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La diaspora protestante et le mouvement international des idées
Pascal vu par Alexandre Vinet
Par François JOST
Publication en ligne le 27 avril 2016
Texte intégral
1Le critique d’aujourd’hui peut avoir fait la connaissance d’Alexandre Vinet grâce à deux agents : le hasard de ses lectures – de Brunetière à Seillière – ou ses recherches intentionnelles sur Sainte-Beuve. Celui-ci, en effet, publia sur Vinet trois articles intégrés dans les Portraits contemporains, les Portraits littéraires et les Derniers Portraits littéraires. À son tour Vinet, homme de lettres, professeur et pasteur écrivit des essais sur Volupté et sur l’Histoire de Port-Royal, ce dernier ouvrage étant en partie le résultat prolongé de cours donnés en 1837 à l’Académie de Lausanne. C’est dans cette ville que quarante ans plus tôt Vinet était né, c’est là qu’il exerça la partie la plus définitive de ses activités, et c’est là notamment qu’il rédigea ses Études sur Blaise Pascal, objet des présentes remarques, alors qu’il fréquentait les conférences de l’illustre hôte, son cadet de sept ans. On peut reconnaître d’évidentes affinités liant l’écrivain français et le théologien vaudois, mais elles ne s’étendent qu’à l’attirance exercée sur eux par Pascal et non point à leur interprétation de son œuvre.
2Vinet commença par enseigner la langue et la littérature françaises à Bâle, puis occupa la chaire de théologie pratique dans sa ville natale. Sa famille était venue de France, mais s’était parfaitement intégrée dans le milieu helvétique, alors que son dernier rejeton, Alexandre, qui décédé avant d’atteindre la cinquantaine, développa une personnalité irréductible aux tendances intellectuelles et sociales de ses collègues et de ses proches. Il fait, à lui seul, figure de diaspora parmi la diaspora. Il tenta d’infléchir le mouvement international des idées sur des aspects précis de la théorie littéraire, et ses implications théologiques sont marquées par sa vigoureuse personnalité. Ses vues sur les travaux de Pascal, sur les Pensées surtout, ne s’identifient guère avec celles des jugements traditionnels et invitent les esprits critiques à relever les antagonismes, à reconnaître les discordances et à les récuser.
3Le problème de la dispersion spatiale des protestants français à l’intérieur de leur pays et à l’étranger demeure complexe. On se saurait l’étudier sans l’intégrer dans les longues annales de la Réforme en France. Nos brèves réflexions se détacheront sur un arrière-fond historique nécessairement fragmentaire. On se limitera à quelques faits saillants qui contribuent à expliquer la vie intellectuelle du milieu où naquirent les sentiments et s’engendrèrent les opinions de Vinet. Les transfuges venus à Genève, les Calvin et les Farel en tête, furent assez influents et intelligents pour prendre moralement possession de la ville, tout en se préparant à leurs triomphes politiques. Ses concitoyens, a-t-on l’impression, au lieu d’absorber ces émigrés, furent absorbés par eux, et une situation analogue se présenta dans la plus grande partie de la région qui forme aujourd’hui la Suisse romande où cependant les disciples de Luther et de Zwingle exercèrent eux aussi une action réformatrice des plus efficaces. Un fait demeure : cette Suisse romande constitue la partie protestante la plus homogène du territoire francophone. Il n’est pas sans intérêt de noter que les répercussions de ce phénomène de l’ordre confessionnel se firent jusque dans les domaines philologiques. En France, dès 1553, les calvinistes furent appelés hugenots ; ce terme, comme l’expliquent Emile Littré ainsi que le lexique allemand Duden, n’est qu’une corruption de « Eidgenosse », confédéré, mot consacré pour désigner les Suisses1. Ajoutons que Genève ouvrit également toutes larges ses portes aux « ugonotti » persécutés en Toscane, aux Micheli, par exemple, mais aussi aux Turrettini et aux Burlamaqui, aux Diodati et aux Calandrini, toutes familles de Lucques. Non seulement dans le cas de Genève, mais aussi dans celui d’autres agglomérations protestantes, la notion même de diaspora, qui ne désignait d’abord que des groupements d’exilés juifs, comporte des nuances. En France même, telles communautés calvinistes ont mené en temps de paix ou de trève une vie sereinement parallèle à celle du reste de la nation. Dans l’ensemble, leur histoire, pourtant, est jalonnée de guerres et de persécutions, de promulgations et de révocations d’édits dont résultèrent leurs désagrégations intermittentes. Henri de Navarre ne devient Henri IV qu’après avoir abjuré l’hérésie. Son dimanche devint catholique par la messe, le prix de Paris, mais demeurait protestant par l’économie, la poule au pot. Il y eut un temps où un sixième de la France pratiquait la religion réformée, alors qu’aujourd’hui moins d’un million de Français disséminés dans tout le pays y adhèrent. Leurs contributions littéraires et leur levain critique se sont fait sentir tout le long de l’histoire culturelle, depuis les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, mort à Genève, jusqu’à la Symphonie Pastorale de Gide qui place l’action dans la Suisse réformée.
