L’Imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille

Par Jean-Paul Paccolat
Publication en ligne le 08 décembre 2016

Texte intégral

 « L’écriture est un rêve assumé ».
Maurice Chappaz

« Et l’homme comprit que ce jardin n’était qu’une infime partie du vaste Jardin disparu ».
Corinna Bille

« Nous avons quitté le paradis pour l’arbre de la connaissance ; à cause d’elle et pour mimer Dieu, nous ne reviendrons jamais dans le jardin au bord du fleuve ».
Michel Serres

1Les lecteurs curieux qui arpentent les territoires de ce que l’on nomme peut-être abusivement « la littérature romande » (existe-t-elle ? La question reste ouverte) ne peuvent ignorer les relations secrètes et souvent difficiles à pondérer qui existent entre l’expression littéraire, sous ses formes les plus diverses, et l’imprégnation d’une tradition culturelle, théologique et linguistique fort complexe1.

2C’est à la faveur de circonstances multiples - parmi lesquelles incontestablement la curiosité esthétique et intellectuelle manifestée par les maîtres de l’Abbaye de Saint-Maurice2-qu’à la veille de la seconde guerre mondiale une prise de parole s’est faite en Valais, à l’intérieur d’une communauté paysanne, géographiquement isolée, de tradition catholique, communauté qui s’était tue durant la plus grande partie de son histoire. Parmi ces quelques écrivains, membres de « la même famille de rêve », allaient rapidement se faire entendre les voix de Maurice Chappaz et de Corinna Bille. Curieux destin que celui de ces deux êtres qui se rencontreront en 1942 et dont l’œuvre sera abondante.

3C’est parce qu’un sens aigu de l’absolu les habitait que l’écriture fut pour eux une passion partagée. A la formule de Chappaz : « Ce qui me sauva fut l’écriture »3 fait écho l’aveu de Corinna Bille : « Ecrire pour ne pas mourir »4. Leur était aussi commune une attention extrême et gourmande aux mots et aux choses, une manière de vivre fidèle à une tradition paysanne menacée par l’idéologie du progrès. Sensibles l’un et l’autre au génie des lieux (les fleuves et les forêts de Corinna Bille, les lacs et les crevasses de Maurice Chappaz), ils partageaient une même passion pour le voyage : à l’échange épistolaire de La Tentation de l’Orient5répond le récit des Invités de Moscou6et à l’itinéraire de La Haute Route7 ? la promenade A pied, du Rhône à la Maggia8. Dans les œuvres de l’un et l’autre on rencontrera des figures de l’excès, de la marginalité (les ivrognes, les errants, les saints et les fous), une interrogation inquiète sur l’amour et la folie, sur le sexe et la mort, une inlassable curiosité pour la fête et ses débordements, en particulier pour ces « masques » que Corinna Bille évoque dans Juliette éternelle9et dont Chappaz affirme, dans  Lotschental secret10qu’ils  reflètent une « inquiétude funèbre et un rêve hagard ». De là peut-être d’ailleurs cette admiration partagée pour Jérome Bosch, dont les visions (celles du « Jardin des Délices » en particulier) imprègnent aussi bien la fête des fous du Match Valais-Judée, ce récit épique et furieux de Chappaz11 que, par exemple, l’admirable nouvelle de Corinna Bille intitulée « Les étangs de brume ». On pourrait évoquer aussi la fascination qu’exerce sur ces deux écrivains la voix des rumeurs et des légendes et l’incroyable dissémination, chez l’un et l’autre, des mythes bibliques ou païens (du mythe paradisiaque à celui de Narcisse, de Dom Juan ou de Pygmalion). Je ne peux pourtant pas suspendre cet inventaire des passerelles qui nous font circuler d’une œuvre à l’autre sans ajouter que, malgré les voisinages évoqués et une certaine coloration baroque ici ou là commune, ces deux œuvres instaurent un rapport à la langue fondamentalement différent et développent deux écritures dénuées de toute ressemblance. Mon projetse limitera plutôt maintenant à considérer un aspect que je crois essentiel à leur poétique : l’insistance d’un imaginaire édénique extraordinairement riche, qui mérite une lecture plus attentive.

