Les métamorphoses d’Amiel

Par Philippe AMEN
Publication en ligne le 28 avril 2016

Texte intégral

Qu’on se figure un chat-huant qui ne sait pas s’il est un chat ou un hibou, un être qui n’a aucune idée de soi-même, et l’on comprendra que ses propres ailes, en certaines circonstances, puissent lui inspirer une angoisse sans remède.
Robert Musil, L’Homme sans qualités

1Étudier le protéisme d’Amiel, rendre compte de son inlassable quête d’une forme stable, n’est-ce pas en somme raconter sa vie ? N’est-ce pas une nouvelle fois expliquer ses manques, reconnaître ses hésitations, poursuivre ses poursuites ? On sait tout de ce petit professeur de philosophie qui fit de sa vie ratée une œuvre de 17 000 pages, exploitant le quotidien dans ses détails les plus pitoyables comme devant l’universel l’extase la moins familière. Cependant, son Journal Intime n’est pas l’histoire d’une vie, il ne représente pas une histoire, il dit en termes ouvriers des mécontentements et des aigreurs, toujours les mêmes, systématiquement venus sous la plume pour échafauder une écriture de l’habitude. Certes, on pourrait rappeler – et je renvoie bien sûr à l’article de Ph. M. Monnier sur la question1 – les causes de ce protéisme psychologique. Sa voracité de lectures explique en premier lieu son besoin d’illimitation. Puis le choix d’une femme a longtemps oblitéré l’unité d’un moi tendu vers une compréhension multiforme. Son goût de l’échange épistolaire a fait de lui un homme qui se jouait des mots et, du coup, de cet échange même. L’excellence de sa conversation séduisait mais le dispersait. Quant à son journal intime, à la fois lecture du jour, recherche d’autrui sur le papier2, correspondance avec soi-même, conversation sans suite, il se devait d’être évidemment « la forme littéraire par excellence du protéisme3 ». Au-delà de ces symptômes, Amiel écrit un texte qui offre paradoxalement une vision très unitaire du problème de ses fluctuations psychologiques : il parle de son protéisme dans les mêmes termes pendant quarante ans, il ne fait que varier les synonymes. Aux métamorphoses du moi semble correspondre un formalisme statutaire qui « ouvre le dossier », s’emploie à penser la différence mais ne se retrouve que dans la plainte, le dénigrement de soi, le désespoir. Ce sont ces réactions-là qui cimentent l’ondoyance amielienne.

2Le journal intime, à trop se fonder sur la linéarité des jours, sombre dans une dévalorisation permanente, dévalorisation du temps avant que d’être celle de l’homme. En ce sens, il n’y a pas d’événement pour Amiel, tout reste sur le même plan, tout se couche dans la conduite ordinaire de la vie, rien n’est saillant, tout se dépose comme des sédiments en couche, des expériences qui connaissent toujours le lendemain qui les obscurcit, les obnubile, les cache dans la succession. Deux termes s’opposent en fait : l’événement et l’expérience. L’un, singulier, isole le narrateur dans un temps extraordinaire, l’autre, feutré, le fond dans la masse informe des actes recommencés. C’est en écrivain que l’expérience retient Amiel. C’est ainsi que le 6 octobre 1860 il prend la plume pour évoquer le temps qu’il fait, évaluer son travail de la journée, mentionner la visite et le sou­venir de quelques amis. Puis, comme pour faire le point, il écrit : « Mais comment dois-je appeler l’expérience de ce soir ? est-ce une déception, est-ce un enivrement4 ? » (III, 1139). Et il narre comme en passant sa première relation sexuelle. Ni mise en scène ni pierre blanche, aucune exclamation ne viennent saluer la métamorphose. Le diariste s’interroge sur le langage : « Comment dois-je appeler… ». La page se termine d’ailleurs par l’évocation de la normalité, une normalité aussi bien physiologique que linguistique : il est un « homme fait » c’est-à-dire un homme accompli. Aucune fracture ne vient troubler sa vie, en tout cas s’il y en a une l’écriture ne la répercute pas, elle qui dépose chaque soir son lot de banalité à inclure dans une vie sans histoire. L’indifférence avec laquelle réagit Amiel peut surprendre. Comment ! Est-ce un Protée cet homme dont les métamorphoses sont minuscules, à peine dites, jetées sur le papier entre une remarque météorologique et une notation d’agenda ? Tout d’abord, il ne faut pas oublier que l’écriture intime se satisfait par nature du provisoire et que crier haut et fort le provisoire paraît à tout diariste le comble de la stupidité. Ensuite rappelons que l’auto-destination, extrêmement prononcée chez Amiel, ne peut faire apparaître que des répercutions intérieures soumises aux apaisements du bilan. C’est ainsi que l’observation de la journée écoulée commence par restituer l’ordre des métamorphoses avant d’en indiquer l’importance. On n’insistera jamais assez sur le journal intime comme espace d’une systématique : Amiel le pratique de cette manière et, dans sa volonté d’ordonnance, le récit s’affadit au profit d’un langage entièrement prisonnier du Temps.

3Il s’agit donc d’un protéisme intérieur qui prend sa source dans une relation ordonnée du réel, d’un changement sans mouvement, d’une synonymie des approches psychologiques. Jean Rousset5 a parfaitement défini le goût d’Amiel pour les synonymes : ils sont les indices d’un jeu sur les concepts de série, de chaîne, jeu aussi bien lexical qu’allocutif ou structurel. Par là même, ils font montre d’une unification sans cesse en mutation.