4Qu’en est-il de Blaise Pascal ? Appartiendrait-il lui aussi à la diaspora sinon protestante, du moins janséniste ? Les Études ont surtout essayé de répondre à la question de son allégeance religieuse. Le jansénisme, le catholicisme et le protestantisme semblent se disputer l’attention de Pascal qui ne se confesse ni ne se confie que dans des œuvres sujettes à diverses exégèses. Les essais de Vinet ne tranchent pas nettement une question dont la complexité invite à la prudence et exige des réserves. Le dernier mot de Vinet, ou plutôt le jugement final qui se dégage de son ouvrage peut se résumer en quelques mots : le jansénisme de Pascal a servi de lien entre son catholicisme et son protestantisme, lequel semble l’avoir emporté. Non que Vinet ni surtout Pascal le disent. Au contraire, le critique lausannois répète que l’Église de Rome cristallise et galvanise la pensée pascalienne. Pascal en est-il catholique pour autant ? Rien de plus incertain, pense Vinet. La méthode de la connaissance par le cœur, ce cœur « qui a des raisons que la raison ne connaît pas » n’en appelle pas directement à une autorité. C’est de son propre chef que le candidat au christianisme part à la recherche de la vérité religieuse et, l’ayant trouvée, n’attend que de Dieu seul l’illumination définitive qui engendre la foi. Celle-ci, adhésion immédiate et surnaturelle, se passe de tout apôtre et se dispense des services d’un intermédiaire. C’est dans ce sens que les mots de tel théologien2 doivent être compris : « Au point de vue théorique la Réforme peut traiter Pascal comme un de ses docteurs, de même qu’elle se réclame des pères de l’Église, d’un Origène ou d’un Augustin ; mais dans la pratique il ne lui appartient pas ». En effet, l’hostilité de Pascal à l’égard du protestantisme historique est évidente. Personne, du reste, ne s’est avisé de croire qu’en quelque manière il y ait sciemment souscrit. Si on a vu en lui du protestantisme, c’est de l’esprit protestant, non de la doctrine qu’il s’agit. Cet esprit peut être décelé dans certaines Pensées. Rappelons pourtant qu’elles consistent essentiellement, à part quelques passages des plus célèbres rédigés de main de maître en des phrases isolées indépendantes. Elles font souvent figure de citations tirées hors de leur contexte, alors qu’elles n’en ont jamais eu ou même une objection à laquelle l’auteur se réserve de répondre. Établir entre ces passages les liens qu’aurait choisis Pascal demeure une gageure, d’autant plus que dans les domaines confessionnels exégétiques et philosophiques, l’orthodoxie et l’hérésie se définissent souvent par des nuances. On est donc réduit à ne considérer dans nombreuses déclarations d’apparence logique, voire évidente, que leur valeur intrinsèque, quoiqu’on puisse donner libre cours à ses propres risques, à son imagination en ce qui concerne leurs implications possibles. « Si l’antiquité était la règle de la créance, les anciens étaient donc sans règle » (Br. 2603). Ce discours pourrait être sorti de la plume d’un protestant libéral. La règle, en effet, lorsqu’il s’agit de la foi chrétienne, se trouve dans les Écritures, dans la Tradition et dans l’Église-autorité. Non seulement cette dernière, mais aussi les autres sources de législation religieuse représenteraient donc – pour nous servir d’une expression de Vinet – un « hors-d’œuvre » dans l’apologie de Pascal. Il faut le répéter : le critique vaudois ne révoque pas en doute le catholicisme pratique du rédacteur de ses Pensées éparses, mais, comme on l’a affirmé, « sa théorie renverse ce qu’il croit maintenir ferme et immuable4 ».
