Une fabrique dans un précipice
Montagnes et rêveries chez Diderot et Rousseau1

Par Jean Starobinski
Publication en ligne le 26 avril 2016

Texte intégral

à Giovanni Macchia

1Dans le chapitre final des Essais sur la Peinture (1766), Diderot se livre à des considérations sur le goût qui concernent aussi bien le spectateur que l’artiste, et qui définissent le jugement du critique aussi bien que le discernement du peintre. L’exemple qu’il imagine est celui d’un paysage de montagne. La vue du paysage va se doubler d’une rêverie.

Je vois une haute montagne couverte d’une obscure, antique et profonde forêt. J’en vois, j’en entends descendre à grand bruit un torrent, dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d’un rocher. Le soleil penche à son couchant ; il transforme en autant de diamants les gouttes d’eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres. Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler dans un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. C’est là que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l’homme. J’entrevois la machine, j’entrevois ses roues que l’écume des eaux blanchit ; j’entrevois, au travers de quelques saules, le haut de la chaumière du propriétaire ; je rentre en moi-même et je rêve.
Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose ; sans doute, ce rocher, image de la constance et de la durée, est une belle chose ; sans doute ces gouttes d’eau transformées par les rayons du soleil, brisées et décomposées en autant de diamants étincelants et liquides, sont une belle chose ; sans doute le bruit, le fracas d’un torrent qui brise le vaste silence de la montagne et de sa solitude, et porte à mon âme une secousse violente, une terreur secrète, est une belle chose !
Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs ; tout ce spectacle d’utilité n’ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l’homme ordinaire à celle du philosophe ! C’est lui qui réfléchit et qui voit, dans l’arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne, la formation des rivières, des fleuves, le commerce, les habitants de l’univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage, et de là dispersés dans toute la profondeur des continents ; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l’océan.
C’est ainsi que le plaisir, s’accroîtra à proportion de l’imagination, de la sensibilité et des connaissances. La nature, ni l’art qui la copie, ne disent rien à l’homme stupide ou froid, peu de chose à l’homme ignorant2.

2Singulière rêverie, qui ne s’absorbe pas dans la présence offerte. En un premier temps, la beauté du lieu est reconnue sur le mode concessif. La répétition anaphorique de sans doute, à quoi fait écho la répétition épiphorique de « est une belle chose », marque un piétinement, et un sentiment d’insuffisance. Ces phrases qui commencent et s’achèvent de la même manière laissent entendre qu’on ne peut s’en tenir à la simple réassertion de la belle évidence. Pourtant un mouvement se dessine déjà dans ce premier temps de la rêverie : c’est d’une part un mouvement temporel régressif, vers l’origine du monde ; c’est d’autre part l’élargissement rythmique, qui allonge les propositions et qui conduit le sentiment jusqu’à un point culminant – « secousse violente », « terreur secrète » – où l’émotion portée à son comble, comme Spitzer nous invitait à le reconnaître, prend valeur érotique d’orgasme.

3Impossible, pourtant, de s’en tenir à cette lumière merveilleuse et à cette rumeur impressionnante. L’esprit se tourne ailleurs. D’abord vers la présence de l’industrie humaine, qui dans ce paysage même, se surajoute à la nature intacte. Loin de déparer la majesté du lieu, la machine – c’est-à-dire le moulin – et le troupeau apportent un élément de jouissance supplémentaire, qui n’est plus de pure sensation : c’est un sentiment moral, lié au concept d’utilité, qui vient ici renforcer le premier plaisir. Et, dans ce qui est maintenant un second temps, la rêverie d’abord entravée par la présence objective, va prendre son plein essor, dans un mouvement expansif irrésistible. Le sujet de la rêverie se déplace et s’attribue une nouvelle incarnation : d’une première personne (je, moi), il passe à une troisième personne solennisée (le philosophe). Et la sensation (ou la pensée) du philosophe pénètre la substance naturelle, la travaille, la transforme : et s’il est ici permis de recourir à la terminologie que Diderot utilise dans le Prospectus de l’Encyclopédie, le mouvement se développe, de la nature uniforme à la nature employée, selon un processus d’exploitations systématique de tous les matériaux. Tout ce que l’antique lieu commun de l’âge d’or stigmatisait comme néfaste – construire des navires, creuser la terre, transporter les richesses d’un rivage à l’autre – devient ici un appel positif. Avec la navigation, la métallurgie, la construction des palais et des temples, l’irrigation des terres, c’est toute l’activité de la civilisation qui se déploie. Le mouvement expansif ne va pas seulement vers la profondeur de la matière, il est entraîné par l’image de l’eau et de son cours irrésistible, jusqu’aux océans et aux continents d’outre-mer. Et c’est ainsi que, dans l’esprit du philosophe, l’idylle montagnarde du début se transforme par extrapolations imaginatives en une vaste marine à l’échelle cosmique.