4L’étude de la synonymie ne mène cependant pas très loin pour la définition des pensées changeantes du philosophe genevois. Elle aboutit seulement à constater qu’Amiel est séduit par la pluralité des sens qui l’habitent. Plus intéressante peut-être sera la réflexion autour des figures par excellence de la similitude : la métaphore ou la comparaison. D’autant plus que nous serons là au cœur d’une dévalorisation autrement destructrice.

5Comme Protée, Amiel se dérobe, se cache, se transforme. Le style de son journal porte la marque de ces mutations spontanées : les métaphores animales sont extrêmement nombreuses dans le texte et, de même que le dieu marin prend les traits d’un cheval, d’un lion ou d’un sanglier, le diariste se charge des défauts d’une quantité impressionnante d’animaux, du cerf à l’oiseau, du papillon à la plus infâme vermine. Littéralement, ces motifs métaphoriques sont souvent empreints d’une symbolique à laquelle ils n’échappent pas ici, d’autant qu’ils viennent fixer une idée maintes fois répétée, un lieu commun intime. Si par exemple Amiel fuit ses responsabilités, il se cache la tête dans le sable comme une autruche, mais ce n’est pas une certaine identité avec l’animal qu’il a soin de souligner, mais la singularité du comparé (c’est-à-dire lui-même). Il s’agit d’une transposition au sens plein du terme. C’est pourquoi un symbolisme parfois trop réducteur nous aidera à réagir à ces images. Je veux donc tenter ici un tableau nominatif de ces figures dévalorisantes, prolégomènes à une étude plus scientifique des visions thériomorphes du Journal Intime.

6Pour débuter par une simplification – mais toute l’archétypologie ne tire-t-elle pas sa valeur d’une sérieuse simplification ? – on peut consi­dérer qu’il existe des animaux de la vie extérieure et des animaux de la vie intérieure. Les premiers se rencontrent peu dans les cahiers d’Amiel : on trouve peu de félins (ils sont l’apanage des puissants et des dandies) ; aucun loup et très peu de chiens (Amiel n’a aucun rôle de dévorateur, reste chien de berger et semble s’essouffler à courir après les brebis éparses (I, 231)) ; le cheval « emporté et hautain » (II, 658) du cyclothymique6 devient vite une mazette (IV, 14) ; aucune abeille, cette représentante du labeur, ne vient orner son discours. Quant aux oiseaux, nous reviendrons sur la place qui leur est réservée, notamment celle de l’aigle. Au contraire, les animaux de la vie intérieure ouvrent la voie à une conscience purement insatisfaite, névrotique, nocturne, qui leur assure une suprématie indiscutée.

I. Les Insectes

7Gérard Tougas, en associant Gustave Roud à Amiel, a parlé d’une transmigration de l’âme des écrivains romands dans la nature : « Amiel connut ses plus hautes réjouissances en se faisant fleur, papillon, ou tout simplement autre7 ». On ne saurait dire si cette sorte d’extase est purement helvétique, mais les métamorphoses qu’elle implique sont nombreuses dans le Journal Intime. Amiel se fait papillon en effet dans ses promenades en montagne mais ce papillon-là porte peu à conséquence. En revanche il existe un sentiment purement intellectuel qui le rapproche de cet insecte et provoque, au sein de la chambre d’étude, les plus profondes auto-critiques. Sa légèreté, sa brillance, son insouciance volage sont autant de signes d’un enivrement coupable, d’une superficialité maladive, d’une profonde indécision. Tout d’abord, le papillon ne se départit pas, dans la comparaison amielienne, d’un élément démiurgique : le vent. À sa volonté, le papillon ne peut opposer que son joli coloris. L’impuissance, l’instabilité sont ainsi les deux défauts privilégiés attachés au lépidoptère. Dans un beau passage où le diariste mêle des métaphores animales et militaires, nous trouvons confrontés deux habitants du vent : « Je suis ma fantaisie, de là manque d’ordre. L’ordre ne fixant pas le travail, tu recommences, tu fais des incursions, diversions, reconnaissances, escarmouches, jamais de campagne réglée. Tu es un voltigeur, non un général ; un papillon qu’entraîne le vent, que distraient les fleurs, que noie la pluie, non un aigle à l’aile ferme, qui surmonte le vent, fend le brouillard, ploie l’orage et arrive à son but » (I, 231). Figure par excellence du vaincu, habilement mise en relief par la totale absence de stratégie, par l’humiliation du simple soldat (celui qui fait incursions et reconnais­sances) donc par l’évocation terrestre, le papillon se voit distancé par l’aigle, vainqueur du vent. Celui-ci a un but c’est-à-dire un emploi du temps. En n’oubliant pas que le journal intime a pour fonction principale d’écrire le temps employé, on comprendra que le papillon, impuissant à se gouverner, donne à lire non seulement un honteux dilettantisme mais une incapacité à maîtriser l’écriture censée s’appuyer sur un temps descriptible, un temps surmonté. Il arrive pourtant à Amiel de revendiquer cette image de raté, de se faire papillon devant l’araignée : « O race d’Arachné, que vous êtes peu aimable, et que vous donnez peu d’envie aux pauvres papillons amis désintéressés de la lumière de voltiger dans la contrée où vous tissez vos vilaines toiles » (V, 380). C’est que le papillon habite tout de même dans le vent et que cet insecte volant, insecte intellectuel, n’a rien à voir avec les araignées, symboles de l’adresse sociale, de la convoitise et du marchandage des ambitieux8. Nous assistons au combat du solitaire contre un peuple entier cette fois.