5Vinet a discerné dans l’œuvre théologique de Pascal des traits, du moins des tendances protestantes et pose ainsi le problème confessionnel qui le préoccupe : la méthode des Pensées est-elle compatible avec le système de l’Église-autorité ? Sa réponse est clairement négative. Il reconnaît pourtant que le catholicisme a produit dans certains de ses adeptes une intensité spirituelle remarquable dont on trouverait difficilement des égaux dans une autre communion. Mais il a formé ces chrétiens intérieurs en dépit du principe qui les inspire, le principe de l’Église-autorité.
6Les jugements de Vinet sur les principes du catholicisme sont à l’origine de son interprétation de Pascal. L’autorité, on vient de la dire – et la prêtrise n’en est pas pour lui qu’un simple corollaire – voilà l’objet de ses plus vigoureuses charges contre l’Église romaine et le delenda Carthago de toute sa controverse. « Ce que je repousse absolument, déclare-t-il dans son ouvrage sur la Philosophie religieuse, c’est l’autorité » (p. 338). Elle est en effet une forma camouflée de tyrannie, estime-t-il, qu’elle se fonde sur l’absolutisme ou sur une majorité. Nécessaire à des degrés variés dans les secteurs sociaux et politiques l’autorité, sous quelque variante qu’elle s’impose, demeure préjudiciable à l’épanouissement de la foi religieuse, puisqu’elle entrave le plein exercice du libre examen. Or le catholicisme préconise la soumission des fidèles à des dogmes définis par une hiérarchie. Il se présente donc comme un agent oppresseur de la conscience individuelle. Les sentiments de Vinet à l’égard des principes fondamentaux de l’Église romaine ne sauraient, par conséquent, n’être que ceux d’un adversaire. Les Pensées voulant être une apologie, une justification de la religion chrétienne posent le problème de l’autorité sous l’angle du catéchumène. Certaines d’entre elles s’efforcent d’expliquer comment un incroyant peut devenir un croyant avec l’approbation de son entendement. Or, cette approbation qui n’est que la conciliation entre la raison et la foi ne saurait avoir lieu sous l’égide de la papauté, laquelle représente la mécanisation du christianisme. Il s’ensuit que dans l’opinion de Vinet la théologie catholique se réduit à celle de la soumission opérée par une force externe.
7L’autorité abusive que s’arroge l’Église catholique est à chercher dans notre nature corrompue. Les hommes, en effet, de commenter Vinet, « aiment que l’on croie pour eux5 ». La foi du troupeau catholique n’est pas de première main, pour ainsi dire. C’est un assentiment grégaire à des propositions imposées par une instance infaillible. « C’est moins à la vérité religieuse qu’on a foi qu’à la personne ou au corps qui en est devenu le dépositaire6 ». Cette position de Vinet est ferme et déterminée. L’Église-autorité est ennemie de toute foi personnelle. Voilà l’idée qui revient dans l’œuvre de Vinet avec la persistance, la fréquence, la régularité d’un leitmotiv. La foi qui se définit comme une adhésion immédiate à son objet, adhésion provoquée par une illumination surnaturelle, n’est pas du ressort du catholicisme. Aussi la foi « changée en vue » détrône-t-elle l’autorité dans l’âme du fidèle. Les deux principes sont irréconciliables. Le protestantisme monopolisant la pensée individuelle en matière religieuse demeure le lieu géométrique du libre examen et de la spontanéité de la foi. Ou bien le chrétien emprunte cette voie pour s’acheminer vers le salut, et alors il est protestant ; ou bien il s’en détourne et se fixe aux injonctions d’une Église, et il est catholique. Tels chrétiens, pourtant, se croient catholiques mais demeurent protestants à leur insu, ne se rendant guère compte qu’ils adoptent leurs principes. « Jamais le monde n’a été vide de protestants », insiste Vinet en prêtant au terme l’acception la plus large. Il continue : « Socrate était protestant. Descartes était protestant. Avant lui, Luther l’avait été, seulement dans une autre sphère7 ». Or, Pascal non seulement les applique à lui-même, mais il les incorpore dans sa méthode apologétique. Il est donc protestant.
