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« La langue française est un coursier moins fougueux que rétif1 »
Les considérations linguistiques et littéraires de la Chrestomathie française (Alexandre Vinet)
Par Jacques-Philippe Saint-Gérand
Publication en ligne le 27 avril 2016
Texte intégral
1La notice perspicace que Daniel Madelénat consacre à Alexandre Vinet, dans le Dictionnaire des littératures de langue française2, constitue une juste réhabilitation d’un esprit méconnu aujourd’hui en France, et pourrait redonner, de ce côté-ci de la frontière, une impulsion salutaire à l’étude des conceptions critiques du pasteur vaudois, en ces années qui préparent la célébration du bicentenaire de sa naissance (1797) et la commémoration du cent-cinquantenaire de sa mort (1847). En rapprochant Vinet de La Harpe, Nisard, Villemain et Sainte-Beuve, pour aussitôt l’en distinguer par un supplément inaliénable de « retenue et d’authenticité », Daniel Madelénat indique clairement à quel niveau d’estime doit être tenu l’auteur de la Chrestomathie française. Mon propos sera, ici, de montrer comment cette grande œuvre, a priori destinée à présenter un vaste panorama de la littérature française, peut encore être exploitée aujourd’hui par l’historien des sciences du langage, soucieux de préserver l’intégrité des faces polymorphes de son objet d’étude, et de replacer ce dernier sous l’éclairage analytique d’une rétrospection historique simultanément large et circonstanciée.
2La première édition de la Chrestomathie française date de 1829 ; le succès de l’ouvrage est tel qu’une quatrième édition, modifiée par quelques adjonctions imputables au souci de préserver la modernité de l’entreprise, paraît dès 1844, et que l’année 1880, grâce à la sollicitude d’Eugène Rambert, voit publier une quinzième édition. Il n’entre pas dans mon projet de retracer l’histoire de ce texte ; je constate seulement sa prodigieuse vitalité et sa notoriété flatteuse qui survivent de longtemps à son auteur. Il est vrai que Vinet avait consacré le meilleur de son intelligence et de ses convictions, tant religieuses que politiques et sociales, à la composition de cette Chrestomathie. Les témoignages de sa correspondance, à ce sujet, sont nombreux et irrécusables. On conçoit, d’ailleurs, que, jeune enseignant de langue française immergé dans un milieu majoritairement germanophone, Vinet ait éprouvé quelques difficultés à faire reconnaître la valeur et du français et de la littérature française. Dès 1822, dans une lettre à son père, Vinet confesse cette obstruction de principe liminaire, qui eut pour effet de mieux asseoir la détermination du professeur, et qui incita ce dernier à rechercher les moyens de contourner cette hostilité :
Des Allemands qui importent ici le libéralisme intolérant de leurs universités, ont vu avec indignation parmi leurs collègues un professeur chargé d’enseigner la langue française (c’est-à-dire l’idiome de l’esclavage et la frivolité) à des descendants d’Arminius et de Tell. Sans s’attaquer à ma personne, ils ont décrié la langue que j’enseigne, et ont lâché sur ce sujet des bons mots un peu forts que j’ai relevés avec la chaleur convenable. Ces six mois ont été six mois de combats ; on m’a réduit à la nécessité de prouver que l’étude de la langue française ne gâtait pas l’esprit, qu’elle n’empêchait pas de savoir l’allemand, et que les classiques français n’étaient pas absolument des sots3.
3Une mesquinerie supplémentaire du règlement des Gymnases porta la détermination de Vinet, cette même année, jusqu’au seuil au-delà duquel l’action relaie les intentions et lui fit projeter la conception d’une Chrestomathie, alors que les manuels comparables laissaient apparaître leurs imperfections, tant au plan de la langue qu’au plan de la littérature. Pour parvenir à cette fin, Vinet s’appuya sur le Französisches Lesebuch für Schulen d’Andreas Biedermann (Winterthur, 1820), qui lui semblait bien insuffisant au regard de ses exigences et des attentes de son public ; mais le Recteur de l’Institut eut une réponse qui, en éludant le problème, et en méprisant les aptitudes et le sens de la responsabilité de Vinet, donna l’impulsion initiale aux recherches du pasteur pédagogue :
Cette Chrestomathie, répond-il, est adoptée pour les classes inférieures ; dans les vôtres vous ferez lire les ouvrages suivants, qui ont été également décrétés. C’est ainsi qu’un professeur de littérature à l’Université n’était pas même consulté sur les livres qu’il ferait lire au Gymnase4.
4Quelques années après, de fait, Vinet confie à Charles Monnard les circonstances de son travail, ses intentions, les modalités selon lesquelles il veut améliorer le célèbre manuel français de Noël et de La Place : Leçons de Morale et de Littérature (1804) :
Je m’occupe d’un travail qui prendre la plupart de mes heures de loisir cet hiver. C’est une Chrestomathie française dans le genre de celle de Noël et Laplace, mais sur un plan fort différent. Bien moins de morceaux, mais beaucoup plus étendus, et tous classiques, avec des notices sur les genres et sur les auteurs. Je regrette de ne pouvoir aujourd’hui vous communiquer tout le plan ; j’espère le faire un peu plus tard ; je désirerais fort que cet ouvrage pût trouver de l’écoulement dans notre canton de Vaud et à Genève. Tel que je conçois l’ouvrage, il serait, si l’exécution en était bonne, beaucoup plus utile que la carte d’échantillons de M. Noël5.
5Ayant déjà présenté, dans les pages de cette revue, une description des Leçons de Noël et de La Place6, je ne reprendrai pas les caractéristiques de cet ouvrage, me contentant de rappeler le succès de ce manuel, qui connut 29 éditions commercialisées, dont certaines au titre des piratages habituels de la librairie belge, et qui donna même l’idée à ses auteurs de produire le même genre de compendium à l’usage des Anglais (1817-1719), des Italiens (1724-25) et des Allemands (1827-28). On voit que la date de 1827, pour Vinet, n’est pas sans signification ; et, dans la perspective d’une étude de la diffusion du français auprès des pays limitrophes, à l’époque de la crise de l’ultracisme, d’une expansion démographique de la bourgeoisie, et du déclin de la monarchie de Charles X, il y aurait probablement là toute une série d’enquêtes à effectuer. En effet, si l’on en croit le texte de Noël et de La Place, et la perspective sous laquelle ces auteurs exposent leur conception de la littérature et de la langue, on s’aperçoit rapidement de ce que les textes n’ont d’autre but que d’inciter le lecteur à se conformer à des modèles de goût et de vertu :
C’est une espèce de Muséum ou d’Élysée français, où nos meilleurs auteurs, orateurs, historiens, philosophes et poètes, semblent se réciter entre eux, ou lire à la jeunesse les endroits de leurs écrits qu’ils ont travaillés avec le plus d’intérêt, qui leur plaisent à eux-mêmes davantage pour la pensée, le style, le goût, et la Morale. /…/ Chaque morceau de ce Recueil, en offrant un exercice de lecture soignée, de mémoire, de déclamation, d’analyse, de développement oratoire, est en même temps une leçon de vertu, d’humanité ou de justice, de religion, de dévouement au prince et à la patrie, de désintéressement ou d’amour du bien public, etc. Tout, dans ce Recueil, est le fruit du génie, du talent, de la vertu ; tout y respire et le goût le plus exquis et la morale la plus pure. Pas une pensée, pas un mot qui ne convienne à la délicatesse de la pudeur et à la dignité des mœurs7.