4« J’ai la psychose de l’âge d’or », s’écrie Chappaz dans un fragment autobiographique12. Comment faut-il l’entendre ? Quelle résonance s’agit-il d’accorder à cet aveu ? Sans vouloir ici déplier l’œuvre d’une manière trop linéaire, il faut remarquer d’abord que c’est une louange qui traverse son premier poème « Merveille de la femme » :

Tout a disparu
et la création recommence dans la mie des étoiles
Je désire aussi tout retrouver
tu me seras donnée
nous nous étendrons côte à côte Alors fraîchit une paix inconnue la chair pleine d’images
tremble comme le vin qui mûrit
13

5Dans Verdures de la nuit14, ce bonheur inaugural traduit un « temps d’accord au monde »15, d’évidence lumineuse, de transparence-heureuse. Le poème semble avant tout destiné à décliner l’échange entre le regard et le monde : « la terre mystérieusement élue 1 semble s’ouvrir »16. On trouverait facilement, dans Les Grandes journées de printemps17par exemple, d’autres séquences exemplaires qui illustreraient l’éclat de cette certitude ontologique où le sujet semble inscrit au cœur d’une profusion première, où tout se dévoile dans un surgissement spontané, dans une éclaircie :

Je suis au milieu d’un vaste espace d’arbres fruitiers plantés avec géométrie, et ce sont les cimes de neige éblouissante, d’un blanc de fleur, disparaissant presque dans l’air que j’aperçois au­dessus de l’œuf tendre des feuilles18.

6Si, comme l’a judicieusement noté Jean-Luc Seylaz19, un certain « brouillage » entame déjà quelque peu la transparence de ce recueil, c’est la chute brutale du monde dans le temps et la précarité, c’est l’expérience de l’Histoire qui, bientôt, étouffera cette parole de l’éloge. La trame se déchire et le monde s’ouvre « Comme un cratère »20. Au cours d’une crise qui fut à la fois existentielle et poétique, Chappaz fait soudain l’expérience d’une  agression, celle  de l’idéologie du Progrès, qui l’amène dans Le Testament du Haut-Rhône à cet impitoyable verdict :

7« Je dis de ce temps : "Je ne l’aime pas" »21.

8Désormais le poème est porteur d’un espoir dont il n’avait que faire auparavant ; aux mots, en quelque sorte devenus militants, incombera un travail de restauration et de rémunération : pallier le manque, combattre « l’hémorragie de l’être »22.

9L’insistance est frappante avec laquelle, dans les œuvres à venir, la parole de Chappaz reconstruit une scène édénique. Je ne retiendrai ici, de ma recension, que quelques citations :

J’étais obsédé par un lieu comme un lieu nata123.

Le goût précis du Paradis restait perdu mais son feu me reprenait24.

Je m’aperçois que tout : courses, livres, domaines, femmes est une quête de l’origine25.

10Nulle nostalgie dans cette démarche, il faut le souligner, mais plutôt, au cœur de l’exil, une nécessité de « tester pour le monde défunt »26. Tout un réseau d’équivalents métaphoriques s’établit dès lors dans son œuvre entre des notions telles que : la genèse, le paradis, la naissance, le lieu natal, ou des motifs symboliques tels que : la trace, le pas, la source, le lac, etc.

11Où donc retrouver les signes de cette plénitude première ? D’abord peut-être dans une attention extrême à l’ici, dans une lecture patiente de « traces effacées »27 :

Je cherche la place des sources, d’anciens brasiers, remontant la trace d’un campement ; pareil à un vieillard, j’essaie de ranimer la poussière de sectes aux espérances éternelles qui transmettaient les énergies et les sentiments de la terre28.

12Mais également dans l’écoute d’une sorte d’évidence intérieure qui conduit le poète à des affirmations comme celles-ci : « Le paradis se cache en nous »29 ou « Ce paradis qui est en moi »30. Cela pourtant ne suffit pas. Chappaz ne manque donc pas non plus de bourlinguer, de céder à l’appel du lointain. C’est, je crois, cette dynamique poétique là qui, chez lui, dicte l’expérience du voyage, le propulse dans ce qu’il a appelé sa « folie ambulatoire »31. Tel est probablement le sens de La Tentation de l’Orient, cet échange épistolaire avec Jean-Marc Lovay, où la figure de l’Orient, dit-il,

témoigne de mes rêves, de ce désir d’éternité qu’on situe dans l’espace (toujours à l’Est) et dans le temps (toujours dans une apocalypse-renaissance) et qui est en vérité la quête du paradis32.

