuite où s’il attendra la sanction dans la tranquillité de sa conscience, on croit respirer l’atmosphère du Criton. La plupart de ses amis lui conseillent de se mettre à l’abri ; tous – Moultou, Rey, d’Alembert, Collé, Rulhière, Helvétius – le comparent à Socrate. Comparaison qui est tellement répandue que la même année 1762 une comédie de Sauvigny, Socrate, est interdite par les autorités parce qu’elles y trouvent la possibilité d’allusions au cas de Rousseau.
34Rousseau, qui s’est complu dans le rôle du philosophe persécuté, a fini par accepter la comparaison. Dans les Lettres de la montagne, il lance aux Genevois : « C’est avec ces molles façons de penser que les Athéniens applaudissaient aux impiétés d’Aristophane et firent mourir Socrate ». Et constatant les remous suscités par les Lettres, Boswell écrit à Rousseau le 31 décembre 1764 : « Vous êtes la cause d’une fermentation terrible dans cette Siège de Science (sic). Je regarde Genève comme Athènes ; mais c’est Athènes pendant la persécution de Socrate10 » (31 décembre 1764). De même Moultou, le prince de Wurtemberg, Mably, le bailli de Nidau ; et vers 1780, Malesherbes note encore : « Il n’y a que Socrate à qui on eût pu le comparer ».
35Cette imagerie, au fil des années et des événements spectaculaires de la vie de Rousseau – lapidation à Motiers, brouille avec Hume, lecture publique des Confessions interdites par la police, révélation de l’abandon de ses enfants – cette imagerie s’enrichira et s’amplifiera. Elle ne sera pas seulement propagée par la lettre, mais aussi par l’image. Peu à peu apparaissent tous les éléments qui caractérisent une religion :
36– les légendes pieuses : Rousseau aura consacré ses gains de copiste de musique à soulager les pauvres (Correspondance secrète, 1er janvier 1780) ;
37– les chants de dévotion, comme Le Tombeau de Rousseau (1779) de Pierre Silvain Maréchal :
Nous l’avons vu, bravant les mœurs publiques,
Fidèle à ses propres leçons,
Exercer tour à tour les vertus domestiques,
Et d’époux et d’ami sanctifier les noms.
38– une hagiographie : l’éloge de Rousseau est mis au concours par les Jeux floraux en 1786, mais le prix ne sera pas décerné cette année-là ; l’année suivante, il y a deux lauréats, l’avocat Chas, de Neuchâtel, et Bertrand Barère de Vieuzac, qui proclame : « Tour à tour persécuté et accueilli, à la fois adoré et proscrit, il a vu l’enthousiasme lui élever des autels et l’autorité lui dresser des échafauds » ; au total une douzaine d’éloges entre 1787 et 1792 qui mériteraient à eux seuls une étude : le Contrat social est pratiquement absent ;
39– une iconographie : dès le 1er février 1779, L’Année littéraire annonce qu’à Genève, « un artisan distingué », Jacques Argand, a élevé une statue représentant un Rousseau plus grand que nature, l’Émile à la main, devant lui un enfant nu, tenant un marteau et retenu à Rousseau par les « chaînes de la nécessité », fabrique un traineau ; Argand n’est pas le seul… Dès le 25 août le Journal de Paris annonce « les portraits actuellement au jour sont ceux de Voltaire et de J.-J. Rousseau » ; en 1909, le comte de Girardin, dans son Iconographie de Rousseau, pourra dénombrer plus de six mille portraits de Jean-Jacques : gravures, bustes, médaillons, tabatières, pendules, cartes à jouer, en-têtes de papier à lettres, etc., etc. ; iconographie où dominent deux traits : Rousseau-l’ami-de-la-nature (les Charmilles, l’île de Saint-Pierre, l’île des Peupliers à Ermenonville), l’éducateur (l’auteur de l’Émile) ;
40– un pèlerinage : Métra note dans sa Correspondance secrète le 26 juin 1780 :
41« Toutes les religions ont leurs pèlerinages… C’est le sentiment d’estime et de respect pour la mémoire de Jean-Jacques, qui attire tant d’hommages au tombeau qui renferme les cendres de cet homme de bien. Déjà la moitié de la France s’est transportée à Ermenonville ». Et quelle moitié : Marie-Antoinette, les princes et les princesses de la cour se recueillent dans l’île des Peupliers le 14 juin 1780 ; y viennent aussi le prince de Ligne, Mercier, Letourneur, Roucher, Bernardin de Saint-Pierre, l’abbé Brizard, Gustave III, Mme Roland, l’historien russe Karamzine et bien d’autres. À tel point que le marquis de Girardin, propriétaire du parc d’Ermenonville, compose un guide à l’usage des pèlerins : Promenade ou itinéraire d’Ermenonville (1788).