6Vinet, naturellement, n’avait aucun point à rendre sur ces sujets aux compilateurs français, mais ce texte permet de mieux comprendre la nature du reproche qu’il leur adresse en parlant d’une « carte d’échantillons ». En ne présentant pas les textes retenus à la lumière d’observations sur la langue et l’évolution des genres littéraires, Noël et de La Place se condamnent à répéter indéfiniment la conjonction de l’éthique et de l’esthétique, qui se fige rapidement en un stéréotype. Pour échapper à ce danger, qui annihile d’emblée la portée instructive du projet en la soumettant à un a priori éducatif, et qui sous-estime la capacité de l’individu à réfléchir, Vinet, s’adressant à un autre public, choisit de travailler selon une autre perspective, qui est de ne pas distinguer entre les diverses occurrences de la langue française, matière d’enseignement grammatical, littéraire, rhétorique et philosophique. Ainsi se réalise une entreprise philologique dans le meilleur sens du terme, qui, appliquée au français moderne, en ce premier tiers du XIXe siècle, frappe vivement par sa modernité :
A la classe tout-à-fait inférieure, j’enseigne les éléments de la grammaire française, et à la supérieure la rhétorique. Je dois convenir que cette dernière branche me présente le plus d’intérêt et d’agrément ; mais je me garderai bien de dire que l’autre soit méprisable : toutes deux peuvent être rapportées à des principes très élevés ; toutes deux s’ennoblissent si on leur donne pour base l’examen des opérations de l’esprit, si l’on traite la rhétorique dans ses connexions avec la philosophie, et la grammaire française dans ses rapports avec la grammaire générale8.
7Vinet ne reviendra jamais d’ailleurs sur cette ambition ; et le désir de « donner à ce projet une certaine réalité », comme il l’exprime en 1818, se retrouve, à l’issue de plusieurs rééditions, confirmé par l’expression du souci de fournir à la langue toute l’extension d’étude dont elle est capable. De placer ce médium dans la situation d’être appréhendé dans toutes ses implications, comme il apparaît dans ces réflexions de 1845 :
Je ne voudrais pas non plus avoir l’air de fournir aux jeunes gens des recettes pour être éloquent ; il vaut mieux se placer à un autre point de vue, et annoncer l’intention de leur apprendre à juger et à goûter ce qui est beau. Un cours de rhétorique est surtout un recueil d’observations, une analyse des procédés du talent, une branche de l’étude de l’esprit humain, une forme ou une partie de la psychologie. Que l’élève sente, comprenne, voie ; ensuite, il imitera, mais librement, et d’inspiration. Mais qu’on ne lui donne que des idées nettes, distinctes ; qu’on soit rigoureux ; car le premier point est d’exercer et de former l’esprit9.
8Et, c’est d’ailleurs en ces termes que Vinet s’adresse à son fils, Auguste, presque à la même époque, pour lui donner des conseils de travail. La langue et la littérature, ce qui n’était pas forcément reconnu avec évidence en ces années, ont partie liée dans le développement équilibré de l’esprit critique d’un adolescent :
Je crois qu’il faut faire marcher de front l’étude des livres de grammaire et de rhétorique que tu as emportés, avec celle des classiques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille mâcher ensemble la grammaire de Lévizac et le livre de Blair ; mais commencer par le premier de ces ouvrages, et, cette lecture achevée, continuer par le second, dont je t’enverrai, quand il en sera temps, les volumes suivants10.
9L’originalité et la force de la conception de Vinet s’inscrivent entièrement dans ce dessein de complémentarité, et président à la réalisation des trois tomes de l’ouvrage : littérature de l’enfance, littérature de l’adolescence, littérature de la jeunesse et de l’âge mûr, comme en témoigne chacune des tables des matières. L’opposition des textes en prose et des textes en vers laisse apparaître une sériation des genres qui se répète de volume en volume, mais qui n’est pas fondée sur les seules préoccupations de contenu que Noël et de La Place mettaient en avant : les narrations fictives, les mémoires, biographies, récits historiques, géographiques, dialogues moraux, comédies, tragédies et autres pro-verbes ou textes poétiques sont ainsi restitués dans la mouvance de leurs règles internes de constitution. Et chaque volume est doté d’une abondante épître dédicatoire, le premier à Charles Monnard, le second à Alexis Forel, le troisième à André Gindroz, qui sont autant de réflexions permettant de mieux situer les enjeux didactiques et philosophiques de la Chrestomathie, et qui, sous le couvert d’un nom révéré, donnent l’occasion à Vinet de développer ses vues sur le langage et la langue française, le rôle de l’histoire dans le développement culturel d’une nation, et la finalité de la littérature aussi bien que des études littéraires.
10J’examinerai successivement, désormais, le fondement originel de la réflexion linguistique de Vinet, la fécondation de ce fond par une théorie de l’histoire, la modernité d’une conception pré-sémiologique du langage, et l’articulation du linguistique et du littéraire dans l’économie des genres littéraires.
11Comme on a peut-être pu déjà le pressentir à la lecture des quelques extraits de sa correspondance, Vinet ne fait pas mystère de l’influence qu’ont pu exercer sur lui les travaux des Idéologues : le terme de grammaire générale ne saurait venir innocemment sous sa plume, et lors même qu’on voudrait le rattacher uniquement à son origine, la Logique et la Grammaire des Messieurs de Port-Royal, conformément à la dévotion que Vinet porte à Pascal, on risquerait de perdre ce qui fait la force et la grandeur de cette discipline dans l’esprit du pédagogue : être une propédeutique philosophique pour l’individu, dans le respect des options mentales que chacun peut choisir. Dès le début de la lettre à Charles Monnard, cette référence est perceptible, non seulement dans l’allusion au caractère central des langues dans l’acquisition des diverses modalités du savoir11, mais aussi dans le rappel de ce que l’exercice des langues, dans la parole individuelle, conduit à l’édification de la pensée et à sa formalisation en objet de connaissance : « La parole est l’analyse de la pensée ; c’est presque affirmer que, sans la parole, la pensée n’existerait pas ; et s’il était permis de détourner de son application immédiate une déclaration divine, on pourrait dire que, dans le monde de l’intelligence, « toutes choses ont été faites par la parole, et que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle » (Jean I.3). L’acquisition de la langue maternelle forme pour la plupart des hommes la partie la plus considérable de la culture qu’ils pourront jamais posséder12 ». Cette affirmation constitue un mixte significatif de la doctrine de Port-Royal, puisque la présence de Dieu y est affirmée par la référence à l’Évangéliste, et des conceptions de Condillac ou de l’Abbé Sicard, grâce auxquels se réconcilient les tensions contraires du sensualisme de l’expérience humaine et de sa soumission à un principe divin d’existence. Et l’on voit se profiler de la sorte un enthousiasme scientifique comparable, dans son principe, à celui que Nodier – d’ailleurs invoqué dans ces pages – éprouve à l’égard du langage et des langues, développant les implications proches ou lointaines de cette étude :
Toute langue est un cours pratique, un enseignement anticipé de logique et de psychologie, une première révélation de nous-mêmes à nous-mêmes, la plus sincère, la plus large et la plus vivante représentation de l’homme, une science toute faite où s’enfoncent les racines de toutes les autres, la première palestre de la raison humaine, la meilleure et plus facile introduction à tous les exercices ultérieurs de la pensée. Mais étudier une langue, ce n’est pas seulement se donner l’habitude, l’instinct de cette langue : c’est en acquérir la conscience ; c’est apprendre à s’en servir avec connaissance de cause. […] C’est étudier jusqu’à un certain point, les choses dans les mots, l’esprit dans les signes de ses pensées, l’homme dans la parole13.