8Le papillon, animal à métamorphoses, fascine Amiel parce qu’il peut renaître. Commencer une nouvelle vie demeure un fantasme récurrent du journal. À chaque bonheur minime s’ajoute cette exclamation naïve : « J’ai retrouvé l’allégresse des sensations ; il me semblait avoir secoué toute une vieille chrysalide ridée de soucis, d’ennuis, et renaître papillon. Oh ! qu’un peu de bonheur naïf, de joie purement enfantine est une douce chose ! » (II, 1 040). On remarquera que le papillon s’associe facilement à l’enfance : « Je vis en oiseau, en enfant, en papillon, plutôt qu’en homme » (III, 123). La joie attendue comme une délivrance infantilise cette existence déjà rythmée par la vie scolaire. Joie de se débarrasser des pesanteurs d’un état larvaire, joie de découvrir dans la narration d’une journée nouvelle les signes d’un changement de personnalité. La mutation est au centre de bon nombre d’exhortations : « Se condenser toujours plus, et, comme un papillon en perpétuelle métamorphose, déposer toujours une nouvelle coque ; comme le serpent une nouvelle peau » (I, 349). Ces deux animaux échappent à la fixité d’un destin immuable et deviennent, associés, un motif vivifiant du texte. Et le papillon qu’on aurait cru d’une limpidité solaire devient, avec le reptile, plus complexe, d’une dualité d’ombre et de lumière, de vérité et de mensonge. Non seulement le papillon mue mais il abandonne aux autres sa défroque et ainsi protège son vrai corps des attaques et des vilenies : « En ne t’aimant plus (l’âme d’autrui) blesse seulement une enveloppe que tu pourras rejeter de toi, une simple effigie, dont tu peux te retirer comme le papillon de sa chrysalide, comme le serpent de sa peau vieillie » (IV, 324). Le papillon semble alors, dans cette ménagerie auto-dénigrante, le premier des animaux à préserver son intégrité en se cachant, en dissimulant derrière une peau éphémère l’éternité indévoilée de son moi. On retrouve ainsi le jeu sur l’apparence qui fit florès dans la littérature baroque. Amiel n’échappe pas à cette emprise, lui qui choisit le papillon comme thème de l’un de ses poèmes (Grains de Mil), le retient comme emblème de sa devise : « Papillon : alius et idem » (I, 761) ou comme ornement d’un cachet où on lit la phrase suivante : « J’attends toujours », agrémentée d’une rose et d’un papillon (VI, 617).

9Pour secouer cette vie inutile et frileuse, Amiel a recours à la fourmi. Dans les bonnes résolutions du journal, on trouve facilement des allusions à sa capacité de travail. Lorsque notre philosophe se transforme en hyménoptère, la dévalorisation se fixe sur la disproportion entre son travail et les résultats obtenus : « Cette activité de fourmi pour des buts ridicules m’excède » (VII, 546). Disproportion qui éclate d’autant plus lorsque son protéisme l’engage à voyager : « Il semble qu’on perde sa vie à bousiller dans les maisons, au lieu d’être à courir le monde. Notre remuement de fourmi, autour de choses vaines, me fait pitié » (VII, 712). C’est une dénonciation de l’activité réduite à sa propre personne qu’exprime le rédacteur du plus important journal intime du XIXe siècle, la condamnation sous-entendue du menu travail de l’introspection, de l’expérience de l’écriture la plus close, la plus emmurée dans des maisons où le secret, l’indifférence familiale et nationale la maintiennent à l’état d’activité souterraine. Même si l’attaque revient au même (faire ressortir la vanité de ses efforts et le gaspillage de sa volonté), la fourmi a un pouvoir d’évocation bien différent de celui du papillon. Nous sommes passés de l’insecte ailé à l’insecte rampant. Celui-ci, figuration du gouffre où se déposent les pires incapacités, est fortement lié à notre modernité. Avant elle la préciosité d’un Pierre Perrin9 donnait à goûter un esthétisme de la miniature ; l’âge classique, comme l’a remarqué Jean Onimus10, insistait sur l’aspect ridicule et méprisable des insectes. C’est le romantisme qui, en même temps que l’anti-héros, a créé la bête grouillante et terrorisante ; la souffrance du solitaire s’exprime par l’effroi du collectif, du pullulement, de ce corps constitué de notre unique dégoût. Dostoïevski (Le Sous-sol), Kafka (La Métamorphose) illustrent le paroxysme de ce sentiment moderne. C’est le mépris rampant que l’on a de soi, une certaine idée de la bassesse, qui sont à l’origine de cette métaphore sensuelle11. Amiel évoque, lui, très peu d’insectes rampants pour la bonne raison que les animaux auxquels il prend soin de s’identifier sont des animaux de l’intellectualité et non, justement, de la pure bestialité, sa pensée procédurière n’acceptant de se reconnaître que dans un dérèglement policé de la raison.