42– reliques : on touche les sabots, les meubles, les vêtements de Rousseau ; en juillet 1783, Anarcharsis Cloots, l’orateur du genre humain, le prédicateur de la république universelle aux fêtes révolutionnaires, conventionnel qui votera la mort de Louis XVI et de bien d’autres, avant d’être envoyé à l’échafaud par Robespierre, fait le pèlerinage d’Ermenonville (en compagnie de l’abbé Brizard) et il note : « Tabatière de J.-J. Rousseau… Mes doigts ont touché cette boîte ; mon cœur en a tressailli, et mon âme en est devenue plus pure ».
43Il ne manquait à Saint Rousseau qu’un temple : la Révolution allait le lui offrir. En vendémiaire an III (octobre 1794), les restes de Rousseau ont été transportés en grande pompe d’Ermenonville au Panthéon. C’est au plus fort de la terreur montagnarde, le 25 germinal de l’an II (14 avril 1794), – un mois à peine avant le discours de Robespierre sur l’Être suprême le 18 floréal de l’an II (7 mai 1794) et trois mois avant la chute de Robespierre le 9 thermidor – que la Convention a décidé le transfert des restes de Rousseau au Panthéon. Or, ce transfert n’a eu lieu que deux mois après la chute de Robespierre. Pourquoi ce retard ? Et dans quel esprit ce transfert a-t-il finalement été exécuté ?
44Certains de ses contemporains ont accusé Robespierre de ne pas avoir exécuté sa propre décision par envie : le tyran n’aurait pas souffert d’autre gloire que la sienne. Je crois plutôt (avec Jean Roussel11) que ce retard est dû au désir de Robespierre d’épurer le culte de Rousseau et de ne pas mêler aux honneurs rendus à Rousseau le souvenir de Voltaire ou de Mirabeau qui – selon un mot de Marat s’opposant au premier projet de transfert en 1791 – avait fait du Panthéon « l’antre consacré aux plus fameux traîtres de la Patrie, aux plus vils corrupteurs des mœurs, aux plus scandaleux écrivains du siècle ». Robespierre n’avait que mépris pour les « sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophe » (Moniteur, 19 floréal an II). Mais à force d’attendre, Robespierre ne pouvait plus réaliser son projet. Il a été réalisé par ses successeurs : le culte de Rousseau n’a donc pas été terni par la chute de l’Incorruptible. Bien au contraire.
45La fête de vendémiaire an III – une des fêtes révolutionnaires les plus somptueuses – a été la fête de la réconciliation. Le projet initial de la fête, tel que l’avait conçu Lakanal, avait un caractère nettement politique et social. Or, ce caractère a disparu complètement du déroulement effectif de la cérémonie : aucune allusion n’a été faite à la doctrine politique de Rousseau, ni dans les décors – évoquant l’île des Peupliers – ni dans les discours officiels (de Cambacérès, par exemple). En revanche, tous les témoins ont d’abord noté l’absence des sans-culottes, « ces hommes dont l’accoutrement et la figure signalent la férocité », puis le caractère pastoral de la cérémonie. « Ce n’était point l’homme de génie, l’homme éloquent, le grand homme qu’on paraissait honorer – écrit Ginguené – mais l’homme bon, l’apôtre des bonnes mœurs, le bienfaiteur de l’humanité ». Si la politique a tout de même fini par se manifester, ce fut d’une autre manière : au milieu de la cérémonie on annonça la prise de Cologne. Ainsi, dans l’apothéose de Rousseau, l’idylle coexiste avec l’élan conquérant de la République : les marches militaires s’accordent avec les danses des bergers pour faire oublier les grandes parades de la guillotine.