12Une manière d’humanisme linguistique, si ce n’est déjà sémiologique, se fixe dans ces conditions au frontispice de toute recherche sur le langage et les langues, qui incline Vinet à faire de l’étude de la grammaire une question préalable à toute réflexion sur l’homme, en même temps qu’un objet essentiel de cette réflexion. L’étude des contraintes et des mécanismes de la langue devient alors le moyen de développer l’intelligence abstraite de l’homme dans ses rapports à l’expérience sensible quotidienne, et permet aux individus – en conceptualisant – de mesurer le progrès des connaissances :
Sans doute que tous ceux qui ont développé dans la vie un bon sens pratique et une grande aptitude aux affaires ne savaient pas leur langue par principes ; encore moins étaient-ils versés dans la grammaire. Mais la connaissance, telle quelle, qu’a tout homme de sa langue maternelle a sans doute contribué au développement de son intelligence, il est naturel de conclure que cette même connaissance, réfléchie, raisonnée, devra le pousser bien haut. En réalité, c’est la seule étude qui cultive toutes les facultés à la fois, la seule qui les équilibre, la seule qui développe l’homme tout entier et harmoniquement. De plus, il n’appartient qu’à elle d’élever l’esprit sans fatigue et presque à son insu vers l’abstraction. Des notions de cet ordre que, sans cela, on ne tenterait jamais ou l’on tenterait vainement de faire entrer dans une tête d’enfant, y pénètrent sans effort sous le sauf-conduit d’une explication grammaticale. La seule étude des langues fait plus pour étendre l’esprit, plus pour le mettre à la hauteur des idées générales, plus pour le préparer à la philosophie, que toute autre étude à laquelle ses premières forces pourraient être appliquées14.
13Et le plaidoyer ne s’applique pas seulement ici, comme l’explique Vinet, aux seuls locuteurs vaudois du français, à qui ce dernier peut parfois rester énigmatique, voire « étranger15 », mais aussi aux locuteurs nativement français, qui sous-estiment trop souvent les particularités de leur langue, par défaut d’une analyse attentive de ses formes et de sa constitution dans l’ensemble des langues romanes. L’intérêt historique du pasteur se laisse clairement discerner dans cette remarque ; j’y reviendrai. De même que la passion philologique, étayée par une connaissance précoce et profonde des langues classiques16, qui sous-tend, dans la pensée de Vinet, l’idée d’un retour à un sens plus originel, plus riche, plus pur de contenu, au moyen de l’étymologie des vocables. Le mot peut alors, dans sa valeur originale retrouvée, laisser se dérouler la chaîne de ses relations associatives ou dérivatives ; il est en quelque sorte, par le fait même de cette prise de conscience, préservé de l’érosion du temps :
Une langue nous deviendrait plus vivante encore si nous pouvions associer à son étude celle de l’idiome dont elle dérive. L’étymologie de chaque mot, sa décomposition nous en découvriraient la véritable force et le sens intime ; nous suivrions avec intérêt l’histoire de ce mot ; il nous révélerait dans ses applications successives la marche de la pensée humaine et les associations où elle se complaît ; il nous rendrait présents les siècles qu’il a traversés, les représentations tantôt naïves, tantôt subtiles, que des époques différentes se sont faites des mêmes choses. Que de psychologie, que d’histoire, que de lumière dans le récit des aventures d’un mot17 !
14De moyen, pour la pensée, d’analyser le réel selon les critères d’une grammaire générale, le mot et la langue dans laquelle il s’inscrit sont devenus objets d’étude historique et comparative. On saisit, dans ce glissement, le bouleversement épistémologique qui peut apparaître à une conscience française, dans le premier tiers du XIXe siècle, lorsque celle-ci compare l’état d’avancement de la recherche linguistique en France (fin du règne des Idéologues) et, comme Vinet pouvait le faire presque directement, en Allemagne (Schlegel, Grimm, Humboldt, Bopp ou autre Pott !). C’est dans cette situation de modification des attitudes scientifiques à l’égard du langage, que la réflexion de Vinet sur la littérature prend toute son originalité et son importance.
15En effet, quiconque ouvre les trois volumes de sa Chrestomathie française, quels que soient les textes et les époques présentés, ne peut qu’être frappé par l’abondance des notes philologiques, et pourrait – à bon droit – se demander, surtout s’il compare avec les manuels contemporains, en France, de Noël et de La Place ou Demongeot, si cette entreprise d’élucidation textuelle n’élimine pas la notion même de texte littéraire, en ce que celui-ci, avant d’être un champ d’enquête, se veut donner immédiatement comme un exemple de qualités esthétiques et éthiques. Mais ce serait faire trop bon marché du souci primordial de Vinet, qui n’est pas d’imposer une leçon mais de fournir les éléments de réflexion qui permettent à l’instruction de se développer intérieurement au sujet. Non l’assènement de la doxa, mais les conditions d’une maïeutique fondée sur le respect de la forme des textes. C’est en cela que les auxiliaires de langue se révèlent dans leur fonction préjudicielle, et que la littérature retrouve l’intégrité de son pouvoir esthétique, significatif et suggestif :
Les grammaires et les dictionnaires, dont je ne prétends point contester la nécessité, sont à la langue vivante ce qu’un herbier est à la nature. La plante est là, entière, authentique et reconnaissable à un certain point ; mais où est sa couleur, son port, sa grâce, le souffle qui la balançait, le parfum qu’elle abandonnait au vent, l’eau qui répétait sa beauté, tout cet ensemble d’objets pour qui la nature la faisait vivre et qui vivaient pour elle. La langue française est répandue dans les classiques, comme les plantes sont dispersées dans les vallées, au bord des lacs et sur les montagnes. C’est dans les classiques qu’il faut aller la cueillir, la respirer, s’en pénétrer ; c’est là qu’on la trouvera vivante ; mais il ne suffit pas, je le répète, d’une promenade inattentive à travers ses beautés. […] Croit-on, ensuite, que des beautés de style perdront leur puissance dès le moment qu’on aura compris en quoi elles consistent, sur quoi elles reposent, à quelle faculté de notre nature elles correspondent, quel besoin de notre esprit elles satisfont ? Admire-t-on moins parce qu’on sait qu’on admire et pourquoi on admire18 ?
16Et Daniel Madelénat peut à très juste titre vanter la « précision méthodique » de Vinet (op. cit., p. 2473 a). Le champ des productions littéraires, quelqu’étendu et varié qu’il soit, recouvre une unité profonde, qui n’est pas celle de ses topiques et de ses genres, mais celle de son caractère propédeutique à toute expérience de la vie. Le rapport au langage, qui fondait cette dernière sur la médiation du sensible, est ainsi sublimé ou transcendé dans la découverte du caractère exemplaire de la littérature, qui permet à l’âme de retrouver les émotions de la sensibilité, épurées et formalisées par le travail de réflexion de la langue. Parvenir à cette révélation suppose, dans tous les cas, que ce fonds idéologique, caractéristique de Vinet, ait été fécondé par une conception de l’évolution, une théorie de l’histoire, qui puisse rendre sa spécificité à chaque texte dans le respect des particularités de la langue, et qui accueille libéralement toute accommodation du regard de l’observateur ; que ce dernier soit, institutionnellement critique ou pédagogue, ou simple lecteur de bonne foi.
17En effet, sans qu’il soit nécessaire de revenir aux vieux débats d’une permanence et d’une universalité de l’invariant humain dans l’individu ou de ses continuelles transformations et adaptations, il appert clairement que le recours à l’histoire dévie totalement, dans une perspective critique, le rapport de la littérature à l’éthique et à l’esthétique. Vinet trouve son point de départ dans l’ensemble des idées traditionnelles qui ont été émises sur le français, depuis le XVe siècle, et que Rivarol a définitivement formulées dans son Discours sur l’universalité de la langue française (1784). Le développement de la littérature a permis l’affinement progressif de la langue par la sorte de réflexivité qu’il a conjointement engendrée :
Quand une langue imparfait porte une belle littérature, l’intérêt redouble : qui ne serait curieux de savoir comment le jargon de Charles le Chauve est devenu la langue d’Amyot et de Fénelon ; comment l’idiome le plus roide et le plus cassant s’est assoupli entre les mains du génie ; comment, par une heureuse application de la métaphore, une langue indigente s’est nourrie de sa substance et enrichie de sa misère ; comment elle a tiré sa clarté de son obscurité, et s’est conquise elle-même sur la barbarie ; comment, par suite du travail constant qu’elle a fait sur ses propres éléments, et de la nécessité de tirer parti de tout, elle a su créer des beautés qui surpassent à quelques égards celles que d’autres langues trouvent toutes préparées dans leur sein ; comment la tortue qui se hâte a devancé le lièvre qui se néglige ; comment, en un mot, la prose française est devenue la plus parfaite des proses ? D’ailleurs, prise en elle-même, la langue française offre à l’observateur des mérites bien dignes d’attention. Moins philosophique que l’allemand, elle est plus logique peut-être, elle est d’une rigueur et d’une conséquence dans sa syntaxe, d’une finesse dans quelques-unes de ses formes, d’une prestesse dans ses mouvements, qui font contraste avec l’étoile de sa naissance et les orageux auspices de sa première formation. Tout cela vaut la peine d’un examen attentif et d’une étude formelle19.