13Si l’Orient est à l’évidence une figuration de l’origine, il offre surtout l’occasion d’une  « communion ‘avec  le  global »33, d’un  retour à l’expérience de l’Un. Il prend alors le visage d’une « Asie intérieure »34. Le même rapport s’établit d’ailleurs avec cet autre visage de l’Orient que propose la Chine, comme en témoigne cette page tirée d’un carnet de voyage moins connu :

On s’est approché à midi, on a comme rampé vers ce site merveilleux d’harmonie et de grandeur choisi par les devins ou les hommes des sorts pour être le grand lieu d’éternité des empereurs. Un éventail de collines qui finissent très doucement et ramènent le site presque à un grand cercle à l’Est et à l’Ouest. Je suis la ramure des montagnes plus sauvage qui se déplie, cascade, avec des vastes ouvertures <le col, presque des sphères de jour gris et ensuite les pyramides de terres .en miettes, rocheuses. Mais tout s’équilibre (...). La terre est d !une atonie jaune, les collines de pins aux torrents, aux ossements desséchés (les sources sont les pluies) fument d’air, de lointain, de nuées (...).

Nous sommes portés en avançant par une ondulation qui se lie sans cesse à l’extrémité des toits. On dirait qu’ils s’ouvrent, se ferment, ils escamotent la distance et s’ajoutent les uns aux autres : chaque palais, chaque pavillon est un. miracle pour l’œil. Le promeneur comme s’il entrait’ à l’intérieur de lui-même découvre un édifice dans ses parties, puis en entier (...), puis la totalité du site comme en suivant, montant, redescendant une gamme pour rencontrer enfin la plénitude35.

14Il fallait s’accorder le droit de cette longue citation pour montrer comment le texte de Chappaz inscrit dans l’univers des mots une géographie paradisiaque : l’harmonie, la grandeur, l’image du cercle et de la sphère, l’équilibre et l’atonie, l’expérience de la totalité et de la plénitude, la continuité des espaces, l’image de la musique, tout converge ici vers l’expression d’une plénitude, d’une perfection.

15Et il faut aussitôt ajouter que l’expérience de La Haute route participe de la même quête et conduit à une ivresse semblable : « La montagne qui prolonge notre corps nous berce. On a ces plages de neige et par-dessus encore : le croissant bleu, le ciel. Il balance avec moi. Je sens l’immense poussée bleue »36. Voilà une manière de conjurer l’absence, de toucher aux « confins de l’autre monde »37 ; et devient limpide alors ce raccourci poétique : « la Chine blanche »38. Cédant à la « fureur adamique »39 qui l’habite, le poète devient « reporter de la Genèse »40 et, coincé entre deux glaciers, se retrouve « dans un creux comme la main avec une force de paradis »41.

16Partir en montagne participe d’une démarche parfaitement initiatique : « c’est une genèse qui commence »42 et l’on « remonte vers l’origine »43.

17Traversée de l’espace, traversée de l’écriture dans l’espoir de redécouvrir le vrai lieu, de communiquer à nouveau avec l’élémentaire, de provoquer une révélation, de desceller sa propre source : « Je descends en moi en marchant »44. Il est un lieu enfin, magique, qui me parait constituer métaphoriquement l’emblème de cet imaginaire édénique : le lac, le lac alpin qui surgit au détour d’un vallon. Un texte admirable, intitulé Bienheureux les lacs45, qui dévide on le voit une parole de béatitude, associe ce lieu au souvenir de l’enfance :» quand j’étais enfant(...), on montait vers ce paradis »46. Ce dernier mot qui revient, dans ce court texte, une dizaine de fois au moins, est de surcroît au centre d’un champ sémantique délimité par une série de notions harmoniques : naissance, transparence, absorption, fécondité, perfection, car « le lac crée le site parfait »47.

18Et la vision  poétique fait de ce lieu une « oasis (...) qui interprète l’informe » :

On baigne dans la fosse originelle, dans le liquide amniotique48.

