- Accueil
- > Les publications
- > Collection La Licorne
- > 1989
- > La Suisse romande et sa littérature
- > L'ouverture sur l'Europe et le monde.
- > La critique de la société dans les lettres romandes du XXe siècle
La critique de la société dans les lettres romandes du XXe siècle
Par Roger-Louis Junod
Publication en ligne le 09 décembre 2016
Texte intégral
1En 1973, la Fédération internationale des professeurs de français confia à son président fondateur, M. Louis Philippart, de Mons, le soin de composer une Anthologie didactique des littératures de langue française hors de France. L’ouvrage parut, sous sa couverture outremer, en 1976 : 700 pages de morceaux choisis représentant 148 écrivains, dont 31 pour la Suisse romande.
2Le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Mali et d’autres pays d’Afrique noire, Madagascar, l’Ile Maurice, les états du Maghreb, le Québec, le Liban, la Belgique et le Luxembourg, les Antilles, c’est-à-dire Haïti, la Martinique et la Guadeloupe, plus la Guyane et la Louisiane, le Vietnam enfin sont au rendez-vous. J’avais participé au choix des auteurs romands. Nous avions droit à près d’un sixième de l’ensemble : quelle générosité ! Cependant, les absents — mentionnés seulement dans l’introduction historique — étaient beaucoup plus nombreux que les trente-et-un rescapés, et ceux-ci réduits à bien peu de chose : un poème pour Pierre-Louis Matthey une petite page de Châteaux en enfance pour Catherine Colomb, moins encore pour évoquer la méthode critique de Marcel Raymond… C’est toujours le même casse-tête lorsqu’on vous demande d’arranger un bouquet de noms et de textes censés donner une image de votre littérature nationale. Il faudrait trois fois, cinq fois plus de pages. Quand le livre paraît, on se fait traiter de tous les noms par ceux qui ne trouvent pas le leur au répertoire ; cela n’a pas manqué de se produire, via la poste et le téléphone.
3Mais le plus gros choc est provenu d’ailleurs.
4Le choc, c’est la lecture des autres contributions qui me l’a procuré. Voici la québécoise Michèle Lalonde avec son poème-affiche Speak White, cri de révolte des humiliés, des offensés :
Parlez un français pue et atrocement blanc / comme au Viêt-Nam au Congo / parlez un allemand impeccable / une étoile jaune entre les dents / speak white / c’est une langue universelle / nous sommes nés pour la comprendre / avec ses mots lacrymogènes / avec ses mots matraques.
Voici le Sénégalais Ousmane Sembene qui fut plombier, maçon, docker et qui décrit dans ses romans, dans ses films, le sort des opprimés de sa race. Voici son compatriote David Mandessi Diop qui rappelle aux siens les charmes amers de la colonisation : « En ce temps-là / Les rires agonisaient dans l’enfer métallique des routes / Et le rythme monotone des Pater-Noster / Couvrait les hurlements des plantations à profit ». Olympe Bhely-Quenum, du Dahomey, montre dans Un piège sans fin le Noir pris dans l’engrenage de la « justice » coloniale. Le Camerounais Ferdinand Oyono n’y va pas non plus avec le dos de la cuiller quand il ironise au sujet des Africains naïfs dupés par les colons, ni cet autre romancier du Cameroun, Mongo Beti, qui expose la confusion psychique et morale des paysans pris au piège des villes ou se moque des jeunes Africains sottement imbus de leur éducation élémentaire.
J’ai continué à lire notre anthologie. J’ai rencontré René Depestre, Haïtien :
Me voici / prolétaire / je sens gronder en moi la respiration des foules / je sens vibrer en moi la rage des exploités / le sang de toute l’humanité noire / fait éclater mes veines bleues / j’ai fondu toutes les races / dans mon cœur ardent.
A la Martinique, Aimé Césaire donne la parole à Henry Christophe, esclave devenu roi :
A qui fera-t-on croire que tous les hommes […] ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil ».
Non loin de Césaire, Edouard Glissant traite des mêmes thèmes raciaux.
5Allais-je trouver plus de sérénité chez les écrivains du Maghreb ? Jean Amrouche proteste de toutes ses forces :
On a jeté les Algériens hors de toute patrie humaine / on les a faits orphelins / on les a faits prisonniers d’un présent sans mémoire et sans avenir / les exilant parmi leurs tombes de la terre des ancêtres / de leur histoire, de leur langage et de leur liberté.