18Mais, comme la perspective de Vinet est essentialiste – ce qui se marquera ultérieurement de manière plus nette encore –, une telle étude ne peut s’appuyer sur la seule observation des simples faits d’expression littéraire envisagés dans leur concrétude de discours ; elle doit se fonder sur l’analyse des constituants premiers de ces discours, les éléments du lexique de la langue et les procédures formelles de la syntaxe qui permettent de les combiner. Sous cet aspect, bien que le pasteur vaudois n’en ait point évidemment les moyens heuristiques, se préfigure une théorisation de la sémiologie des langues, en l’occurrence de la langue française, dans laquelle tout le rapport au monde – y compris dans ses implications sociales – est déterminé par l’aptitude du mot à contenir un élément du pensable. De l’organisation de ces éléments découlent la conformité, la pertinence et la singularité des énoncés placés sous la responsabilité de leurs différents producteurs. C’est donc le procès de la phrase, objet conceptuel préformé qui élimine les spécificités individuelles, que Vinet entend instruire dans la dénonciation des perversions de la langue, lorsqu’il réclame d’élever « la connaissance de notre langue […] au rang de science20 ». Une telle position de principe requiert puissamment notre intérêt, car l’ambition qu’elle expose a – depuis – suscité diverses solutions, dont les différences et les antagonismes reflètent les divergences épistémiques. Le refus de s’élever jusqu’à la considération de la sémiologie des langues, comme ce fut le cas du structuralisme et du générativisme anglo-saxons, a conduit à une technologisation de la linguistique qui prive cette dernière des moyens de définir la créativité des individus, ainsi que Vinet, par d’autres intuitions et sous un autre éclairage conceptuel, le pressentait à l’heure de sa Chrestomathie française :
C’est au défaut de cette étude [i.e. scientifique] qu’il faut attribuer le fatigant stéréotypisme des gens à demi cultivés et parleurs à phrases faites, phrases qu’on achète au marché toutes montées, espèce de nécessaire de poche où tous les besoins de la pensée ont été prévus, langage qui émousse l’individualité, donne l’habitude de parler sans se comprendre, et nous fait dupes de nos paroles. L’analyse de la pensée est grossière, massive dans un système qui fait des phrases ou des groupes de mots les derniers éléments de la pensée, en d’autres termes, dans un système où la phrase devient mot. Ne permettez pas à la langue de s’ossifier, brisez-la incessamment, ramenez-la toujours à ses derniers éléments, qui sont les mots, et travaillez sur eux avec le ciment que vous offre la grammaire. Les mots et les règles, non les phrases, doivent être réputés du domaine commun21.
19On pourrait, bien sûr, trouver dans ce texte une dénonciation prémonitoire de ce lieu commun des sociétés totalitaires que l’on nomme aujourd’hui « langue de bois » ; mais, outre l’anachronisme ainsi commis, nous manquerions probablement le point nodal de la réflexion de Vinet, qui est de refuser le figement, l’ossification, la fixation de la langue ; ce qui implique donc l’existence d’une conception de l’histoire fondée sur un modèle de ruptures, de discontinuités, d’évolution, présupposant, d’une certaine manière, soit la notion d’état temporaire (dont l’extrapolation conduit au concept de synchronie), soit l’ancrage social de la langue (à la façon de Meillet) et l’observation des transformations de la société dans leur rapport à la décadence du langage verbal. Compte tenu de l’état des connaissances de la méthode en histoire, à cette époque, on ne peut pas penser que Vinet fût allé jusqu’au terme de ce développement conceptuel ; mais il faut souligner l’originalité de sa conception, qui le conduit à esquisser une réflexion dialectique intéressante entre les caractéristiques statiques et dynamiques de la langue. Et à produire l’assomption de l’Histoire, dans ce qui en fait, aujourd’hui, le prix à nos yeux de linguistes : la variation. C’est effectivement par l’intermédiaire de cette notion que se réalise le dépassement dans le social des contradictions internes qui frappent la langue envisagée sous l’aspect de son évolution :
Je comprendrais mieux qu’on dît qu’une langue vivante ne peut être étudiée comme une langue morte ; qu’une langue morte n’est pas un fait accompli, ni par conséquent déterminé ; que la langue française n’est pas fixée, qu’elle ne sera, comme toute langue, fixée que par la mort ; qu’en attendant elle est nulle part sinon dans l’usage, qui se meut sans cesse et qu’il faut suivre pas à pas. Mais d’abord, il n’est pas absolument vrai qu’elle ne soit point fixée ; nous avons ajouté quelque chose et nous ajoutons sans cesse à la langue de Racine et Pascal, mais nous n’en avons rien retranché ; le fond de la langue, ses formes les plus fondamentales se retrouvant chez eux. Oublie-t-on d’ailleurs que les langues classiques ont eu aussi leurs périodes et leurs révolutions, que, par l’effet de ces changements, elles sont multiples comme la nôtre, et qu’on pourrait dire, dans le même sens, que la langue grecque est partout et nulle part ? Ces variations mêmes sont un digne objet d’étude ; et dans l’enseignement supérieur de toute langue entre essentiellement celui de son histoire22.
20On se rappelle que c’est par l’histoire, précisément, que Vinet découvrait dans l’étymologie « la véritable force et le sens intime » de chaque mot. Or, la civilisation contemporaine, ainsi que le constate le pasteur vaudois, va à l’encontre de cette relation avec les constituants du pensé en refusant ce retournement philologique du pensable. Vinet appuie sa démonstration sur l’examen des bouleversements contemporains de la société, et l’analyse des conditions dans lesquelles s’effectue cette matérialisation forcenée du savoir, cette pragmatisation outrée de la connaissance, qui caractérise l’essor de la bourgeoisie industrielle et commerçante, et qui contamine jusqu’à l’enseignement, faisant de ce dernier le simple dispensateur de valeurs préformées. Un tel dévoiement des possibilités analytiques du langage ne peut que choquer l’essentialisme de Vinet, et la sévérité de son discours le montre pleinement :
Deux forces antisociales, le matérialisme et l’individualisme, ont lentement, mais par mille points, pénétré dans la société. Appuyées l’une sur l’autre, elles ont su encore s’appuyer l’une sur l’autre sur la justice et sur la liberté, qui les ont protégées sans savoir bien ce qu’elles protégeaient23, […].
21Et le résultat de cette nouvelle alliance a été la production d’un réalisme philosophique, qui, par ses applications politiques et sociales, a ruiné l’effort de réflexion, d’approfondissement et d’abstraction que l’homme, par l’exercice de la langue, était capable de mener sur son existence :
Le réalisme réclame l’admission, dans l’instruction publique, de certaines branches d’études qui se rapportent à l’exercice des professions non littéraires ». Il s’agit, dit-il, de procurer à une classe nombreuse une instruction appropriée à ses besoins spéciaux, c’est-à-dire allégée de tout ce qui ne lui présente qu’une utilité trop éloignée, et enrichie de tout ce qui va directement à l’objet de l’industriel, du négociant ou de l’agronome. Il s’agit de quelque chose encore : il s’agit d’assurer à l’humaniste ou au lettré une plus ample provision de ces connaissances usuelles, nécessaire contrepoids des études qui poussent continuellement l’esprit vers l’abstraction ; car ce n’est qu’aux prises avec le monde des réalités, où rien n’est abstrait, où toutes choses sont concrètes, combinées, entrelacées, qu’un certain reste de l’homme, négligé par l’humanisme, doit trouver enfin son emploi24.