46Rousseau est devenu sinon Dieu, du moins son grand prophète : « Les Romains ont déifié Numa ; les Turcs ont fait de Mahomet un prophète ; les Juifs ont vénéré Moïse… Pourquoi, sans être superstitieux, ne serions-nous pas aussi reconnaissants ? ». C’est ainsi que s’exprime un contemporain anonyme dans son Voyage à Ermenonville, une lettre sur la translation de J.-J. Rousseau au Panthéon (Paris, Meurant, an III). Or, cette reconnaissance, n’est-elle pas invoquée ici comme une nouvelle preuve de la bonté naturelle de l’homme ? L’homme enfin lavé du péché originel, fait à l’image de Dieu et pouvant désormais devenir Dieu lui-même. Ainsi, tout en empruntant nombre d’éléments au christianisme, la religion rousseauiste aura été un des agents les plus puissants de la déchristianisation. C’est sur ce plan, sans doute, que se situe la véritable influence politique de Rousseau.
47Il faudrait, bien entendu, si l’on voulait conclure, replacer le cas de Rousseau dans le contexte de la mythologie révolutionnaire, le comparer à d’autres mythes, celui de Voltaire ou de Schiller ; il faudrait se demander aussi pourquoi d’autres écrivains – Montesquieu, par exemple, dont l’influence sur Marat et Saint-Just est pourtant évidente – n’ont pas connu cette métamorphose.
48Les quelques textes que nous avons vus permettent pourtant d’apporter à la question initialement posée un semblant de réponse : Rousseau n’est certes pas un des auteurs de la Révolution si auteur signifie qu’il aurait souhaité ou prévu cette Révolution. Rousseau n’avait rien d’un homme d’action : « Genevois, s’il se peut, redevenez libres ; mais soyez plutôt esclaves que parricides » (Lettres de la Montagne) ; et, en marge de cette phrase de De l’Esprit d’Helvétius : « Tout devient légitime et même vertueux pour le salut public », Rousseau note : « Le salut public n’est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté ». Rousseau n’est pas non plus un des premiers auteurs de la Révolution si l’on entend par là qu’il aurait inspiré telle ou telle constitution – à moins que ce soit celle de l’an III qui n’a jamais été mise en vigueur et qui ne fait que souligner le caractère utopique des écrits politiques de Rousseau. Toutefois, Rousseau est sans doute le principal auteur de la Révolution, si auteur signifie autorité : un certain discours sur Rousseau, la référence à Rousseau, fait partie du discours de la Révolution sur elle-même. Mais ce discours sur Rousseau ne s’élabore pas seulement à partir des écrits de Rousseau, il s’élabore surtout à partir d’un mythe, d’un mythe qui participe d’une pratique religieuse de la fête. Or, ce discours est à l’opposé du discours historique et critique qui, tenant son objet à distance, établit une différence fondamentale entre le passé et le présent, et pour qui l’intelligibilité s’instaure toujours dans un rapport à l’autre. Et si le discours historique, comme le disait Michelet, est une mise au tombeau, le discours de la fête pourrait bien être celui de la résurrection. Faut-il choisir ? Ce n’est guère possible. Ces deux discours sont à jamais liés et ils déteignent l’un sur l’autre, même si les interférences ne sont pas toujours aussi évidentes que dans le cas de Rousseau. Mais le cas de Rousseau rappellera au moins à nos modernes archéologues du savoir que notre savoir n’est jamais