4Remarquons de surcroît que le second temps de la rêverie développe un second type de vision. Le verbe voir, d’abord apparu quand Diderot disait je vois une haute montagne, est employé une seconde fois pour désigner un regard qui ne se dirige plus sur la réalité présente, mais vers la possibilité future déterminée par le travail humain : « C’est lui qui réfléchit et qui voit […] le mât qui doit un jour »… Cette rêverie technologique est orientée vers l’avenir (tandis que, précédemment, nous l’avons constaté, la pensée s’était reportée vers l’origine du monde). Et finalement c’est à une seconde et plus vaste terreur que s’élève l’émotion du philosophe. À la première terreur, suscitée par le « fracas d’un torrent » succède celle, beaucoup plus bouleversante, qu’éveille l’idée de l’océan démonté. Tous les éléments présents dans le spectacle initial ont été mis en œuvre, modifiés, formés et transformés, et la modeste utilité pastorale du moulin et du troupeau est devenue un principe de travail et d’échanges universels, que menace toutefois, au dernier moment, le choc en retour de la violence élémentaire – la tempête destructrice.

5La nature, telle qu’elle s’offre à notre contemplation, est donc vouée à un dépassement imaginatif selon le fil d’un enchaînement métonymique ; elle n’a pas simplement fonction de prétexte à rêver, mais se trouve elle-même entraînée par cette rêverie, dans le cycle des emplois où l’homme développe ses pouvoirs. Ainsi sommes-nous entraînés peu à peu hors de l’idylle qui nous était apparue au début : déjà le moulin et son propriétaire détournaient notre pensée de la solitude primitive, et c’est finalement toute l’industrie et tout le savoir humains, tout le jeu des échanges commerciaux, qui viennent mentalement se superposer à la nature sauvage proposée à notre jouissance sensible. Diderot, qui sait parfaitement goûter les jeux de la lumière, du clair-obscur, des rapports colorés, n’aime pas à en rester là. Le pittoresque doit s’augmenter de philosophie. Et la philosophie (malgré la formule je rentre en moi-même et je rêve) est ici une activité essentiellement expansive, centrifuge, qui n’accepte pas de s’en tenir à la pure nature ni à la pure peinture. Le paysage n’a d’intérêt pour lui que par les « idées accessoires3 » qu’il éveille, par les fictions dont il est le décor. Dans la page que nous venons de lire, la fiction est celle de la transformation de la nature par l’art, sans qu’il en résulte le moindre dommage esthétique pour la donnée naturelle première. La rêverie technologique qui enveloppe la scène naturelle, ne la détruit pas, ne la contredit pas ; elle l’approfondit et l’amplifie ; la technique n’est pas l’antinature, mais la série des harmoniques qui se déploient à partir de l’accord des éléments naturels.