19L’ascension dans l’espace prend soudain l’allure d’une régression heureuse dans le temps, vers l’origine, vers ce que Chappaz nomme admirablement « une préface bleue »49. L’écriture semble alors restaurer l’expérience d’un bonheur primordial :

Le lac était vraiment l’œil central de cette terre par lequel nous la voyons. J’étais un garçonnet, j’étais projeté dans ce miroir, dans cet ondoiement alpin, cette touche d’eau, ce fruit transparent. Notre corps, qui est comme un rêve qui bouge, se dissout dans le ciel. C’est ça qui attire tant les promeneurs sans qu’ils s’en rendent compte. Il faut que le monde nous absorbe, nous perce, nous réconforte50.

20Page d’apaisement, page de réconciliation que celle-ci, qui me fait songer à un autre remarquable fragment, que je ne puis observer ici dans le détail, où le poète, après s’être souvenu des effets destructeurs de l’Histoire (« Le compte à rebours des sept jours de la création a commencé. Quelle merde ! »)51 refait le parcours inverse, réinvente littéralement  le monde,  retrace  dans le langage  les sept  jours  de la création  en énumérant  sept lacs, le septième  ayant d’ailleurs  l’éclat d’une « émeraude ». N’est-ce pas là rejouer dans l’écriture la scène de la Genèse ?

21Ultimement d’ailleurs, la mort (on vient de lire ci-dessus la paradoxale formule : « la fosse originelle ») est entrevue d’une manière mystique, comme l’avènement d’une naissance (« On arriverait à l’Eden enfin »)52, comme le retour à l’atemporalité de cette nuit qui donnait son titre au premier poème : Verdures de la nuit. Dans A rire et à mourir, sorte de saga poétique où rôde une très belle méditation sur la mort, où le poète se risque à une incursion « vers l’autre côté », la mort est dite « natale »53, parce que tout « le passé vient vers nous dans l’avenir »54.

22Disons simplement pour conclure provisoirement que l’écriture rémunératrice de Chappaz opère en premier lieu un travail de remembrance, en particulier parce qu’elle active cette rêverie édénique, parce qu’elle capte les signes d’une plénitude rêvée. Elle rassemble et remembre ainsi la relation au monde, elle ne cesse de combattre l’inexpression de celui-ci et nie en fin de compte ce sentiment d’un « lamentable éparpillement » qui déchire le poète55.

23Effrayée par la Raison, Corinna Bille, dès ses premiers livres, a cédé à l’imagination luxuriante qui l’habitait et s’est risquée sur les chemins de l’extraordinaire. Nourrie de paysages entrevus, de souvenirs, de faits vécus, de traces de rêves surtout, elle a construit, avec ses nouvelles en particulier, un monde vertigineux, à la fois violent et ingénu, sauvage et innocent, où les frontières entre le réel et l’imaginaire vacillent en permanence56.

24Sans nullement prétendre en saisir ici tous les aspects et toutes les implications, je voudrais seulement dire pourquoi l’imaginaire édénique me paraît central dans cette œuvre, au point d’en condenser le projet. Avec de surcroît cette précision préliminaire : l’écriture polymorphe, proliférante de Corinna Bille déjoue avec habileté les catégories critiques. L’invasion de l’étrange s’est accentuée dans son travail, au point de constituer le tissu premier de nouvelles qui volontiers défient toute tentative de thématisation et, plus encore, toute lecture de type allégorique. Il s’agit donc de lire l’étrange à la lettre. Cela dit, la question qui m’occupe ici s’inscrit dans l’œuvre de manière récurrente mais diffuse. Elle n’est plus articulée seulement dans un registre métaphorique, comme souvent chez Chappaz, mais nous fait passer, on va le voir, dans un plan fantasmatique. « Ici, tout est autre », pourrais-je dire en reprenant le propos d’une narratrice de La Demoiselle sauvage57.