Mouloud Mammeri raconte l’exil, Mohammed Dib l’éveil politique des paysans et des artisans puis expose les problèmes de l’Algérie indépendante. Rachid Boudjedra se désole, dans Pour ne plus rêver : « A quoi servent mes poèmes / si mon copain ne sait me lire ? / Mon copain n’a pas d’âge / Il a vécu dans les prisons / Ce soir il viendra / épeler mes lettres / et demain il saura / crier / Liberté ».
6Ainsi, partout où l’on parle français dans le monde, où l’on écrit en français, la littérature sert à crier, à dénoncer l’injustice, à réclamer une dignité refusée. Elle naît d’un manque ou d’une souffrance. L’écrivain proteste au nom de tous les siens. En Afrique, au Québec, dans les Antilles, en Belgique même, ceux qui écrivent des poèmes, des romans, du théâtre ou des essais le font le plus souvent pour critiquer l’état du monde. Ils s’expriment du point de vue des victimes, même quand ils sont devenus eux-mêmes professeurs, fonctionnaires de l’UNESCO, membres d’une Assemblée nationale, ambassadeurs ou ministres.
7Telle qu’elle est représentée dans l’Anthologie, la littérature de la Suisse romande se distingue par les qualités du style. Poètes, romanciers, essayistes et critiques donnent sans exception l’exemple d’une langue travaillée et retravaillée, savamment harmonieuse, aux antipodes du débraillé, du premier jet, du cri. Nous sommes là entre gens civilisés, cultivés, très bien élevés. Même nos excès s’affichent au second degré, comme mis entre guillemets. L’aveu se voile d’élégances de langage. Il s’agit moins de préciosité que d’une pudeur propre à notre tempérament peu expansif, à notre goût de la solitude et de l’introspection.
8En ce qui concerne l’éventail des sujets traités, il témoigne d’une belle diversité dans l’inspiration. Je vous laisse deviner : il y a là trente-et-une plumes, dont celles de Töpffer, Amiel, Gilliard, Spiess, Ramuz (« Derborence, me mot chante triste et doux dans la tête pendant qu’on se penche sur le vide… »), Reynold, Cingria (« Je trouvai par exemple, un jour, dans l’herbe, une boîte de sardines), Cendrars, Pierre Girard, Catherine Colomb, Matthey, Monique Saint-Hélier, Crisinel (« Ne pas pouvoir oublier, voilà ce qui me dévore, et ces roses ne sont là, fleurs avancées du monde aux portes de l’enfer, que pour aviver le feu du souvenir ! »), Roud, Renfer, Marcel Raymond et Denis de Rougemont : les morts. Quant aux vivants, d’Alice Rivaz et de Jacques Mercanton à Velan, à Voisard, à Godel et à Chessex, non seulement vous reconnaîtrez chacun à son timbre, car il est impossible de confondre ceux de Chappaz et de Jaccottet, de Jean Cuttat et de Georges Haldas, de Denis de Rougemont et de Starobinski, mais votre lecture vous fera entrer chaque fois dans un monde particulier avec ses visions, ses phantasmes, sa problématique. Les uns exaltent la grandeur sauvage des montagnes, d’autres la douceur de paysages accordés aux états de l’âme ; rêverie et souvenirs alternent ; l’analyse littéraire, la réflexion pédagogique, la contemplation d’insaisissables essences donnent lieu à des pages d’une extrême finesse de pensée. Nous sommes au Paradis.
9Paradis : l’image que je cherchais. Si quelques démons en troublent la félicité, il rassemble assez de purs esprits entre lacs et sommets pour mériter son nom. Ah ! c’est un Paradis où l’on souffre, certes, où l’on meurt de solitude, de noire tristesse. Mais, si je considère l’enclave romande au milieu du territoire diapré de l’Anthologie des littératures de langue française hors de France, quels contrastes ! Là, le grondement des révoltes, l’appel aux combats pour le triomphe d’une justice encore lointaine, l’espoir d’une fraternité à conquérir de haute lutte. Ici, le bonheur de la contemplation, l’exercice de l’intelligence portée à son plus haut degré, les tourments d’une vie intérieure hantée par l’angoisse du vide et l’aspiration à l’absolu. Terre de l’esprit au cœur de la Terre des hommes. Une raison à cela ? Plusieurs, dont la principale est peut-être d’ordre historique. Répondant aux questions de quelques rédacteurs de la revue acadienne Swiss-French Studies, Yves Velan disait en 1980 :
Nous n’avons jamais subi de secousses ; jamais le destin n’est venu troubler notre tranquillité intérieure, déranger nos habitudes, remettre en question nos institutions, ni nos façons de penser ; de telle sorte que s’est opérée une sédimentation progressive qu’aucun choc n’a troublée […].