6Rousseau, contrairement à Diderot, a marqué avec énergie l’opposition de la nature et de la technique humaine. Il suffit de se reporter au Discours de l’Inégalité pour voir ce que le travail, qui lutte contre l’obstacle naturel, est, selon Rousseau, caractérisé par la négati­vité. Et l’on se souvient des pages fameuses où Rousseau, évoquant la grande « révolution » que fut l’intervention de la métallurgie et de l’agriculture, n’hésite pas à voir dans ces inventions, et dans la division du travail qui en résulte, la source du malheur des hommes. Rousseau a puissamment contribué à constituer une mythologie de la nature, et de l’homme de la nature. Mais l’on sait d’autre part que Rousseau estime qu’il est vain, pour nous, de vouloir rétrograder. Le retour en arrière nous est interdit. On ne peut échapper au malheur qu’en perfectionnant davantage « l’art humain », dont nous ne devons accuser que les formes imparfaites.

7La septième Rêverie de Rousseau contient une belle page, qui relate une rêverie dans la montagne, et la découverte assez soudaine d’une « machine ». Confrontée au texte de Diderot que nous venons de lire, cette page offre à la fois un surprenant parallélisme, et des différences frappantes. Lisons-la maintenant :

Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis un jour du côté de la Robaila montagne du justicier Clerc. J’étois seul, je m’enfonçais dans les anfractuosités de la montagne et de bois en bois, de roche en roche je parvins à un réduit si caché que je n’ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux dont plusieurs tombés de vieillesse et entrelacés les uns dans les autres fermoient ce reduit de barriéres impénétrables, quelques intervalles que laissoit cette sombre enceinte n’offroient au delà que des roches coupées à pic et d’horribles précipices que je n’osois regarder qu’en me couchant sur le ventre. Le Duc, la chevêche et l’orfraye faisoient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne, quelques petits oiseaux rares mais familiers temperoient cependant l’horreur de cette solitude. Là je trouvai la Dentaire heptaphyllos, le ciclamen, le nidus avis, le grand laserpitium et quelques autres plantes qui me charmérent et m’amusérent longtemps. Mais insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique et les plantes, je m’assis sur des oreillers de Lycopodium et de mousses, et je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étois là dans un refuge ignoré de tout l’univers où les persécutions ne me deterreroient pas. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparois à ces grands voyageurs qui découvrent une Ile déserte, et je me disois avec complaisance : sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici, je me regardois presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavannois dans cette idée j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnoitre ; j’écoute : le même bruit se repete et se multiplie. Surpris et curieux je me léve, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venoit le bruit, et dans une combe4 à vingt pas du lieu même où je croyois être parvenu le prémier j’aperçois une manufacture de bas.

8La manufacture surgit comme une évidence totalement étrangère. Son bruit interrompt la rêverie, et en révèle le caractère illusoire. Il semble qu’il y ait une incompatibilité radicale entre la rêverie au sein de la nature, et la présence de la manufacture et de ses bruyantes machines. C’est un réveil brutal. Devons-nous en conclure que, contrairement à celle de Diderot, la rêverie de Rousseau refuse d’intégrer le monde « industriel » (sous sa forme encore rudimentaire) au sein du monde naturel ? Nous ne pourrons répondre à cette question qu’après avoir examiné cette page de plus près, et après avoir prêté attention à la suite du texte.

9Le récit de l’herborisation offre une frappante succession de moments différents.