8En même temps, Vinet confère au terme catholicisme son sens le plus restreint et à cette réalité la définition la plus sommaire. Pour montrer l’incompréhension qui se reflète dans sa critique pascalienne, il faudrait d’abord examiner la doctrine de l’Église romaine en ce qui concerne son autorité en matière de foi. Elle concède libéralement que le protestant examine et s’examine : assertive, non exclusive. En effet, elle ajouterait que ce double examen n’est ni le privilège ni le devoir exclusif du chrétien réformé. Ses fidèles à elle doivent, s’ils en sentent la nécessité, contrôler la validité du mandat qu’elle s’arroge de définir ses dogmes et de les imposer à la conscience de ses adeptes. D’autre part, elle estime, et Pascal avec elle, que ceux qui croient sans arrière-pensée, sans contentions rationnelles « sont bien persuadées » et possèdent la véritable foi : il est des âmes pour qui la foi ne pose pas de problèmes de l’ordre intellectuel. Dans le cas contraire, pourtant, l’Église enjoint aux néophytes ou à ses membres assaillis par des doutes de satisfaire aux exigences de leur raison ; elle leur interdit de « passer sous les fourches caudines de l’intelligence », pour reprendre l’expression de l’auteur des Études.
9Et voici la source du malentendu. L’Église propose aux réflexions du catéchumène des questions qui se posent sur deux plans différents. Elle lui dit que Dieu a parlé aux hommes, s’est révélé à eux. Il soumettra donc à un examen rationnel les Écritures en insistant sur les prophéties et les évangiles dont il s’agit d’établir, de reconnaître et d’admettre l’historicité et l’authenticité. Ici la route bifurque. Sur le tronçon protestant cheminent ceux qui se sentent appelés à interpréter personnellement les livres saints, alors que les pèlerins du tronçon catholique confient exclusivement au magistère de l’Église et à sa compétence le devoir de les commenter. L’ultime article de la foi, pourtant, occupe un autre plan et ne saurait être prouvé par des raisonnements humains. Cet ultime article, en effet, est « un Dieu caché » qui ne se comprend que par l’intuition, laquelle, dans l’ordre de la croyance n’est autre que la grâce tant débattue dans Augustinus et les Provinciales. Et voici que nous évoluons sur l’orbite de la pensée catholique lequel s’identifie avec celui de la pensée calviniste. Ce Dieu, l’aspirant au christianisme ne le chercherait pas s’il ne l’avait déjà trouvé, comme le suggère une des plus célèbres Pensées. C’est que le désir de surnaturel est déjà lui-même surnaturel et ressortit donc au domaine du divin.
10Les efforts de Pascal ne s’adressent pas en premier lieu au catholique, mais à l’homme qui voudrait le devenir, et la conversion embrasse deux étapes : de la légitimation de la foi l’on passe à son acquisition. Vinet ne semble pas s’être soucié de dissocier les deux stages, alors que Pascal y insiste. « La foi est différente de la preuve, dit-il : l’une est humaine, l’autre est un don de Dieu » (Br. 248). S’il fallait résumer le produit interprétatif suivi dans les Études, il faudrait en distinguer trois éléments. Leur auteur a manifesté une tendance prononcée à reconnaître dans le christianisme de Pascal son propre libéralisme réformé dans lequel il a été formé et qu’il a professé comme théologien. Puis il s’est soucié de rapprocher le prétendu jansénisme de Pascal des principes du schisme calviniste en prétendant que le catholicisme avoué de Pascal n’était qu’une façade derrière laquelle se cachait une sorte de fausse honte de se distancer de l’Église ou de crainte de s’aliéner les siens. Pascal, certes, n’est pas l’auteur d’une apologie de l’Église de France, alliée autocratique du pouvoir et des jésuites confesseurs des rois, des théologiens de la Sorbonne suppôts de Rome. Il est l’ami des port-royalistes, auteur des Provinciales, admirateurs de Jansénius, héros de l’escarmouche des cinq propositions. Il n’y a pas de doute : Pascal était un tempérament essentiellement militant, engagé, et, à ses heures, protestataire.