10L’Anthologie de 1976, étant donné les choix drastiques imposés aux collaborateurs de l’entreprise, ne rend pas compte de tous les courants des littératures représentées. A quels sacrifices les équipes québécoise, vietnamienne, maghrébine, africaine ont-elles dû consentir ? J’ai pu m’en faire une certaine idée en recevant des mains d’Amadou Kone, sept ans plus tard, son Anthologie de la littérature ivoirienne : de la quarantaine d’auteurs qu’elle recense, seuls trois d’entre eux, Bernard Dadié, Ahmadou Kourouma et Charles Nokan ont été retenus. On fera évidemment la même remarque, je l’ai dit plus haut, à propos de notre pays. Dans son numéro du 11 mai 1988, le Journal de Genève / Gazette de Lausanne recense les écrivains en activité ou morts depuis peu comme Albert Cohen ou Corinna Bille : l’index compte quelque cent dix noms, et il est loin d’être complet.
11La critique de la société n’apparaît guère dans la poésie de Suisse romande. Vouée à l’expression de l’ineffable, elle ignore (à de rares exceptions près) la « dure vie basse » ; elle ne prétend presque jamais à devenir une arme de combat, honneur que revendique au contraire souvent la poésie de l’Afrique noire, du Maghreb, du Québec, des Antilles. Deux mondes, deux mentalités. Une cloison étanche sépare ici la turbulence politique de l’inspiration des poètes, sauf chez quelques-uns à l’occasion : Maurice Chappaz, Paul Thierrin, Jacques Urbain, Alexandre Voisard, Pierre Katz, Lucette Junod. Notre poésie vise ailleurs : sa mission est d’ordre spirituel.
12Le théâtre, quelquefois, tend aux spectateurs un miroir dans lequel prennent sens les forces ordinairement invisibles qu’exercent sur eux les pouvoirs. Certaines pièces d’Henri Debluë, de Bernard Liègme (« Les murs de la ville »), de Walter Weideli (« Un banquier sans visage »), de Michel Viala entre autres critiquent une société de l’ennui, malade d’indifférence.
13Une critique plus directe, s’en prenant aux mécanismes politiques, économiques et sociaux de la société helvétique, continuant celle d’une Elise de Pressensé ou d’un Pierre Coullery (inspirées par le christianisme), se manifeste dans les essais d’un Jean Ziegler (« Une Suisse au-dessus de tout soupçon », 1976), d’un François Masnata (« Le pouvoir suisse ») ou, sur un autre ton, dans un livre précurseur de Claude Frochaux, Heidi ou le défi suisse qui date de 1969, et Les Maquereaux des cimes blanches de Maurice Chappaz.
14En ce qui concerne les romanciers, nombre d’entre eux nagent aujourd’hui encore dans le sillage d’Edouard Rod. Zola, que cite Alfred Berthtold dans sa Suisse romande au cap du xxe siècle, considérait avec consternation les personnages de Rod : « Pour eux la vie n’est qu’une lutte obscure et désespérée contre le péché au lieu d’être l’expression de toutes les forces, la floraison de la création. La fatalité du mal pèse sur tous ces pauvres gens, les accable, les assombrit ». Ciel ! Le fils de « L’ogre », l’écrivain des « Yeux jaunes », « Judas le transparent », créatures de Jacques Chessex, ne sont vraiment pas très loin.
15Discrètement, une jeune femme qu’encourage Ramuz (elle ne le connaît pas ; elle lui a envoyé son manuscrit par la poste) publie son premier roman à la Guilde du Livre en 1940 : il s’agit d’Alice Rivaz, qui n’ose signer de son vrai nom, celui de son père, Paul Golay, l’ardent militant de gauche. Le roman s’intitule Nuages dans la main. Inclassable, parce qu’il a plusieurs années d’avance sur la mode, il échappe aux critères établis du jugement littéraire et embarrasse fort la critique. Thierry Maulnier déclare :
Peu de livres, même chez les romanciers américains, nous ont révélé avec des moyens aussi sobres que ceux de Mme Alice Rivaz la terrible puissance d’étouffement du monde moderne. Puissance d’autant plus grande qu’elle trouve ses complices chez ceux-là même qu’elle écrase.