10Elle commence par nous présenter ce que les peintres et les critiques de l’époque nommaient le paysage en masse. Ce paysage se développe à nos yeux conjointement au récit de la progression du promeneur – progression orientée vers un lieu d’accès difficile, qui prend aussitôt valeur de réduit protecteur pour Jean-Jacques. Le caractère sauvage et lugubre de ce lieu atteste qu’il s’agit là d’un de ces lieux qu’il recherche, d’une « terre non forcée par la main des hommes », où Jean-Jacques peut espérer trouver « un asile où leur haine ne [le] poursuit plus ». Pour le lecteur moderne, la marche de Rousseau « dans les anfractuosités de la montagne » a valeur de quête au sein maternel, de voyage vers un centre naturel, obscur, pourvoyeur de sécurité, où s’annule la différence entre vie et mort. L’évocation des oiseaux – passant des oiseaux de nuit aux « petits oiseaux rares mais familiers » – opère la transition qui transforme ce lieu de vertige, d’horreur presque sacrée, en un locus amœnus5. Alors la nature, en un second temps, peut être observée dans son détail : les plantes rares s’offrent au regard de l’herborisateur. L’observation classificatrice représente l’application d’une science de léger appareil. Mais elle n’en présuppose pas moins l’éloignement objectivant, la distance qui transforme le rapport avec la nature en « amusement ». Ce n’est pas la familiarité muette de l’homme de la nature avec la forêt, ce n’est pas non plus l’exploitation utilitaire, la science de l’apothicaire (dont Rousseau ne veut pas). C’est l’œuvre d’une conscience que le savoir a rendu étrangère, et qui reprend possession du monde végétal selon une taxonomie savante appliquée à ne rien omettre. Le plaisir est d’identifier la plante par rapport à sa description préalable, de soumettre l’objet végétal à la juridiction d’une nomenclature exigée par l’impératif de la systématisation rationnelle : c’est un plaisir que Rousseau décrit comme un bonheur peu éloigné de la pure sensation, destiné à remplir le vide d’une existence solitaire, et qui à coup sûr remplira les pages de ses herbiers. Cette sorte de plaisir, Rousseau, à plusieurs reprises, le définit comme un pis-aller, remplaçant le plaisir plus précieux, mais désormais plus difficile à obtenir, de l’imagination fabulatrice, qui invente des « sociétés d’élite », des amis parfaits, des « âges d’or ». Or précisément, dans le réduit en pleine forêt la rêverie inventive, succédant au simple inventaire des essences végétales, va pouvoir prendre son essor. « Je me mis à rêver plus à mon aise » : c’est là un troisième moment, qui marque une séparation par rapport à l’état précédent. Le détail des lieux n’est plus prépondérant : le rêveur se replie sur sa propre situation : il est lui-même le héros de son fantasme, et il rêve d’inaccessibilité, d’invulnérabilité. La rêverie dont nous voyons ici se dérouler les thèmes successifs ne confirme pas la déclaration de principe qui figure dans la même 7e Promenade, quelques pages auparavant : « Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même ». Si nous voyons bien Rousseau se « réfugiant chez la mère commune », l’orientation mégalomaniaque de sa rêverie ne semble pas vouloir ici l’amener à s’oublier et à se « fondre […] dans le système des êtres » ni à s’« identifier avec la nature entière ». (Mais la rêverie réussie doit-elle nécessairement se terminer par l’extase ? Ne suffit-il pas qu’elle ramène le calme ?) Rousseau, comme Diderot, se laisse entraîner par « la chaîne des idées accessoires ». Et tandis que Diderot rêvait des multiples transformations de la matière, Rousseau fait défiler les interprétations diverses de sa propre situation : son rêve travaille non sur la substance du monde mais sur le donné immédiat de l’affectivité. Sous les apparences d’un fantasme qui transforme l’identité personnelle, le travail mental affecte le sentiment de valeur, de puissance, de vertu qui double la conscience de soi. Il s’agit ici d’une transmutation qui renverse une situation de persécuté en situation de maîtrise et domination. Le « mouvement d’orgueil » que Rousseau éprouve a pour conséquence immédiate un renforcement, presque une hypertrophie du moi idéal. « Je me comparais à ces grands voyageurs »… Bientôt il sera le plus grand de tous les voyageurs : Colomb. Le mouvement est celui de l’hyperbole (ou, si l’on préfère, de la métaphore hyperbolique). Le réduit est devenu une île, le repli vers le refuge naturel est devenu la découverte et la conquête d’un monde vierge. Singulière actualisation où nous voyons Rousseau vivre l’expérience que Diderot évoquait, assez abstraitement, et avec une sorte de condescendance, en écrivant : « Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose ».