II. Les oiseaux

10Les allusions aux oiseaux ne manquent pas dans ces immenses confessions. Elles renvoient en premier lieu à la légèreté, à la futilité déjà fustigées à propos du papillon. Là encore l’allégresse enfantine est présente : « C’est un naturel d’enfant et de sauvage, et même d’oiseau que le mien » (VII, 649), et parlant de lui-même : « Il jabote tout seul comme une alouette et n’a momentanément besoin de quoi que ce soit d’autre. C’est du quiétisme apathique et enfantin » (III, 967). Paradoxalement, la superficialité commune aux papillons et aux oiseaux, issue du volettement, paraît plus grave, plus définitive lorsqu’elle est associée à ces derniers car elle n’a pas l’excuse du développement holométabole. La légèreté du papillon reste le fruit d’une mutation naturelle alors que l’oiseau est immobilisé dans cette insouciance tranquille. La mue ne se présente chez l’oiseau que par la « déplumaison » qu’Amiel compare à la sienne dans de pitoyables vers de 187012 (VII, 1 267). Qu’on ne rie pas de cette attention plaintive à la vieillesse physique. Car l’oiseau, s’il est allègre comme un enfant, est aussi symbole de décadence, de la blessure amère de l’impuissance. Les deux extrêmes se touchent dans un vol indifférent et contraint : « Mes larges ailes se sont repliées à la dimension de l’étui qui devait les contenir » (II, 485). De l’allusion au milieu intellectuel et social dans lequel Amiel s’ébat, à cette Genève industrieuse et étroitement pro­testante qui le marginalise, naît une réflexion sur le rapport entre la compétence (les larges ailes) et l’espace spirituel qui lui est départi (l’étui). La comparaison avec l’oiseau représente parfaitement cette méditation. Tour à tour, l’oiseau perd sa faculté de voler (« Tu laisses trop engourdir ta volonté comme un oiseau qui oublierait ses ailes » (V, 992)), se laisse faire prisonnier (« Aussi comme l’aigle captif, j’ai brisé, au lieu de les couver, les œufs touchés par des mains indignes » (VI, 337)), constate sa blessure (« Aigle blessé, tu vois fuir le sang de ton cœur » (VII, 1 382)), son amputation (« J’éprouve la douleur mêlée de honte d’un oiseau à qui l’on a coupé les ailes » (VI, 1 225)), et dénie presque, dans un parallèle avec l’un de ses amis Victor Cherbuliez, sa nature d’oiseau (« C’est un aigle réussi ; je suis un aiglon sinon avorté, au moins arrêté en route » (VII, 765)). Dans cette progression auto-mutilante, on lit plus que l’aveu d’un échec. C’est un destin que veut rendre cette métamorphose, destin de celui qui abdique ses capacités supérieures, son pouvoir de transcendance (l’aigle, dit le Pseudo-Denys l’Aréopagite, est l’oiseau qui fixe les rayons d soleil13) au profit des comparaisons terrestres, sociales ou intimes. L’avortement de l’aiglon, image excessive – aussitôt corrigée par le diariste – allie la mort au rayonnement royal du penseur, évoque en somme son propre suicide littéraire. Victor Cherbuliez fait une œuvre, Amiel écrit son journal intime : voilà toute la différence. Il est sous-entendu que le journal, écrit marginal, ne donnant aucune autorité à son auteur, ne faisant pas de lui, dans sa contemporanéité, un écrivain (il ne crée pas, il adapte le réel), ni même en écrivant (il n’utilise pas la langue commune, la langue sociale14), reste une pratique abortive. De plus, si l’albatros bau­delairien provoque les huées, l’avorton d’Amiel n’a aucun public.

11Aussi, dans le silence, loin du regard des hommes, se transforme-t-il en oiseau studieux : il est perroquet (« J’ai encore du perroquet, du rhéteur… » (II, 691)) ou hibou (« Tu te confines dans les livres comme un hibou misanthropique15 » (V, 106)). On ne retrouve pas, à l’origine de ce repli sur soi désenchanté, l’image du nid chère à Bachelard, rotondité de la cellule secrète qui permet le recentrage intellectuel. Car Amiel, où qu’il habite, connaît le malaise de la chambre qu’il appelle un local (VI, 583) ou une pure caverne de travail (VI, 602). Au contraire son labeur se disperse et, lorsqu’il communique avec ses semblables, voici quelle est sa réaction : « Une impression générale qui me reste est celle-ci : je fournis de l’étoffe et des idées à une quantité de gens et de choses, et je ne néglige qu’un point, c’est d’en tirer parti pour mon compte et à mon nom. Non seulement je me laisse exploiter, mais je me saigne bêtement pour le plaisir d’autrui. Pélican naïf, je fais comme si j’avais famille et je m’adonne au sacrifice de moi-même par simple dilettantisme et sans aucune nécessité. Cette niaiserie n’a rien de sublime. Ce désintéressement est par trop puéril » (VII, 647). Si elle n’était fortement atténuée par de sévères jugements, on pourrait presque parler de métaphore positive concernant celle du pélican. Traditionnellement assimilé au Christ depuis les premiers siècles de l’Église, le pélican s’associe au thème de la rédemption : l’oiseau tue ses enfants et les ressuscite après trois jours en faisant jaillir sur eux, d’un coup de bec dans sa poitrine, son propre sang. Plus tard, sous l’influence de la Contre-Réforme, le symbole devient celui de l’Eucharistie, la tradition retenant simplement que le pélican nourrit ses petits de son sang et de ses entrailles. Amiel a ainsi conscience d’appartenir à une « famille » (le « comme si » évoquant seulement ici la honte du célibat), famille que sont l’Université, les divers comités qu’il préside, ses connaissances et ses amis lettrés, et à laquelle il se sacrifie. Famille sociale car il ne se sent aucune communauté d’esprit avec ces carriéristes habiles qu’il fustige tout au long de sa vie. Et c’est pour mieux illustrer l’ingratitude du clan qu’il inverse l’image : « Je joue, avec quatre ou cinq hommes que je rencontre inévitablement pour collègues sur tous les chemins, le rôle fort ennuyeux de pélican, faisant tout l’ouvrage, donnant de ma substance, de mon temps et de mon zèle, et ne recevant rien en échange que des coups de bec » (II, 864).