25Relisons donc d’abord un texte emblématique indûment intitulé, on comprendra pourquoi, « L’homme qui retrouva le premier jardin »58. Un homme vagabond, en qui il y avait « une faim intense de pureté et d’espace », est totalement fasciné par une « montagne étrange » :il décide d’en faire, seul, l’ascension, d’en explorer « le grand corps ». Arrivé au terme de sa course, l’homme subit une sorte de métamorphose : « le vent souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme ouvrit des yeux tout neufs, des yeux très clairs : les yeux d’Adam » (l’auteur souligne cette citation de Genèse 2,7). Au même instant une vision le traverse :

Le vagabond se trouvait dans un jardin. Pour la première fois, il comprit la douceur d’un jardin (...). Il lui sembla retrouver ce qui était perdu depuis des siècles(...). Il était au commencement(...). Ainsi qu’avait fait le premier homme, il nomma par leurs noms les animaux qui lui étaient donnés.

26On aura reconnu là un acteur célèbre et quelques autres invariants du mythe de la Genèse. Notre vagabond ne pouvait d’ailleurs pas, bien sûr, ne pas faire la rencontre de sa mythique compagne : « une jeune fille qui se promenait dans une forêt proche l’entendit ». Surprenante pourtant, la façon subite dont le texte déjoue l’attente du lecteur en raturant le décor paradisiaque qu’il était en train d’esquisser. Entrevue, la scène édénique est aussitôt abolie, entamée par une formidable négativité dont voici quelques indices : loin d’enchanter, le lys martagon qui se dresse au centre du jardin diffuse un « parfum lourd », offre des « pétales poisseux et recourbés », il a l’allure d’une fleur « bizarre » et menaçante. Et ce n’est pas tout : le ruisseau est « à sec », la prairie est « déchirée(...) au-dessus d’un gouffre immense »  et cette  « vallée morte » où l’on ne peut « s’accrocher à rien », où l’on sent le sable « s’effriter » et les cailloux « s’ébouler » ne suscite que de « l’angoisse », qu’un sentiment de « drame » diffus. Conclusion :

L’homme comprit que ce jardin n’était qu’une infime partie du vaste Jardin disparu.

27Ce texte qui semblait, conformément au programme de son titre, promettre « le premier jardin », n’accorde en fin de compte qu’un « fragment de paradis » dont notre vagabond finira pourtant par s’accommoder. Cette brève nouvelle est révélatrice d’un système de renversement fréquent dans une œuvre qui, on le savait déjà, pratique souvent l’alliance des contraires et, nous le verrons plus loin, la transgression.

28Ajoutons à cette remarque l’existence chez Corinna Bille d’une fascination pour l’idée de « genèse », entendue au sens d’un processus physique, tellurique, impliquant  une dynamique inséparable de l’idée d’avènement, d’émergence, d’engendrement. C’est une écriture littéralement génésiaque que la sienne. Et il serait intéressant de dresser un inventaire de ces admirables scènes d’origine d’où jaillissent des mondes fabuleux, des scènes que, peut-être, l’on pourrait nommer aurorales. Une manière en quelque sorte de rejouer, à l’intérieur de la fiction, la genèse du monde. Si le rêve ou la rêverie constituent d’ailleurs pour de nombreux personnages de ces nouvelles les voies d’accès au « premier Matin du monde »59, certains lieux semblent posséder plus particulièrement ce pouvoir matriciel, je pense à l’étang, à l’fie ou à la forêt... La fiction s’origine fréquemment en ces lieux magiques et quasi dionysiaques. Relisons par exemple l’ouverture de la nouvelle intitulée « Les étangs de brume » :

On ne distingua d’abord que les ombres à travers la brume, des ombres debout sur le plus vaste des étangs. On crut à un mirage, à des reflets, mais il y eut la brise et alors on put voir nettement des jeunes garçons et des jeunes filles qui se baignaient. Ils se donnaient la main, se giclaient, plongeaient soudain. lls nageaient très vite et dans tous les sens.
On fut bien surpris. Ce n’était qu’un début.
Cette jeunesse se révéla sans retenue, elle était l’impudeur même. On l’accusa de sodomie, de mille étrangetés perverses, l’exhibitionnisme étant le moindre de ses péchés. Mais la brume revint, voila les formes trop suaves et déchaînées et l’on crut un instant avoir rêvé mais on ne rêvait pas
60.