Dans le même article, Maulnier écrit encore :
Il n’y a dans le livre de Mme Alice Rivaz aucune méditation sur les tares de la société moderne, aucun réquisitoire révolutionnaire […] Pas de flammes infernales, pas de meurtres et même peu de larmes : mais un monde tout entier paraît s’engloutir dans l’universelle asphyxie.
En 1947, Alice Rivaz publie La Paix des ruches, réquisitoire très dur contre la condition humiliante de la femme mariée. Le mari que son héroïne a aimé s’est mué en tyran lamentable. « Ce qui pèse si lourdement sur ce mari-type, écrit Marcel Raymond, c’est le sexe fort en son épaisseur et en sa totalité ». La Paix des ruches devance et, dans une certaine mesure, annonce la grande revendication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Dans ses recueils de nouvelles, dans son roman de 1969, Le Creux de la vague, Alice Rivaz, dont l’importance n’est reconnue que depuis moins de dix ans (vers 1980), décrit avec une minutieuse lucidité un monde étroit où pullulent les « vocations manquées », où la peur du risque et la force des habitudes l’emportent sur le désir d’exister et de faire.
16En 1953, Manuel de Diéguez fait paraître chez Plon Le Paradis. Orphelin de père, élevé dans le canton de Vaud où il est né en 1922, Diéguez raconte sa révolte impuissante contre l’immobilisme, la fadeur, l’autosatisfaction béate de ses concitoyens. Cette critique des conformismes helvétiques précède d’une année celle qui scandalisera le public alémanique lorsqu’il verra la Suisse clouée au pilori par Max Frisch dans son « Stiller ». Rappelons que Manuel de Diéguez est devenu d’abord un critique littéraire de premier plan avec, entre autres, L’Ecrivain et son langage, puis l’essayiste de Science et nescience, d’Une histoire de l’intelligence et du Mythe rationnel de l’Occident entre autres.
17En 1959, Je d’Yves Velan : l’un des rares véritables événements survenus dans notre littérature ronronnante. Le pasteur était depuis des décennies l’un des principaux « personnages problématiques » du roman romand, celui à travers qui se révèlent les problèmes de la société dans laquelle il vit. Yves Velan fait coïncider notre lecture avec le discours d’une conscience anxieuse, celle de Jean-Luc Friedrich, pasteur de Nyon, déchiré entre sa foi (avec ce qu’elle implique d’obéissance à l’ordre social) et l’exemple que donne son ami, le militant communiste Victor Rimski. L’originalité de Je, personne ne l’a mieux vue que Roland Barthes écrivant dans la revue Critique en 1960 :
On approche ici du paradoxe qui fait tout le prix de ce roman : ce n’est pas un roman « socialiste », dont l’objet déclaré, à l’exemple des grandes sommes réalistes, serait de décrire les rapports historiques de l’Eglise et du Prolétariat suisses ; et pourtant ses rapports, la réalité de ces rapports forment la structure de l’œuvre, et même, à ce que je crois, sa justification, son mouvement éthique le plus profond.
Plus bas :
C’est précisément parce que le Pasteur d’Yves Velan vit le déchirement social dans le langage d’un pasteur et non dans celui d’un homme abstrait, et c’est parce que son langage est fait de tous les fantasmes métaphysiques de sa condition, de son éducation et de sa foi, que la médiation nécessaire à toute littérature est trouvée, et que ce livre, à mon sens, fait enfin un peu bouger ce vieux problème immobile depuis des années (à vrai dire depuis les romans de Sartre) : comment, du sein même de la littérature, c’est-à-dire d’un ordre d’action privé de toute sanction pratique, comment décrire le fait politique sans mauvaise foi ? Comment produire une littérature « engagée » (un mot démodé mais dont on ne peut se débarrasser si facilement) sans recourir, si je puis dire, au dieu de l’engagement ?
Ailleurs encore, ceci :
C’est d’abord ce qu’il faut voir dans le roman d’Yves Velan : qu’il s’agit d’un roman suisse. Curieusement, c’est en rendant à cette œuvre sa nationalité (qui n’est pas la nôtre), qu’on la débarrasse de son exotisme. […] Si elle touche les Suisses (et certains, sans doute, fort désagréablement), c’est qu’elle les concerne, et si elle les concerne, c’est précisément par ce qui les fait Suisses1.