12Appartiennent au schème du sacrifice de soi toutes les images se rapportant à l’autruche dont j’ai déjà dit qu’elles contenaient une singularisation du diariste. Faire l’autruche, adopter sa « politique de vie », refuser en se cachant tout danger, c’est se faire autre, car justement c’est ne plus rien voir du monde extérieur, l’ignorer pour préserver son univers mental, sa différence. Il s’agit donc plutôt du sacrifice de soi-dans-le-monde que d’une simple mutilation. Le sujet se laisse envahir par l’inconscience : « Autruche, je ferme les yeux et laisse courir la vie devant moi, sans la guider ni la saisir » (II, 1 177). Alors que le pélican s’exposait à la douleur et laissait se surir les ressentiments les plus bas, l’autruche s’enferme dans une stratégie qui fait abdiquer toute prétention à vivre dans la communauté. Si ces images entrent dans l’entreprise générale de dénégation, c’est par le biais d’une excessive radicalisation de l’attitude qu’elles reconnaissent. Car plus que de s’ensabler la tête au moment du péril, l’animal fait de sa vie cet ensablement. Amiel se coupe du monde des humains, de cette « famille » qui le méjuge, cesse d’être, pour reprendre une expression ancienne de la psychologie comparée, une « subjectivité regardée16 ». Pour échapper aux significations dégradantes, le philosophe genevois devient insignifiant, capable seulement de res­tituer sa marginalité dans un journal intime qui ne sera pas lu, ou presque, de son vivant. Celui-ci regorge de l’expression « s’enterrer » :

Il semble que je m’enterre à plaisir dans l’obscurité (V, 736).

L’ouvrage quotidien m’enterre et m’éteint (I, 855).

J’ai vu que […] j’étais arrivé à m’enterrer tout vivant et à n’avoir plus ni individualité, ni spécialité, ni autorité quelconques (VI, 1 157).

13Animal de la pensée noire, du repli sur soi sans volonté, de la course apeurée, l’autruche dans les métaphores du journal s’éloigne totalement de la symbolique de l’oiseau. Celui-ci, indifféremment superficiel, infirme et victime, sait donc se ranger au nombre des animaux « terrestres » puisque, là, son âme se fond dans la terre. Du haut ciel, où gîte le génie de l’aigle, à la terre dans laquelle se cache la peur de l’autruche – terre qui est son univers car bien sûr les struthioniformes et les casuariiformes ne peuvent voler – c’est l’histoire d’une lente dégradation que propose Amiel.

III. Les Sciuromorphes

14Si l’aigle a honte de sa capture, il n’en est pas de même pour l’écureuil qui semble faire corps avec sa cage. Les nombreuses mentions de cet animal chez Amiel renvoient principalement à l’univers carcéral :

Tous mes mouvements sont ceux d’un écureuil en cage (V, 554).

Il me semble que moi je piétine sottement sur moi-même, tournant comme l’écureuil en cage sans avancer (VII, 715).

Je demeure stationnaire comme un écureuil en cage, tout en me démenant comme lui (V, 178).

15Animal domestiqué, qui a donc intériorisé son échec mais le vit sans cesse comme un recommencement, dans une locomotion circulaire et ridicule, l’écureuil a pour tout avenir l’illusion de sa vaine agitation. Sans le moins du monde méconnaître cette vanité, il accomplit ce pour quoi il est fait : il occupe sa cage. C’est donc à la fois dans la limitation de l’espace et dans une auction de mouvements17 qu’Amiel pense son corps d’intellectuel18. L’image dévalorisante reste simple : elle fait ressortir l’idée d’esclavage, l’idée de l’inefficacité des démarches mais aussi celle de l’obscénité d’une urgence qui n’agit pas, qui se montre aux portes de l’action sans jamais les franchir. Dans la tradition du bestiaire fantastique l’écureuil peut d’ailleurs être un animal obscène. On le trouve sous ce jour chez Isaac Du Ryer19. Ce que montre l’écureuil en cage, c’est la complaisance du vaincu pour son inactivité trépidante. Le mouvement giratoire ne signale pas un centrage de la pensée mais un parcours superficiel, stérile et épuisant. Par deux fois, cette interprétation est appuyée par un rapprochement avec deux autres animaux domestiques, le chat et le chien. En effet, nous trouvons en 1866-67 (VI, 572 et 907) l’évocation de sa vie anachorétique par l’image de l’écureuil poursuivant sa queue par amusement20. Même si la claustration n’apparaît pas dans cette comparaison, elle est cependant présente par ce mouvement en cercle qui définit l’animal. Ce vain jeu – courir après soi-même – n’illustre-t-il pas la démarche résolutoire d’un diariste ? Il est aisé de s’apercevoir que la tenue du journal intime s’associe souvent à la dispersion sans profit de l’écureuil : Amiel parle d’un « monologue qui tourne en rond » (VI, 727), de son « idiotisme circulaire » (III, 133) et avoue : « Feuilleté les cahiers (24 à 28) de ce journal : uniformité de doléances, aventures d’écureuil moral, circuit de regrets et fautes, toujours semblable, c’est un peu ce que j’ai remarqué » (III, 961). C’est dire que, comme je le faisais entendre d’emblée, le temps du journal n’est pas celui de l’événement mais de la lente gravure, sillon après sillon, d’une vie intérieure, certes labile mais, par la vertu de l’expérience de l’écriture, profondément unifiée. Si le journal sert à se mieux connaître, il contient opportunément son sentiment du temps : « Comme l’écureuil en cage et qui n’est plus dupe de sa marche apparente, je connais à fond la révolution quotidienne, mensuelle, annuelle de mes ennuis et de ma captivité » (III, 67).