29Il faudrait pouvoir prolonger cette citation d’un texte qui, au prix bien sûr de ce que l’on pourrait appeler un déplacement fantasmatique, tisse une scène d’origine, subtilement, en jouant par exemple de la modalisation, en brouillant l’énonciation (c’est l’écriture même qui se révèle ici perverse en confondant dans l’emploi du « On » l’instance narrative et la figure de la loi...), en distillant avec habileté les indices de l’étrangeté... Qui lira intégralement la nouvelle percevra les contours d’un éden saturé de sensualité et d’érotisme ; cette nouvelle, comme l’a noté fort justement Marguerite Saraiva-Nicod, n’est du reste pas sans analogie avec « Le Jardin des Délices » de Jérome Bosch61. Dans la même perspective, on pourrait relire d’autres « petites histoires »62 ou certaines nouvelles telles « L’ile » dans Le Salon ovale63ou « Ma forêt, mon fleuve » dans La Fraise noire64.

30Dans ce dernier récit (qui se présente en fait comme un journal intime, un « journal secret »), la narratrice, au cours d’une promenade sur les bords de son « étang préféré », redevient subitement une enfant par la magie d’une « métamorphose étrange »- « Je devins une autre, je me dédoublais, oui, mon moi habituel s’endormit (je ne dormais pas) tandis que de lui naissait une seconde personne qui était toujours moi »-, une jeune fille qui cède au plaisir de la baignade et soudain, vertigineux jeu de miroir, voit avancer vers elle son double, un jeune garçon qui, dans un éclat de rire, lui dit :

Toi et moi, nous sommes Adam et Eve.

en ajoutant, sans doute enivré « par le foehn tiède de ce premier printemps » :

C’est ici le Paradis.

31Pourtant, non loin de là se dresse un « buisson d’épines noires », dont la présence semble de mauvais augure, anticipe en tout cas sur l’issue de la nouvelle où nous sera révélée la nature incestueuse de cet amour.

32Cette déchirure de la scène édénique, ce voile d’ombre et d’opacité qui entame la transparence de ces moments de plénitude lumineuse, je les lis également dans « Le nœud », une courte nouvelle de La Demoiselle sauvage65. Le regard de la narratrice surprend, sur les bords d’un lac une fois encore, un « couple diaphane » enlacé, deux êtres intouchables qui l’amènent à cette réflexion : « je regardais Adam et Eve dans le Jardin ». Se déploie alors la rêverie édénique que voici :

J’avais deux ciels, le lac et l’azur, et tous deux luisaient de ce même gris d’écaille, exhalaient la même odeur. Nous renouvelions l’alliance des premières créatures avec le monde.

Cette forêt palustre était vivante, elle respirait. Il me semblait voir s’ouvrir des yeux dans les feuilles, je sentais sur moi des haleines végétales. J’étais bien. Le couple, je crois n’ignorait pas ma présence, mais nous ne nous parlâmes jamais. Me surprenait toujours le frémissement argenté de leurs corps, si beaux parmi les ronces, l’homme et la femme unis dans le bonheur de l’éden66.

33Surprenant parallélisme : ce ne sont plus les « épines noires » mais les» ronces » qui semblent ici l’indice d’une menace ; tout va en effet basculer dans la tragédie et le lecteur apprendra que ces amants étaient des jumeaux et qu’ils se sont noyés par suicide ou accident. Ce repérage me conduit à une première déduction évidente : l’amour et le désir n’apparaissent que profondément liés à la transgression, à un dispositif de travestissement (par renversement, métamorphose, etc.). Mais il y a plus : si la scène édénique hante cette œuvre, c’est sans doute pour être  paradoxalement raturée ; si le modèle mythique, cette» nébuleuse matricielle », cette « terre natale de toutes les formes symboliques », pour reprendre des expressions de Marcel Détienne67 est ici insistant, c’est pour être transgressé.

34Enfin, si métaphore et métonymie, on le sait, sont des figures de la substitution, la métamorphose est par essence oxymorique puisqu’elle effectue l’union des contraires, puisqu’elle aliéne le même  dans l’altérité68. Le modèle  mythique n’échappe pas, sous la plume de Corinna Bille, à la loi de la métamorphose : on le convoque pour l’invalider en partie, on le réécrit pour mieux le subvertir. A l’imitation en somme du geste de Théodore, ce personnage un peu magicien de « L’envoûtement »69, aussi surnommé significativement Orphée Orphelin, qui propose à Marine une bien curieuse représentation du paradis :

Il lui montra une image où l’on voyait Adam et Eve au paradis, accompagnés d’un chien aux trop longues oreilles. Adam jouait de la flûte, Eve tressait des guirlandes. Ils avaient déjà un petit enfant70.