11La progression des pensées rassurantes et consolantes est interrompue net par la découverte de la manufacture toute proche :

Je ne saurois exprimer l’agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon prémier mouvement fut un sentiment de joye de me retrouver parmi des humains où je m’étois cru totalement seul. Mais ce mouvement plus rapide que l’éclair fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable comme ne pouvant dans les antres mêmes des alpes échapper aux cruelles mains des hommes, acharnés à me tourmenter. Car j’étois bien sûr qu’il n’y avoit peut-être pas deux hommes qui ne fussent initiés dans le complot dont le prédicant Montmollin s’étoit fait le chef, et qui tiroit de plus loin ses prémiers mobiles. Je me hâtai d’écarter cette triste idée et je finis par rire en moi-même et de ma vanité puérile et de la maniére comique dont j’en avois été puni.

12La réponse affective de Jean-Jacques à l’événement imprévu s’énonce en trois moments distincts. Aucun d’entre eux ne concerne directement l’opposition entre la scène naturelle et l’intrusion du travail mécanique. Rousseau n’éprouve pas le sentiment d’un outrage à la nature. Sa réaction ne concerne que son rapport personnel aux autres hommes. La rapide joie dont il fait d’abord mention est destinée à attester son naturel aimant, la prédominance en lui des passions « douces et attirantes ». Mais le sentiment qui succède à cette brève joie, est celui de la douleur. Il s’était imaginé que des océans le séparaient de ses persécuteurs ; et les voici tout proches. La manufacture n’inquiète pas Rousseau en tant que présence de la technique, elle est signe de présence humaine ; et par conséquent, dans la conviction qui est la sienne, elle est le signe d’une animosité injuste dirigée contre lui. Son refuge ne le protégeait pas ; en croyant fuir les hommes, il s’était au contraire jeté dans la gueule du loup. Les initiés du noir complot sont présents « à vingt pas ». L’angoisse de Rousseau est entièrement causée par le concernement personnel. Mais en un troisième et dernier temps, cette angoisse est combattue et vaincue. Rousseau l’indique rapidement et ne nous dit pas par quelle réflexion il a pu « écarter cette triste idée » : nous avons tout lieu de supposer qu’il s’est agi d’un travail mental de transmutation et de réparation, analogue à celui dont mainte page des Rêveries nous offre l’exemple. Le résultat est une prise de distance à l’égard de l’élan de surestimation narcissique (« ma vanité puérile ») et du bouleversement qui en apporta la punition. Le rire final atteste une libération, un calme rétabli.

13Nous saurons mieux ce que Rousseau pense du rapport de la nature et de la technique en lisant le paragraphe qui sert d’épilogue à ce récit :

Mais en effet qui jamais eut du s’attendre à trouver une manufacture dans un précipice. Il n’y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine. La Suisse entiére n’est pour ainsi dire qu’une grande ville dont les rues larges et longues plus que celle de St. Antoine, sont semées de forets, coupées de montagnes, et dont les maisons éparses et isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglois.

14Nulle protestation de la part de Rousseau. Les manufactures dans des précipices sont un des éléments qui contribuent à la beauté de la Suisse, selon un principe esthétique que Rousseau assimile à celui du jardin anglais6. Aux « fabriques » dont les paysagistes peuplaient ces jardins, et qui consistaient en des pagodes, de fausses ruines, de petits temples à l’antique, Rousseau n’hésite pas à adjoindre une véritable fabrique, au sens industriel du terme.

15Et c’est là une image sur laquelle il a particulièrement insisté. Marcel Raymond, annotant la Rêverie que nous venons d’examiner, cite la première des deux lettres au Maréchal de Luxembourg : il n’y est pas question de jardin anglais, mais d’un exemple plus prestigieux : les maisons de l’ancienne Rome.