16Autre sciuridé auquel Amiel s’identifie : la marmotte. Contraire à l’écureuil, elle symbolise l’apathie et le sommeil : « Je m’endors comme la marmotte parce que l’hiver m’entoure. L’hiver, c’est le milieu dans lequel je suis plongé, l’atmosphère inerte, engourdie des esprits, les préoccupations mesquines, terre à terre, fastidieuses qui m’enveloppent et m’oppressent. J’oscille entre la langueur de l’ennui, l’éparpillement dans l’infiniment petit et la nostalgie de l’inconnu ou du lointain » (II, 124). Dans ce beau texte, on sent que l’immobilisme dont le diariste s’accuse s’ouvre sur une confrontation avec le monde extérieur qui s’envisage mais ne peut s’accomplir. Le sommeil est la réponse du solitaire à un pays qui le maintient dans l’inertie. De même que l’autruche, la marmotte a la capacité de se couper du monde : « Mon indolence s’accommode de cette façon de vivre ; n’avoir pas à me sentir comme individu, être dispensé de vouloir, d’agir, de chercher me soulage. Je n’ai pas averti mes amis de mon séjour à Genève. Je suis enfoui comme une marmotte dans sa caverne, n’ayant le temps ni d’écrire, ni de souffrir, ni de jouir, mais rêvant tout éveillé, grâce à la lecture, me dissipant dans la distraction, me pétrifiant dans l’immobilité » (III, 420). Si bien que cette vie végétative dans laquelle il se complaît se transforme en négation même de la vie : « Comme la marmotte, je m’enfouis dans le sommeil et dans le sol, mort anticipée, pétrification graduelle » (II, 468).

17En fait, le mépris de soi change vite d’aspect lorsque, grâce à ces métamorphoses quotidiennes, le narrateur en vient à se laisser aller. S’accuser d’impuissance ou d’alanguissement reste une manière de s’inoculer ces faiblesses. Et, dans le cours de ses écrits, Amiel tend naturellement à les accepter comme parties intégrantes de son caractère. Avec les figures de l’écureuil et de la marmotte, l’accusation se greffe sur des questions annexes : comment se satisfaire de l’illusoire effervescence dont on n’est jamais dupe (c’est-à-dire comment occuper sa cage) ou comment ne pas avoir honte de sa léthargie (c’est-à-dire comment occuper sa caverne ?). Les défauts acceptés, les défauts de ces défauts apparaissent plus vifs encore, comme une sorte d’irrédentisme du milieu qui interrogerait ostentatoirement le diariste sur la fonction essentielle de son écriture : comment occuper son temps ?

IV. Les Reptiles et les Mollusques

18L’écureuil avoisine le serpent, lui aussi symbole de la circularité d’un corps tortionnaire de lui-même. Mais, alors que l’écureuil obscène se distingue par la vacuité insolente de sa course, le serpent lui se coule et se ferme en silence. Figure de l’obsession, il est avant tout marqué par l’ouroboros c’est-à-dire l’avalement de soi. Le cercle est issu du motif central de ce Journal Intime : la répétition. Parce qu’il n’a « presque plus rien à apprendre sur (s)es infirmités » (III, 67), Amiel varie les formulations de ses obsessions, croyant échapper à la pensée systématique, sachant pourtant qu’elle seule le constitue et le motive. « En étudiant le sujet Femme, avoue-t-il, je roule dans un cercle sans issue, comme le serpent d’Égypte qui mord sa queue » (V, 616). Le vice du cercle se signale par cet anneau de chair se mangeant indéfiniment lui-même, en somme par la connaissance intégrale de ce corps voué aux gémonies quotidiennes de l’écriture. Le journal, moyen d’étude, est à ce titre une œuvre totale : il permet de circonscrire une vie, d’en fixer par séquences le glissement essentiel21. « Le serpent qui se mord la queue indique que la fin de l’Œuvre rend témoignage au commencement » disent les Alchimistes22. Dans cette allégeance à l’auto-analyse la plus entière, c’est le fantasme de « l’homme accompli » qui se lit, et la peur de demeurer dans l’incomplétude du célibataire, de l’enseignant désavoué23 ou du littérateur sans livres s’invétère de jour en jour. Bien sûr, le reptile, comme le papillon, peut se métamorphoser. Mais la nouvelle peau exige des sacrifices trop grands et Amiel ne veut pas remettre en cause l’espace clos, connu et rassurant de ses pensées analogues, ingérées comme des morceaux d’un moi après tout apaisé.

19Il est tout naturel alors que le serpent soit l’image de l’égoïsme : « Égoïsme ! Serpent roulé autour du cœur, vipère que nous réchauffons dans notre sein… » s’écrie-t-il au détour d’une page (I, 405). Se traiter de serpent pour Amiel emporte automatiquement la pensée vers un personnage honni de ce journal : John Braillard. Professeur de littérature française, homme politique radical puis indépendant, cet ancien condisciple d’Henri-Frédéric Amiel se heurta souvent à lui au comité de l’Institut national genevois. Il est très souvent nomme « l’Ami Vipère » ou « Vipère » et est accusé de rôder autour de lui pour lui enlever ses amis (V, 998). Bien évidemment, l’aspect venimeux de l’animal est privilégié dans ce choix. Sans aller jusqu’à se sentir persécuté, le philosophe systématise ce surnom, semblant vouloir attacher l’animal à la personnalité hypocrite de son ennemi. Du coup, en se dénigrant, en s’appelant serpent, Amiel s’approprie la peau de con contempteur, se fait plus Braillard que Braillard.