35Mais la scène qui illustre peut-être le plus remarquablement cette opération de transgression poétique, je la lis dans « La petite femme des courges », une nouvelle qui nous propose en quelque sorte la géographie d’un éden pervers, d’un paradis à rebours71 -qui n’est pourtant pas l’enfer pour autant ! Suivons-en les principales séquences.

36A la recherche de l’extraordinaire, le narrateur et ses compagnons, « une  demi-douzaine de  petits  voyous » fréquentent un « endroit désordre », une zone délaissée de jardins, de roseaux, de marais, « minée par un ruisseau indécis », où vagabondent couleuvres, salamandres et tortues. C’est  à la genèse  d’un texte  dont l’intertexte constant est l’Ancien Testament que l’on assiste ici. Ces marais, désignés plus loin comme un « paradis marécageux », représentent un lieu  amphibie  et hybride - analogue en cela à la situation des acteurs adolescents non encore devenus hommes mais plus tout à fait enfants - , fascinent les joyeux compagnons à la manière d’un lieu à la fois sacré et interdit : significative à cet égard l’expression « le temple de nos désordres ». Et le bestiaire évoqué ne rappelle-t-il pas lui aussi certaines pages du Lévitique, relatives à la loi de pureté, qui condamnent les animaux aquatiques ou « pullulants »72. Au cours de leur errance, ces adolescents finissent par» tomber sur une grosse boule noire », qui se révèle être une « femme naine)), La rencontre va virer à l-’initiation, puisque cette femme aux jambes « serpentines)) qui, sans gêne, « mime la danse du plaisir solitaire)) (c’est à l’onanisme qu’ont fait place les amours incestueuses de tout à l’heure), va les initier à la sexualité en poussant des « cris aquatiques tout à fait étranges)),

Sa vieille robe noire retombée en corolle, son petit corps rond entièrement renversé, elle nous invita...
Nous acceptâmes le don sans mot dire, à tour de rôle, à demi agenouillés devant cette courge vivante.

37C’est moins le fait que ce « corps courgenesque » (c’est l’expression du texte) ne soit pas phallique qui est intéressant, que son rôle initiatique qui fait s’entremêler la sexualité et le sacré : on s’agenouille devant le don pervers (je souligne). Parlant du mythe de Dionysos, les mythologues n’avaient-ils pas déjà noté que « l’âge d’or côtoie sans cesse l’état bestial)) ?73. S’explicite alors l’ambiguïté extrême de cette scène et de ce lieu :

Nous revînmes tous les jours de congé dans ce nid de roseau, ce paradis marécageux et ensoleillé, y passant des heures en compagnie de la simplette et de ses sœurs les citrouilles.

38Eden pervers, paradis marécageux, d’où les enfants reviennent bien sûr émerveillés, attendus par des mères qui « humaient sur (eux) des relents de préhistoire)). Mais la préhistoire paradisiaque, on le sait, a une fin. L’interdit guette : « le curé surprit un jour nos ébats)). Au passage, apprécions l’ironie : c’est au prêtre, ici figure de l’ange, qu’il revient de chasser les adolescents du paradis... Un sentiment de perte triomphe dès lors :

Nous rôdâmes à nouveau dans les jardins perdus, y retrouvâmes notre courgette un peu amaigrie. Les roseaux étaient secs et cassants, d’un fauve presque orange.

39La naine, affublée maintenant du diminutif, finira même par mourir et les « petits voyous » deviennent, au terme de la nouvelle, « de petits veufs nostalgiques ». Jardins d’éden, jardins perdus...