16Et les manufactures ne sont pas oubliées :

La Suisse entière est comme une grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d’autres sur les coteaux, d’autres sur les montagnes […] seulement les maisons, au lieu d’être alignées, sont dispersées, sans symétrie et sans ordre, comme on dit qu’étaient celles de l’ancienne Rome. On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi des sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans des précipices, des ateliers sur des torrents. Ce mélange bizarre a je ne sais quoi d’animé, de vivant, qui respire la liberté, le bien être, et qui fera toujours du pays où il se trouve un spectacle unique en son genre, mais fait seulement pour des yeux qui sachent voir7.

17Visiblement, ce thème est cher à Rousseau ; il est associé à l’idée non d’une contradiction, mais d’une heureuse conciliation entre le travail humain et la nature. Un dernier exemple nous montrera que Rousseau sait, à l’occasion, varier ce motif, dans un sens plus traditionnellement agraire. Dans la fameuse lettre sur le Valais de la Nouvelle Héloïse (I, XXIII), où Saint Preux évoque un paysage synthétique, réunissant nature et culture, nord et midi, « toutes les saisons », « tous les climats », on relèvera, comme à l’état dispersé, quelques-uns des termes qui nous ont frappé dans la septième Rêverie ; il vaudrait même la peine d’inventorier, sur de plus larges extraits, toutes les similitudes de vocabulaire. Je m’en tiendrai à ces seules lignes :

Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée, montrait partout la main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais pénétré : à côté d’une caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

18Ainsi vécu, le rapprochement de la nature abrupte et du travail humain est pleinement rassurant, et conforme à une image idyllique garantie par une longue tradition. Grâce à l’effort humain, la nature n’est pas un « désert » ; greffé sur le monde naturel, le travail n’est ni une disgrâce ni un exil.

19Mais tandis que Diderot complète la scène alpestre par le paysage total (« encyclopédique » ou déjà « faustien ») des industries et du commerce humain, sans en excepter les forges et les fonderies de canons, Rousseau prononce des exclusions. Plus fidèle à la tradition des moralistes antiques, il rejette l’exploitation des richesses minérales. Dans un paragraphe de la septième Rêverie, précisément, ayant repris à Pline (et à bien d’autres) les invectives classiques contre l’avarice des hommes arrachant à la terre ses trésors, il oppose la vie pastorale à l’industrie minière :

Là, des carrières, des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface.

20Il ne s’agit pas là, certes, d’une activité nouvelle. C’est le mythique cyclope qui symbolise la forge. Mais c’est là que s’annonce – sans que Rousseau s’en doute – le futur visage de la révolution industrielle : sa source d’énergie – le charbon et la vapeur – transportera le paysage de la mine à la surface de la terre, et bannira la technique douce des manu­factures actionnées par la force motrice de l’eau courante8. L’exploitation du sous-sol enthousiasmait Diderot ; elle horrifie Rousseau…

21Une autre opposition s’impose inéluctablement à l’esprit de Rousseau : c’est celle qui motive son refus de la grande ville. Les passages que nous venons de lire montrent très nettement que Rousseau n’entend pas confronter la grande ville avec une campagne purement agricole. Si vive que soit sa préférence pour une société à prédominance agraire, il est prêt à y inclure tout un ensemble de techniques du genre de celles que possède la Suisse : horlogerie, tissage, etc. Ce que réprouve Rousseau c’est la concentration urbaine, et ses conséquences : luxe excessif et misère dégradante. Une ville éparse, traversée de champs et de forêts, diffère suffisamment de la ville concentrée pour n’avoir pas besoin d’exclure les ateliers de mécanique. « Une manufacture dans un précipice », c’est d’abord une manufacture qui n’est pas située dans la grande ville, et qui pourra enrichir, libérer, des hommes qui vivent au sein des montagnes.

Pour citer ce document

Par Jean Starobinski, «Une fabrique dans un précipice
Montagnes et rêveries chez Diderot et Rousseau1», La Licorne [En ligne], Identités et altérités à l'intérieur d'une Europe française, La Suisse romande et sa littérature, 1989, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 02/05/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6437.