20En milieu hostile, on l’a vu, le diariste a la volonté de se retirer du monde. Donc de trouver un habitacle à l’épreuve des assauts de la méchanceté humaine : « Je me suis recoquillé dans ma carapace comme une tortue d’eau douce jetée dans l’onde amère » lit-on avant une longue analyse des désagréments liés à la vie sociale (V, 826). Mais, carapace de tortue ou coquille de mollusque, l’habitacle ne protège pas toujours. Des mollusques, Amiel prend le caractère fragile et sensitif du corps non la résistance de la coquille. Chez Shakespeare, cette particularité semble une qualité : « Le colimaçon pour lui est le type même de la sensibilité. Chaque fois qu’il parle du colimaçon c’est pour décrire « ses tendres cornes », si « douces et sensibles » qui se rétractent par crainte d’un contact pénible avec le monde cruel24 ». Dans le Journal Intime, en revanche, vers, escargots et huîtres sont pourvus de tous les défauts. Là encore, certains contemporains peuvent servir d’immédiate référence : Blanvalet, Humbert et surtout Munier, surnommé le Bivalve25, sont comparés à des mollus-ques. De manière plus large, Amiel définit ainsi le caractère genevois : « Comme les animaux hibernants, nous autres Genevois, nous restons chacun dans notre caverne, vivant de notre substance, et contraints à nous lécher nos pattes entre deux sommeils, pour tout entretien. Sauf le Jeudi, je n’ai point de conversation ; il faut donc m’habituer à ma coquille, me former au monologue, m’aguerrir à cette existence de colimaçon » (II, 1 234). On retrouve cet espace clos qui, loin de constituer un atout indestructible, incite à accepter la solitude paresseuse. Le mollusque ne communique pas, semble se contenter de lui-même, refuse en tout cas toute aventure extérieure. Il représente la morale des hommes installés, pense Flaubert26 qui va dans le sens de la tradition mythologique de l’attachement du coquillage pour son rocher. Néritès, dit la célèbre légende (Elien, De la Nature des Animaux, XIV, 28), refusa de s’envoler vers l’Olympe pour suivre Aphrodite qui l’aimait. De dépit, celle-ci le transforma en coquillage. Amiel semble avoir conscience que cette situation « terre à terre » est un châtiment. Il emploie souvent l’expression : « cette existence de colimaçon à laquelle je suis condamné » (II, 838). L’isolement se transforme vite en état végétatif. Le mollusque est ainsi inclus dans une série dénigrante qui atteste une passivité incommensurable :

Je me contente de végéter doucement, comme la mousse, l’herbe ou l’huître, sans ambition et sans responsabilité (IV, 227).

Tu flottes, balances, végètes, sommeilles, vague, nuage, plante, mollusque ! – Réveille-toi ! (III, 131).

21Cette sorte d’exhortation peut se faire par la comparaison entre deux types de vie animale : « O mollusque boudhique, peux-tu redevenir un carnassier d’occident ? » (VI, 1 023). Outre que cette passivité manifeste une effémination qu’Amiel dénonce lui-même – d’ailleurs l’interprétation du symbolisme de l’huître va dans ce sens27 – elle trouve expédient de faire bloc avec l’aliénation qu’elle suppose. De même que l’écureuil épousait la volonté de sa cellule, l’huître, par exemple, se scelle à son rocher. Bien autrement inexorable, cette position transforme radicalement l’être vivant en matière minérale :

Je deviens distrait, inattentif, oublieux, lent, comme on devient somnolent et stupide. L’ossification du muscle et le ramollissement du nerf, la matérialisation de ma puissance pensante, marchent à la fois dans le même sens. Je tends à l’huître et au mollusque, et le pis, c’est que je n’ai plus l’instinct de résistance (III, 412).

Est-ce torpeur, lenteur, illusion ? Je me momifie, je m’ostréifie (VII, 1 161).

22Il ne s’agit donc plus du « suffire à soi-même » stoïcien ou d’un « oblomovisme » intellectuel mais d’une véritable approche de la mort, d’une vie faite pour la mort que stigmatise ici le diariste. Le ramollis­sement du corps qui ne trouve d’autre issue que dans la fusion à la seule matière dure qui puisse le protéger illustre bien le dernier état de l’expérience amielienne de l’impuissance. Il ne reste plus qu’à attendre la mort, comme Hamlet : « Etre ou n’être pas, chose indifférente » (V, 672).