22C’est dans ce contexte d’idées que l’éviction progressive des études classiques non seulement porte atteinte à la puissance intellectuelle de l’homme, mais aussi suscite une profanation du monde que Vinet ne peut accepter car elle déprécie le Christ, « Verbe » qui s’est « fait chair », garant de la parole et médiateur entre « un Dieu Saint et un monde rebelle25 ». Un système de pensée comme le réalisme impose la prééminence de la matière sur l’esprit et la précellence des choses sur l’homme, sans espoir de rémission. Et c’est là ce que Vinet récuse totalement au nom de l’humanisme pédagogique, qui, finalement, attaque le danger du réalisme au cœur même de la doctrine.
23En prônant la vertu des idées, l’intérêt d’une instruction qui fasse sa place à l’élaboration de la pensée, Vinet n’entend pas seulement lutter contre un système intellectuel qui lui paraît négatif ; il entend également proposer une vision unifiante de la société, qui se trouve fondée dans la langue même et dans les conditions aussi bien de son apprentissage que de son exercice :
Une répartition plus égale, une distribution plus rationnelle des divers éléments de l’instruction publique, peut devenir, avec la grâce de Dieu, une des découvertes les plus conservatrices de l’époque où nous vivons. Mais il importe aussi, sous le rapport politique, de combiner l’instruction dans les différentes professions ou classes, de manière à les faire se toucher, se correspondre et se comprendre. Il importe encore davantage que, dans toutes ces classes, l’instruction crée des intérêts immatériels, qu’elle y attache tout homme, qu’elle le passionne pour eux, qu’elle constitue dans une nation une imposante unité de pensées et de sentiments élevés. Qu’est-ce que la nationalité, qu’est-ce que le patriotisme, qu’est-ce enfin que le cosmopolitisme d’un peuple réaliste dans le sens étroit de ce mot ? Nous pourrons le voir un jour : en attendant il est certain que nul peuple vraiment grand ne fut réaliste. Rien, selon les vues que j’expose, ne sera plus utile dans toutes les écoles que les études inutiles, j’entends celles au bout desquelles on ne voit pas une place, une distinction, un morceau de pain, mais la vérité. […] Ce qui apprend à penser avec généralité ou délicatesse ne sera jamais superflu dans la culture d’un homme qui, représentant les plus hauts intérêts de la société, doit en représenter aussi les idées les plus élevées26.
24En ne se cachant pas le sens du devenir de la société contemporaine, mais en restant ferme sur ses principes, Vinet réaffirme le primat du langage dans la constitution de l’individu et la primauté de la langue dans la définition de son rapport au monde ; ce qui lui permet d’exposer un jugement que l’on peut considérer, aujourd’hui, comme une sorte de jalon entre les thèses de Humboldt et l’hypothèse de Sapir-Whorf : « Si une langue imparfaite sert mal la civilisation du peuple qui la parle, l’emploi imparfait d’une langue porte à la civilisation plus de préjudice encore27 ». Les langues ne véhiculent pas une éthique et une esthétique toutes faites qui se révéleraient dans le discours en s’appliquant immédiatement aux objets du monde extérieur, mais elles obéissent à des principes esthétiques et éthiques que seules l’observation et la réflexion peuvent démêler et abstraire des conditionnements historiques. La « Note sur les Gallicismes » que Vinet rédige à la fin du premier tome de sa Chrestomathie indique cette importance de l’étude de la langue maternelle, puisque c’est elle qui impose, par l’extension du pensable et du dicible, les limites de la pensée :
Une langue, de même qu’un peuple, a des lois et des mœurs ; et nous ne la connaissons bien, nous ne la connaissons délicatement, que lorsque ses mœurs, c’est-à-dire ses idiotismes, nous sont aussi familières que ses lois. On pourrait, en poursuivant le parallèle, dire que les lois d’un pays peuvent, à la rigueur, s’étudier hors de ce pays, mais que les mœurs doivent s’étudier sur place : ainsi en est-il des mœurs d’une langue28.
25Dans ces conditions, la notion d’histoire devient, dans tous les domaines de l’activité humaine, le ferment positif qui féconde l’observation des faits, et qui permet d’intégrer ces derniers dans des modèles explicatifs selon une procédure inductive dont la linguistique comparée a donné la meilleure illustration :
La vie, en tout genre, est un fait complexe ; l’analyse, qui sépare, qui classe, est utile sans doute, mais ne parle qu’à l’entendement. Le procédé par lequel on isole un fait moral pour le considérer dans la pureté idéale de sa notion, est nécessaire sans doute ; mais c’est une fiction. La religion ne se produit tout entière et vivante que dans l’histoire, je veux dire dans des faits individuels et contingents. De même en est-il pour la parole humaine : elle n’est tout entière et vivante qu’en elle-même29.
26Cette considération, jointe à celle des fondements sémiologiques de la langue, achève de faire germer l’hypothèse d’une prémonition, par Vinet, des efforts de conceptualisation, de clarification et d’homogénéisation du matériau verbal que Saussure tentera un demi-siècle après lui. Reste que la prémonition ne saurait être une anticipation puisque la substance du matériau verbal exemplaire de Vinet, demeure l’écriture, singulièrement l’écrit littéraire, et non l’oral, qui s’avère, à son époque, une substance langagière non prioritaire.
27Mais le lecteur de la Chrestomathie française ne peut qu’être intéressé par les développements théoriques et critiques qui accréditent cette prémonition dans la lettre à Monsieur Alexis Forel, qui ouvre le second volume de cet ouvrage. Comme il s’agit de passer du plan du langage dans son rapport avec les langues, au plan même des langues dans leur constitution formelle, l’effort d’abstraction menant à la conception d’une essence de la pensée saisissable au moyen de parcelles de pensable se tourne en recherche concrète de types. Il faudrait plus que l’espace de cet article pour sonder l’origine de la notion, la pertinence de son contenu, et sa relation avec une attitude de pensée qui conduit aux conclusions anciennes de Max Weber sur la notion d’Idealtype en histoire, comme tentative pour saisir l’individualité en termes génétiques. Cependant, on peut percevoir un intérêt du même ordre dans la définition du but que s’assigne Vinet : « fournir à de jeunes étrangers un certain nombre de types authentiques de la langue française actuelle, et un moyen de l’étudier méthodiquement30 », car l’idée d’introduire une méthode dans l’histoire implique nécessairement une réflexion sur l’identité de l’objet étudié et sur son statut dans la variation. La visée épistémologique de Vinet, appliquée à un fait humain tel que le langage, investie dans l’étude concrète de la langue, se révèle, sous ce jour, d’une remarquable modernité, puisque la dimension nécessaire de l’histoire a été réaffirmée récemment encore aussi bien que par Jürgen Habermas par Claude Levi-Strauss ; on sera donc très sensible aux précautions de méthode de Vinet :
L’étude d’une langue est celle d’un fait historique, naturel dans sa base comme dans tous les faits contingents et ressortissant, à travers des circonstances données, à ce qu’il y a d’universel et de fondamental dans l’esprit humain. Trouver l’immuable dans le muable est l’objet de toute étude vraiment scientifique. C’est dire par là qu’une telle étude, sans répudier l’utilité immédiate, n’en fait pas son but ; il ne s’agit pas de pratiquer mais de connaître, et connaître une langue, c’est connaître son présent et son passé, c’est même, jusqu’à un certain point, augurer son avenir : l’étude d’une langue embrasse nécessairement celle de son histoire31.