11Il semble que Vinet attachait aux Pensées un caractère autobiographique. Il n’en est rien. Leur auteur ne nous montre pas comment lui, éduqué dans une famille ultra-catholique est arrivé à la foi qu’il possédait dès le berceau. Il veut en indiquer le chemin à quelqu’un du dehors. Toutes les voies d’approche, pourtant, sont marquées de l’esprit de la religion qu’il n’a cessé d’appeler la sienne. Il croit avec toute la catholicité en la vertu infuse dispensée, instrument et principe de la foi, fonctionne aussi comme le moyen normal dont Dieu se sert pour la développer et l’illuminer. Une de ses Pensées le dit expressément : « La foi donnée au baptême est la source de toute vie des chrétiens et des convertis » (Br. 520).
12La cause profonde de la mésinterprétation que l’on dénote dans les essais de Vinet sur Pascal réside dans une étude incomplète de ce génie à diverses facettes. Il ne lui a reconnu aucune faiblesse, si ce n’est celle de n’avoir pas donné plus franchement dans la Réforme. Or, pour commencer par l’œuvre qui continue à marquer la littérature française, l’on pourrait composer un livre sur Misères et Grandeurs des Pensées. Parmi les premières on pourrait insister sur toute la partie historique, sur les prophéties et les miracles. Ses remarques sur le Pari ne sont qu’une magnifique tricherie basée sur une pétition de principe. Le libertin joueur devrait miser sur le bonheur éternel auquel il ne croit pas plutôt que sur les plaisirs temporels dont il jouit. La Logique ou l’Art de penser d’Arnaud et Nicole ne se reflète point dans de tels raisonnements ou de tels syllogismes qu’il se plaît à priver de leurs moyens termes. Voilà qui faisait sursauter Voltaire qui annotait les Pensées à sa manière : « Tu es fou ! » lisons-nous dans les marges. Mais attachons-nous aux splendeurs du lyrisme cosmique dont respirent les Deux Infinis, au mysticisme digne de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix qui se dégage du Mémorial, ce langage haletant d’extase où la chrétienté n’entend pas les symptômes du cancer digestif, mais perçoit une épiphanie de grâce et de rédemption.
13Vinet n’a pas non plus vu en Pascal l’homme de science qui ne saurait se séparer de l’homme des doctrines. Quand son père est percepteur des impôts à Rouen, il construit une machine à calculer. L’idée des transports publics à Paris a germé dans sa tête. À côté du Traité sur le vide on a de lui un Essai sur les coniques.
14En Suisse française la diaspora protestante a conféré au mouvement international des idées, des impulsions qui ne frappent sans doute guère par leur originalité, mais par leur énergie. Celle-ci prend sa source dans le fait que le calvinisme des cantons romands pénètre dans toutes les activités de la vie intellectuelle et culturelle. Non que l’ouest de la Suisse ne soit habité que par des descendants spirituels de Calvin. Pourtant, une certaine rigueur théologique continue à s’y deviner ou constater. On pourrait à cet égard comparer le Vaudois Vinet avec le Genevois Simonde de Sismondi. Ils sont tous les deux marqués par ce moralisme intransigeant qui noie leurs ouvrages dans une blanche brume d’ennui. L’un, outre ses études et essais de théologie a publié une Chrestomathie en trois solides volumes, et l’autre, outre des ouvrages de sociologie et d’économie, des livres historique, entre autres de copieux tomes d’une Histoire des Français. L’auteur se dit d’une famille de Pescia, ville voisine de Lucques. Qu’ont donc de commun ces deux hommes de lettres ? Un imperturbable sérieux moral, une austérité qui ne cesse de jurer avec « l’innombrable sourire » des flots du Léman. Ils sont de la race des Rousseau et des Pestalozzi et n’écrivent que pour l’éducation des enfants, pour la formation des adolescents et l’édification des adultes. Sismondi semble parler aussi au nom de son coreligionnaire quand il déclare en conclusion de l’œuvre citée : « J’aime à me dire que la jeune fille la plus modeste pourra lire à haute voix quelque partie que ce soit des dix-neuf volumes, sans avoir à rougir ». « Tempora mutantur ». Elles ne rougissent point, mais elles brunissent, les jeunes filles des plages d’Ouchy et de Genève, quand elles feuillettent les illustrés de nos jours. Si elles ignorent le message de la diaspora elles ne réussissent guère à l’étouffer.