23D’autres animaux sont présents dans les comparaisons du narrateur de ce journal : il voit une effémination dans ses « effarouchements d’hermine » (VII, 831), rapproche son obstination de celle d’un « bœuf qui refuse de quitter l’étable en flammes » (III, 950), se trouve « l’air intraitable du hérisson » (II, 1 247) et compare ses insomnies aux errances d’un « rat empoisonné jusqu’à l’aube » (III, 749). L’année de sa mort, il écrit : « Le soliloque intérieur est toute la ressource du condamné à mort dont l’exécution se retarde. Il se rassemble dans son for intérieur. Il ne rayonne plus. Il psychologise. Il n’agit plus, il contemple. Il écrit encore à ceux qui s’attendent à lui ; mais il renonce au public et se replie sur lui-même. Comme le lièvre, il revient mourir à son gîte, et ce gîte, c’est sa conscience, sa pensée. Son avant-gîte, c’est son journal intime » (4 février 1881). Ces avant-dernières paroles, si proches de ce qu’Amiel a pensé toute sa vie, donnent une définition du journal intime et de la métaphore animale. Le premier, trace d’un soliloque qui mène à la mort, poursuit les infimes changements, les plus douces expériences – c’est-à-dire les moins brutales – en même temps qu’il reconnaît à chaque pas sa maison, la tragédie de la vie vaine et la vanité d’écrire cette vanité. La seconde fait de l’animalité une « réclusion griffonnante » (31 mai 1880), une prison dans laquelle s’ébattent des caractères primordiaux, qu’on s’approprie pour un instant, l’instant de la haine de soi, et qu’on laisse croupir, couches successives et ineffaçables de souffrance, dans le but de se faire honte. L’important pour Amiel est d’avoir été un animal conscient. La conscience régit la vie comme l’analyse fonde le journal intime. Elle ne procède pas par crise et la métamorphose n’est jamais un signe de rupture. Dans ce protéisme, il ne faut pas voir, à mon sens, celui du romantisme versatile d’un Clemens Brentano par exemple. L’esprit n’est pas le même. Ce qu’on a appelé le « caméléonisme » de Brentano est une disposition à la discontinuité, à la contradiction intérieure, à un démonisme surhumain. Chez Amiel, le protéisme est paradoxalement une aspiration à l’unité. De même insiste-t-on trop souvent sur le journal comme genre discontinu parce qu’il procède par fragments, par ramas, sans voir que sa démarche manifeste une foi dans l’instrumentalisme du Temps. Faire de la constatation une œuvre n’était certes pas le souci d’Amiel. On sait trop quels mots durs il avait pour le genre littéraire – qui n’en était pas encore un en 1880 – qu’il s’efforçait de définir et d’employer. Mais, les constatations, les coïncidences, les bilans, les mémorisations, l’usage de tout le champ de la description (écrire l’heure, citer ses lectures, parler du temps, de sa sexualité, des lettres reçues et des amours rêvées) donnent au texte un équilibre, une assise, une continuité donc, la continuité de la conscience : « Je suis fait de façon que les antécédents me lient invinciblement » (I, 168). Parce qu’il est écrivain et non simple témoin de sa vie, parce que s’imposent toujours à lui les méthodes qui lui permettront de mieux se comprendre, un bestiaire auto-dénigrant, caché dans les automatismes de la langue, prend sa place dans la cohorte des accusations signifiantes. Au-delà de la clef interprétative que constituent les métaphores animales, j’ai voulu rendre visible28 la folie unificatrice, pourtant émiettée tout au long des années, d’un homme qui se cherche et force les références. Il n’est pas inintéressant de constater que Cherbuliez, Blanvalet, Humbert ou Munier, pour la plupart des amis très proches, servent d’exemples et de contre-exemples29. La vie quotidienne offre à cet esprit effrayé par la réalité les épouvantails dont il a besoin pour secouer une vie tournée vers soi seul. De même, il s’appuie sur de grandes références littéraires, dans lesquelles il puise un message des plus concrets. Les Fables de La Fontaine sont utilisées, mais aussi le Faust de Gœthe, autre livre de chevet, dans lequel il faut remarquer un nombre impressionnant de comparaisons animales. Message concret en effet. Car le diariste ne parle ni à son cœur ni à sa tête mais à son instinct d’homme qu’il essaie de resituer toujours dans la gamme variée des instincts naturels. Charles Du Bos, voulant définir cette prédisposition à l’ondoyance écrit : « Cet esprit de métamorphose lui fermait la seule voie qui, pour certaines organisations exceptionnelles, reste ouverte vers l’absolu, la voie mystique30 ». En effet, point d’exaltation mystique dans cette fusion avec le destin animal, pas de voie vers la perfection. Au contraire, parce que toujours concrète, parce que spontanée et exhortatoire, la métamorphose s’éloigne de l’Absolu, professe la mauvaise honte.

24Georges Poulet, dans ses Métamorphoses du cercle, commençait par remarquer que deux Amiel étaient consubstantiels : le premier, enfermé dans un espace resserré et, dans cet espace, grâce à l’écriture, merveilleusement libre, le second s’élançant dans les études comme un « poulain échappé » (II, 205) et mystérieusement contraint31. Ce balancement entre captivité et liberté, paresse et élan salvateur, apparaît nettement dans les images thériomorphes du Journal. La maladie de l’idéal – de l’unité – que depuis les articles critiques de Caro on attribue au philosophe suisse, ne serait-elle pas un idéal de la maladie, c’est-à-dire une singularité si essentielle qu’elle ne pourrait comprendre le monde et soi ? Texte de la répétition des sens dénégatifs les plus complexes, texte des circonstances aussitôt traduites en images, parfois banales mais toujours typiques, le journal intime conduit à une observation libre mais ordonnée du narrateur. Roger Caillois constate que « le recours aux contraintes prosodiques d’un discours balisé, comme l’usage fréquent de la métaphore, concourt assurément à créer une impression de pénombre habitée32 ». C’est le cas, je crois, pour Amiel qui sort de cette entreprise non pas en mystique mais en explorateur lucide des ombres de la conscience. Guy de Pourtalès, en période de troubles, enviait cette position : « S’abstraire, s’isoler, se sortir à tout prix des réalités, c’est vraiment la seule récompense d’un esprit qui se possède33 ». Savait-il que l’activité exclusive d’un diariste était de rester un sphinx endormi, un être anonyme, de languir inutile, ennuyé, impuissant, timoré comme une biche, paresseux comme un loir, égoïste comme un limaçon (II, 1 102) ?

Pour citer ce document

Par Philippe AMEN, «Les métamorphoses d’Amiel», La Licorne [En ligne], Identités et altérités à l'intérieur d'une Europe française, La Suisse romande et sa littérature, 1989, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 02/05/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6442.