28Ce n’est qu’à titre expérimental et heuristique que l’on peut dissocier le présent du passé, en faisant l’hypothèse d’une fracture nette entre les deux ordres de faits, et la critique du dictionnaire à laquelle se livre Vinet, par comparaison avec le pouvoir d’éclaircissement sémantique des textes en eux-mêmes, distingue pertinemment entre le sens global des mots et leurs conditions concrètes d’utilisation, en une sorte de prescience de l’observation de Wittgenstein, selon laquelle les mots n’ont pas de sens mais uniquement des emplois :
La lexicologie, ou la connaissance des vocables actuels, n’a guère de meilleur dépôt qu’un recueil emprunté tout entier aux plus excellentes pages des classiques. La lecture immédiate des auteurs peut induire en quelques erreurs, surtout les étrangers ; mais un dictionnaire, si bien fait qu’on veuille le supposer, ne saurait donner du sens des mots une aussi vive intuition que la langue réelle, organisée, la langue appliquée à la vie32 […].
29Ce serait d’ailleurs, dans l’esprit de Vinet, une limite envisageable de son effort que de faire de sa Chrestomathie un « vrai dictionnaire de langue », au sens où ce dernier pourrait rendre compte de tous les emplois qui ont été faits des mots. Mais cette limite demeure une asymptote de la recherche, puisque, du fait même que les mots ont une histoire, la difficulté théorique renvoie aux diverses options philosophiques qu’un auteur peut choisir pour traiter la question du temps. Et l’on a vu que Vinet adoptait la solution dynamique ; dans ces conditions, il devient délicat, sinon impossible, de définir un domaine strict correspondant à une valeur atemporelle des mots :
Où commence, dans le passé, la langue du présent ? où finit-elle ? où faut-il cesser d’emprunter et de citer ? où la main s’arrêtera-t-elle entre l’idiome refroidi et la langue en fusion ? Et, les limites une fois posées, il faut choisir dans l’espace qu’elles enferment33.
30Mais il est toujours possible d’étudier les formes que ces mots revêtent en langue, par référence aux catégories grammaticales et aux procédés morphologiques qui permettent de les réaliser. Il y a là comme des repères qui ne souffrent pas du transit temporel, puisque ce ne sont plus les substances qui sont étudiées mais bien les formes qui échappent à la décadence. La notion de « famille », dans la mesure où les mots sont considérés comme des « individus », incline le raisonnement de Vinet vers une sociologie du langage, que la fin du XIXe siècle saura récupérer sous d’autres espèces :
Les mots, véritables individus du langage, se rattachent tous à des familles ; chaque idée à la sienne, où l’on voit figurer le substantif, le verbe, l’adjectif, l’adverbe, l’affirmatif et le négatif, le simple et le particulé, et plusieurs applications ou nuances caractérisées par les terminaisons. Ces familles, plus ou moins entières, offrent des lacunes plus ou moins singulières ou rationnelles, et se complètent tantôt dans une même source, par analogie, tantôt dans deux sources différentes, par adoption34.
31Il ne s’agit ici que d’une métaphorisation du processus idéal de développement lexical de la langue ; tout comme l’évaluation du degré de sa richesse, quoiqu’elle fasse apparaître l’image d’une « monnaie du langage », n’engage pas déjà une économie politique encore à venir, mais figure simplement les transactions dans lesquelles les mots sont quotidiennement employés :
La richesse de la langue doit être évaluée soit dans le nombre de signes dont elle se compose, soit dans la force qui les multiplie, soit dans les ressources qui lui en tiennent lieu ; les causes de cette richesse doivent être recherchées, ses effets étudiés ; il faut chercher si le nombre de mots accuse exactement le degré de la culture intellectuelle, si cette monnaie du langage n’est qu’un signe de la richesse ou une richesse réelle, si la pauvreté relative d’une langue n’a point, dans des circonstances données, quelques avantages littéraires. La force de composition, de reproduction, ou son absence, doit aussi être signalée, avec toutes ses conséquences, de même que cette autre synthèse qui fait passer des segments de phrase à la qualité de mots individuels35.
32Avec le souci très perceptible de se livrer à une sorte de statistique de la langue, à une évaluation de sa productivité, à un affinement infinitésimal des valeurs et des nuances du vocabulaire.
33La question de la synonymie, dans une telle perspective, s’impose rapidement comme une de celles qui assurent le plus large débouché intellectuel à ces exercices de dégroupements des sens, et d’investigation de la puissance du modèle de la langue, car elle autorise une réflexion qui transcende la matière verbale et atteint le domaine des essences :
Si le sentiment des synonymes enrichit le langage, la science des synonymes enrichit l’esprit. Ce n’est plus même de la philologie ; c’est de la philosophie. Bien nommer, c’est bien connaître ; et l’arbitraire d’une nomenclature est corrigé par son explication36.
34La synonymie, comme Condillac et Guizot l’avaient remarqué, outre le sens des mots, requiert déjà fortement l’examen des particularités grammaticales d’emploi de ces termes. On ne s’étonnera donc pas de constater que Vinet utilise cette notion comme intermédiaire pour parvenir à définir la grammaire dans tout l’éventail de ses aspects normatifs, prescriptifs, et scientifiques. Le caractère fructueux pour l’intelligence de l’analyse des synonymes trouve son point d’aboutissement dans l’analyse grammaticale, érigée en découverte progressive des principes impulsant l’utilisation du langage verbal, toujours oscillante entre la simplification et la complexification des faits :
La tâche du grammairien est de se faire jour à travers les nomenclatures et les notions factices, pour arriver au point de départ logique ou psychologique de chaque fait grammatical. […] C’est là le dernier but de la science ; elle ne noue pas ; elle dénoue ; du moins son triomphe est tour à tour de faire paraître compliqué ce qu’on croyait simple et simple ce qu’on jugeait compliqué ; et c’est par cette surprise qu’elle finit. Mais il faut y être arrivé soi-même pour savoir avec quelle obstination et par combien de détours l’esprit humain, presque en toutes choses, évite le chemin direct37.
35Ce balancement de la science chargée d’expliquer les faits de langue renvoie, dans l’esprit de Vinet, aux deux pôles des caractéristiques des langues : les unes sont dominées par le caractère logique, qui confère aux idées une sorte d’allure mathématique, et fait de toute étude un exercice de raisonnement ; les autres, vers lesquelles penche à l’évidence la préférence du pasteur, sont plus synthétiques, poétiques, philosophiques en un mot ; mais, la plupart du temps, ces caractéristiques s’entremêlent et c’est là une des difficultés les plus cruellement ressenties par Vinet lorsqu’il s’agit pour lui de caractériser la langue française. En effet, si c’est « dans son histoire qu’une langue se trouve tout entière », comme l’affirme Vinet au cœur de sa lettre à Alexis Forel, la longue histoire de la française rend sa caractérisation spécialement délicate selon les aspects envisagés de son développement : plutôt logique par son vocabulaire, elle s’avère néanmoins plutôt philosophique par l’ensemble de ses règles morphologiques et syntaxiques. L’étude de la période révolutionnaire, tout au moins, justifie aux yeux de Vinet cette considération, qui l’amène à reformuler un principe sur lequel les linguistes de l’avenir, Saussure, Hjelmslev, et de manière générale les structuralistes européens enteront leurs fructueuses réflexions :
On peut dire que la langue est soumise à un mouvement de mutation continu, qui l’affecte dans ce qu’elle a de plus intérieur, et la renouvelle au fond sans que rien en avertisse au dehors38.