40Il me parait souhaitable, pour terminer, de placer la question envisagée ici, dans une perspective plus large. Le jeu de cette écriture avec la scène édénique ne fait que traduire le rêve de Corinna Bille de restaurer, dans l’univers de la fiction, un monde immémorial. De même qu’elle met au défi les catégories logiques, qu’elle bouscule les notions de temps, d’espace, d’identité, qu’elle  amène  le  récit  sur  le  terrain  de l’indétermination, qu’elle cède à l’étrangeté de l’onirisme et de la métamorphose,’ qu’elle cultive cette dernière pour autoriser toutes les transgressions, etc., son œuvre sollicite aussi bien les références aux mythes grecs que bibliques, mais en brouillant constamment l’échange avec ces intertextes. Elle le fait non par facétie mais par nécessité, au nom d’une force que je crois fondamentale : la quête, souvent déclinée sur le mode de la transgression, d’une sorte d’inframonde qui aurait échappé à la tyrannie des partages réconfortants et dualistes (leréel et l’imaginaire ; le profane et le sacré ; l’érotisme et la métaphysique). Dès lors la rêverie sur la genèse ne fait que doubler un monde fictif en permanente genèse : il s’agit, pour reprendre une expression de l’auteur, « d’engloutir le monde pour en refaire des milliers ». Car telle est la richesse de l’indistinction, de la confusion primordiale. Scènes d’origine, scènes aurorales, scènes de genèse, toutes elles nous mettent en prise sur l’univers des possibles, sur le chaos entendu au sens grec, ce Vide primordial antérieur à toute distribution ordonnée et paradoxalement plein d’à-venir... La dynamique imaginaire de Corinna Bille me paraît participer donc d’une recherche de l’Un, recherche placée en somme sous le signe d’Eros qui, comme chacun sait, est le dieu qui unit et rassemble. Voilà pourquoi, enfin, cette écriture est par essence érotique -l’érotisme n’étant pas simplement ici l’équivalent d’un aspect thématique -, placée sous la tutelle de ce dieu directement issu du Chaos primitif, de l’Œuf primordial engendré par la Nuit, qui assure la cohésion interne du Cosmos. La formule suivante : une écriture érotique parce que génésique (littéralement et dans tous les sens) est plus vraie et plus réversible que jamais.

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42Deux mots en guise de conclusion.

43Cette rapide réflexion sur une forme d’intertextualité aura peut-être montré comment un code mythologique, comment des motifs mythiques travaillent d’une manière très contrastée deux œuvres de la littérature romande.

44Maurice Chappaz réécrit le mythe en le déplaçant sur sa propre scène, en le traduisant dans un jeu de métaphores et de motifs symboliques qui lui sont très personnels, fécondés en particulier par son rapport à la nature et ses démêlés avec son époque. La dynamique imaginaire qui est la sienne obéit, me semble-t-il, à une sorte de loi du futur antérieur (pour reprendre une formule de Jean Tardieu)74 qui inscrit la dimension de la promesse (ultimement donnée par la mort) dans une sorte d’archéologie intime. Corinna Bille au contraire sature le code mythique de ses propres fantasmes, le soumet au jeu de l’écart, de la métamorphose et de la transgression. On reconnaît là sa manière de séduire : c’est par la démesure et la prolifération d’une écriture protéiforme qu’elle nous fait entrer et qu’elle nous initie une nouvelle fois au « jardin des Délices ». L’écriture de l’un et de l’autre parviennent à « insuffler à la manière mythique une vie neuve »75 en illustrant pourtant, alors qu’ils partagent une même histoire et une même culture, deux réceptions très différentes de l’imaginaire édénique, entendu (on l’a vu) au sens large et ordinaire : une représentation qui se place à l’intersection du mythe paradisiaque et du mythe de l’âge d’or, tels qu’on les définit généralement76.

45Sans doute faudrait-il mieux suivre encore cette problématique à travers le champ plus large de la littérature romande. Certains l’ont déjà fait en abordant, par exemple, Rousseau, Ramuz ou Schlunegger77... Plus élargie, la réflexion révélerait peut-être le débat que la littérature romande entretient secrètement avec les conditions de sa naissance, sa propre histoire théologique et culturelle en particulier.

Pour citer ce document

Par Jean-Paul Paccolat, «L’Imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille», La Licorne [En ligne], Avatars du roman moderne., La Suisse romande et sa littérature, 1989, Collection La Licorne, Les publications, mis à jour le : 08/12/2016, URL : https://licorne.edel.univ-poitiers.fr:443/licorne/index.php?id=6709.

Quelques mots à propos de :  Jean-Paul Paccolat

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