36L’émancipation du vocabulaire à l’égard de ses racines étymologiques, de plus en plus importante au fur et à mesure que s’écoule le temps, accentue l’arbitraire du sens, selon une remarque qui trouvera son achèvement dans la conception saussurienne du signe, détachée justement de la variable temporelle, qui trouble tant l’essentialisme de Vinet. En effet, si les parcelles de pensable sont altérées par l’érosion du temps, comme on le constate, qu’en est-il donc de leur rapport à une essence des idées grâce auxquelles la pensée peut se développer au fil d’un discours ? Vinet est extrêmement attentif à ce processus de péjoration progressive de la valeur intellectuelle inscrite dans les signes, qui rend plus complexes les efforts à fournir pour rendre son idée, et plus imminent le danger d’une pétrification mortifère de la langue :
On sera frappé en général de la dépréciation progressive des signes de la valeur intellectuelle : les mots énergiques finissent tous par s’user, et, ne pouvant être remplacés par d’autres mots, donnent naissance à des combinaisons de langage destinées à en tenir lieu. […] Tous ces termes si nouveaux, si hardis s’useront à leur tour ; ils tomberont exténués auprès de tant d’autres qui ont eu, comme eux, leurs jours de puissance ; il n’y a point de mot singulier qui ne devienne vulgaire, ni de saillie qui ne s’aplanisse, ni de métaphore qui ne s’éteigne ; cette langue tout entière où nous marchons sans rien remarquer, sans rien ressentir, c’est de la lave refroidie ; et, en dernier résultat, ce qui garde son prix dans les ouvrages d’éloquence et de poésie, ce sont les traits les plus simples, les beautés les plus unies ; dans l’art, comme en toute chose, les triomphes de la violence sont courts39.
37On peut penser que cette fragilité de la langue, au même titre que les considérations antérieures sur la sémiologie anticipée du langage, ou la place du fait littéraire, le rôle du temps, les implications de l’éthique et de l’esthétique, légitime la place de l’étude historique de la langue française dans son dispositif pédagogique ; c’est-à-dire sa liaison étroite avec la grammaire mais aussi sa position secondaire, par rapport à elle, et comme son point d’aboutissement philosophique :
[…] pour la première culture des jeunes esprits, elle ne vaut pas celle du caractère grammatical de l’idiome. C’est plus tard seulement qu’elle acquiert toute son utilité et tout son intérêt. Elle renferme encore plus de morale et d’histoire que de philologie proprement dite, et la philologie satisfait mieux aux premiers besoins de l’intelligence et à la première culture de l’homme. Mais, à mesure que l’esprit de l’élève s’ouvre du côté de l’horizon des idées morales, on peut avec fruit tourner de temps en temps son attention sur ces faits philologiques où toute notre nature se révèle. Il faudrait pour cela remonter de siècle en siècle le cours de la langue, comme celui d’un fleuve, jusqu’à sa source, à ses étymologies, qui sont toutes des définitions, en relevant d’une époque à l’autre les altérations successives du sens d’un même mot, en les expliquant, autant que possible, par les événements, par l’état des mœurs, des esprits, et de la culture. Pourrait-il y avoir un fait plus grand, plus digne d’étude, qu’un fait qui renferme toute la vie humaine ? Elle est tout entière dans le langage40.
38Ainsi, la Chrestomathie française parvient à définir des objectifs et des ambitions théoriques, au plan du langage et de la langue, qui trament l’ensemble des exigences au nom desquelles Vinet réalise la sélection des textes littéraires les mieux adaptés aux trois classes d’âge visées dans son ouvrage.
39Le Discours sur la littérature française que Vinet adresse à A. Gindroz en tête du troisième volume, expose abondamment le sens de ces choix, et constitue simultanément un traité de littérature générale, une analyse serrée des principaux genres littéraires, et une histoire de la littérature du Moyen Age à 1815, pour les éditions de la Chrestomathie imputables à sa seule sollicitude, des Gloses de Reichenau à la défaite de 1870 et à la Commune, pour celles – à partir de la 8e – produites sous la responsabilité d’E. Rambert.
40La conception de la littérature qui y apparaît ressortit encore de bien des manières à la philosophie générale de Vinet et à sa conception du langage, en ce qu’elle privilégie aussi cet essentialisme distinctif, qui recherche toujours, au-delà des manifestations les plus immédiatement concrètes, l’invariant, l’immuable, l’idée abstraite et profonde, retirée des promiscuités du commerce des êtres et des choses contemporaines. Certes, Vinet ne saurait être le logicien que sera – sans le connaître – Charles Saunders Peirce, mais faire de la littérature la matière qui permet de rendre compte de toutes les disciplines, en insistant sur l’interprétation qu’elle permet, confère à cet objet une importance et une modernité remarquables :
Elle n’est pas tant une science à part que le lien commun, l’interprète mutuel de toutes les sciences ; elle réduit toutes les idées à l’unité de sa forme ; ou les passe toutes à son filtre, qui ne laisse traverser que ce qu’elles ont de plus général et de plus simplement humain41.
41Ainsi l’interprète devient-elle l’intermédiaire grâce à laquelle la civilisation définit au mieux son extension et ses caractéristiques. On retrouve là ce caractère typique de la littérature que Vinet avait déjà souligné dans la lettre à Alexis Forel, qui incline à mettre l’humanité en constante relation avec un idéal qui éloigne de l’individu toutes les turbulences du mal et de l’athéisme :
La littérature est le résultat idéal de la civilisation, dont elle dit l’état intérieur, comme un parfum trahit la présence et la nature d’un objet odorant. Elle sera toujours l’asile, le lieu, le rendez-vous de toutes les pensées très généralement humaines, dégagées d’applications trop spéciales, de détails trop techniques, et, s’il faut tout dire, d’utilités trop immédiates. Elle occupera toujours un coin dans l’intelligence, une place dans l’intérêt des sociétés civilisées. Elle achèvera toujours, et même elle commencera la culture de l’homme, en qui elle fera fleurir, avant tous les autres éléments, le pur élément humain42.
42C’est qu’il existe une relation harmonique entre la littérature et les domaines qu’elle met à portée de l’homme ; « une société sans lettres (si paradoxal que cela puisse sembler) serait une société sans lumières, sans morale, sans sociabilité, et même sans religion ; non pas, à la vérité, que la littérature crée aucune de ces choses, mais elle les accompagne, et elle en est tellement la condition qu’on ne les conçoit point sans elle43 » ; mais on connaît désormais les causes et les modalités de cette harmonie, qui sont à chercher dans les caractères mêmes de la langue (cf. supra, p. 126). La littérature et cette dernière partagent au moins un terme commun, qui est de donner accès à la pensée ; et, ce faisant, de réfréner les pulsions irraisonnées de la passion, donc de socialiser l’individu en lui proposant, sinon en lui imposant, les cadres stables – puisque fondés dans l’essence même du langage – d’une réflexion dans laquelle il trouve à se définir et à mesurer les degrés d’évolution de son existence :
Le propre de l’émotion vraiment littéraire, c’est de laisser de la place et de l’emploi à la pensée ; c’est de s’aider même du concours de la pensée ; la jouissance littéraire est humaine, je le répète encore ; elle intéresse, elle remue tout l’homme ; elle n’en laisse rien d’oisif et d’inoccupé ; mais elle est éminemment intellectuelle ; et, par-dessus toutes les impressions, elle fait planer sereine et dominante, la pensée environnée et soutenue de toutes ses puissances44.
43Cette conception enferme alors la littérature à l’intérieur de sa propre prépotence, univers certes aseptisé des trivialités de l’existence quotidienne exprimées à l’état brut, dégrevé du poids des contingences matérielles, mais non opaque à la profusion des reflets de la vie ordinaire. Et l’involution, qui en résulte, se révèle hautement profitable pour l’acuité du regard critique discernant ce qui, dans le fait littéraire, se rapporte à un ordre d’objets essentiels, susceptibles de perdurer et plus proches des idéalités. On peut retrouver là les traces du calvinisme de Vinet ; quoique la connaissance de l’homme soit modelée par le sensible, il convient d’éviter que la sensualité n’infiltre insidieusement la littérature en offrant des séductions qui assoupissent le travail de l’esprit :
Il y a certaines choses qui n’appartiennent pas, qui n’ont jamais appartenu à la littérature. De même, et par la même raison, qu’elle répudie tout ce qui atteint la vie trop avant, la trouble et ne maintient pas le sceptre aux mains de la pensée, elle repousse, et repousse avec dédain, tout de qui a pour but et pour effet de porter le désordre dans les sens ; cette action, où la pensée n’est plus que la servante de la matière et une grossière entremetteuse de péché, n’a rien de littéraire ; et l’on peut hardiment rayer du nombre des ouvrages littéraires ceux qui, du moins, n’idéalisent pas les choses de ce genre, et ne font pas, d’une manière quelconque, sa part à la pensée. Du reste fussent-ils même littéraires, tous ces ouvrages qui soufflent la volupté, qui endorment la surveillance de l’esprit sur la chair, qui s’adressent à la partie sensuelle de notre nature, le jeune homme doit en éloigner ses regards ; la forme, l’art, le beau, tout cela, vains prétextes ; vous savez bien si c’est une impression littéraire ou quelque autre que vous cherchez ; posez-vous à vous-mêmes cette question ; répondez-y de bonne foi ; décidez-vous d’après la réponse : vous êtes en sûreté et votre culture n’y perdra rien45.
44C’est ici la manière personnelle, pour Vinet, de retrouver, de l’intérieur même de la notion de littérature, les constituants du couple éthique/esthétique, non imposées par l’axiologie normative de la société, mais convoquée par la nature même de la littérature et de ses rapports à la langue. La dimension historique, comme autrefois chez Racine, offre cet avantage qu’elle permet la mise à distance du danger, et qu’elle peut aider à en neutraliser les effets en déléguant à la littérature le soin de représenter un fait, une action, une idée, c’est-à-dire de conférer à ces derniers le caractère d’image. Comme produit idéal-type, la littérature retrouve alors sa finalité ultime « de cultiver l’homme » (t. III, p. 23).
45L’histoire de la littérature que Vinet propose selon cette perspective s’oriente totalement vers la mise en valeur de ces moments de l’histoire dans lesquels l’esprit a réussi à faire entendre sa voix et à dominer la matière. Je n’aurai pas la place de détailler ici l’éventail des remarques consignées par le pasteur pédagogue, mais je ferai remarquer, par contre, comment l’analyse des premiers textes d’ancien français s’appuie sur une philologie précise qui fait une plus large place aux acquis de la linguistique germanique qu’aux critiques français, tels Ginguené, de Maistre, Barante ou Sismondi, dont les commentaires sont trop souvent attirés par la passion de la polémique et inattentifs aux phénomènes de langue. Le roman, normand d’origine et de sujet, ne possède guère plus de vertu que la lyrique des trouvères trop enclin à n’amuser que les yeux et les oreilles ; seuls les chroniqueurs bénéficient d’une meilleure considération. Mais, puisque jusqu’à cette date l’unité sociale de la nation était battue par la diversité des pouvoirs et des particularismes régionaux, ce n’est qu’avec l’accession au trône de François Ier que la littérature française commence à prendre une réelle consistance ; on perçoit là le jeu déterminant, dans l’esprit de Vinet, du facteur social médiatisé par l’adoption et la généralisation d’une langue (Villers-Cotterêts, 1539). Marot, Rabelais, Montaigne, Charron, Calvin, Amyot, Ronsard sont prétextes à commentaires qui soulignent les qualités de leur langue et leur conscience déjà linguistique et même métalinguistique. Bien évidemment, le XVIIe siècle apparaît comme le siècle d’or de cette littérature, non d’ailleurs pour la prose – malgré Pascal, Fénelon et Bossuet –, mais pour la littérature dramatique, la poésie et l’éloquence. Et l’on voit Vinet fort embarrassé par la distribution des éloges qu’il adresse à ces écrivains qui, pour lui, à l’instar de Racine, ont toujours mêlé « une élégance tellement unie à la vérité qu’elle semble en faire partie, et que l’expression la plus choisie paraît presque toujours l’expression nécessaire, des hardiesses si heureuses que le style n’en reçoit pas la plus légère secousse, ni l’esprit le moindre étonnement, en un mot l’ingénieux et le naturel se réunissant et se confondant à leur dernier terme46 ».
46On comprend, par tout ce que nous avons essayé de remettre au jour des idées de Vinet, que la littérature française du XVIIIe siècle paraisse à ses yeux comme une régression, ou, au moins, comme en retrait. Le constat, attendu, excipe de ce que « la littérature avait été but, elle devient moyen. Vivre du siècle, agir sur le siècle est désormais son caractère et sa devise. De suzeraine elle devient vassale. L’application immédiate est la règle qu’on lui impose. Les livres sont des actions47 ». En bref, tout ce qui peut rendre la littérature odieuse au jugement du pasteur, tout ce qui l’inscrit trop dans la matérialité des choses et des personnes. La présentation de Voltaire, sous cet aspect, est exemplaire ; tout comme la dénonciation des lupercales de la Régence qui présidèrent à la naissance de cette philosophie fondée sur la licence des mœurs. La présence de Bonnet, Buffon ou Rousseau n’incline pas Vinet à témoigner quelque mansuétude pour cette littérature, et son esprit soucieux de dégager la forme derrière les modifications des substances n’a aucun mal à discerner dans cette situation « la faiblesse et la désorganisation de l’institution sociale, et la vigueur, au moins comparative, de la littérature48 ; en soulignant cette corrélation de contraires, il pointe le vice qui ruine de l’intérieur même l’entreprise littéraire. Dès lors l’intérêt de cette dernière ne réside plus dans la galerie des portraits de personnages célèbres qui ont fixé ses réussites, mais dans l’observation des constantes et des transformations qui la traversent en termes de genres.
47La prose et la poésie donnent ainsi l’occasion de spécifier leurs caractères, non dans leurs divergences essentielles, mais dans leurs points de convergence, et, si l’on peut dire, d’interpénétrabilité, et d’équilibre dialectique entre les tensions de la liberté et de la discipline. Les genres descriptif, didactique, dramatique, épistolaire, lyrique, narratif ou oratoire, en dépit de la diversité des œuvres qui les réalisent laissent apparaître, chacun en eux-mêmes, cette unicité de la forme vers laquelle tend constamment l’intelligence de Vinet. Et les grands auteurs de la littérature française, dessertis des cadres trop contraignants de l’admiration figée par l’histoire littéraire, trouvent à nouveau, dans cette évaluation, la possibilité d’intéresser non seulement l’élève désigné par la Chrestomathie, mais aussi tout lecteur capable d’accorder crédit à une conception de la littérature, qui, sous bien des aspects, a jeté fort avant dans notre modernité les lueurs de sa conception critique.
48En cherchant par le langage et l’examen attentif de la langue, les constantes et les invariants de la littérature, en proposant de cette dernière une vision en quelque sorte fonctionnelle, et non anecdotique, dans ses rapports à l’histoire et aux conditionnements de la société, en fondant sa recherche sur une philosophie du monde dominée par la foi et la rigueur, Vinet faisait la preuve que la critique littéraire franco-centrique du XIXe siècle, trop soucieuse de jugements absolus préformés et de listes de prix, se fourvoyait complètement dans sa démarche, soutenue par la naissance d’une institution scolaire qui recherchait les mêmes effets classificateurs. Et il démontrait que la vision d’un homme de culture et de cœur, étranger au cercle étroit des coteries politiques et artistiques parisiennes, pouvait produire sur cet ensemble de faits un jugement profond, et perspicace, capable de retenir à l’avenir l’intérêt des littéraires et des grammairiens, des philologues et des philosophes, des esthéticiens et des historiens des sciences du langage.