18La question de Barthes : « Comment, du sein même de la littérature, […] décrire le fait politique sans mauvaise foi ? » semble pouvoir être considérée comme fondatrice du projet suivant que réalisera quatorze ans plus tard La statue de Condillac retouchée. Livre d’une difficulté considérable qui traite des rapports de la création littéraire et de la société néo-capitaliste ; plus précisément (mais je simplifie à l’extrême), des chances qu’a l’écrivain de produire, par son travail, une société authentiquement marxiste. Le roman que nous lisons n’est pas fait, mais en train de s’écrire. L’écrivain se propose à lui-même des personnages, des modèles (Sophocle, Dostoïewsky, Maupassant, Breton…), des manières d’écrire son roman. Aucun projet ne trouve grâce à ses yeux ; aucun ne fonctionnerait, parce que littérature et révolution sont incompatibles, se détruisant nécessairement l’une l’autre. La critique du néo-capitalisme est certes sous-jacente, mais, comme le dit Philippe Renaud, « ce n’est pas le “réel” qui est donné à lire : bien plutôt, c’est la démonstration en acte qu’aucun type de discours ne dit jamais la réalité, étant tributaire de codes plus généraux qui informent et, à la limite, créent ce qu’on appelle réalité ». J’extrais cette phrase d’un article au moins aussi important, pour comprendre Velan, que celui de Roland Barthes. Il a paru, sous le titre Yves Velan et la recherche fondamentale dans le numéro de mai 1980 de la revue canadienne Swiss-French Studies (Acadia University, Volfville). Philippe Renaud y dissèque les trois romans de Velan : Je, La Statue de Condillac retouchée et Soft Goulag. De cet article auquel je renvoie le lecteur, quelques extraits :
Le Scripteur de La Statue s’avoue en “danger de mots”. Son projet de vérifier le Savoir (marxiste) en racontant une fable claire achoppe au surgissement continuel de l’imagination et du désir, il se prend au piège de sa propre parole : le langage n’est pas un outil transparent, “étale”, docile aux intentions de l’usager ; comme s’ils possédaient un (mauvais) vouloir propre, les mots jouent et se jouent du conscient : diabolus in semrone.
Le Scripteur de La Statue parle à ses personnages fictifs et polymorphes, à des doubles imaginaires, détenteurs de savoirs ; de ce chassé-croisé de dialogues où les styles de discours sont interchangeables et se contaminent les uns les autres sans qu’intervienne une instance narrative de communication qui s’effondrent les unes après les autres. Beaucoup sont déconcertés, ou irrités, par l’absence d’un “pacte romanesque”. Si le lecteur s’y perd, c’est qu’il a perdu la conscience que la lecture est la constitution d’un sens.
La méthode velanienne consiste à feindre d’écrire en accord avec des discours existants, révolutionnaires ou normatifs peu importe, qu’en sous-main il fait s’effondrer et / ou signifier par leur coexistence au cours d’un même récit.
19Jean-Louis Cornuz, après Le Réfractaire où l’on voit naître la révolte d’un objecteur de conscience, publie en 1966 Parce que c’était toi… L’auteur a quarante-quatre ans. Il a écrit sur Michelet, traduit des écrivains de langue allemande, fonctionné en 1946 au Tribunal militaire de Nüremberg, et le souvenir des années de la guerre se cristallise autour de la relation du narrateur, Augustin, qui vient d’entrer au Gymnase de Lausanne, et de Simon, son condisciple juif. Augustin découvrira peu à peu l’antisémitisme feutré de la Suisse romande dans les années 40. Cette histoire pudique et belle d’une amitié d’adolescence permet à Cornuz de montrer comment se forme et s’installe, sous des dehors apparemment inoffensifs, la plus monstrueuse des mentalités. Là, Cornuz n’invente rien, il nous rappelle l’horreur, — par exemple la tentative d’interdire aux avocats juifs l’accès du barreau vaudois. La violence, jusque-là abstraite pour l’innocent Augustin, devient dans sa conscience une hantise de tous les instants : qu’est-ce que ce monde dans lequel il vit où sont bafouées, presque invisiblement, les valeurs qu’on lui avait appris à respecter ?
20Des nombreux livres de Gaston Cherpillod, tous significatifs dans la perspective qui est la nôtre ici (la critique de la société dans la littérature de la Suisse romande), le plus fort est, à mon avis, Le Chêne brûlé (1969). Pour la première fois, sauf erreur, quelqu’un montrait le pays dans lequel nous vivons du point de vue des pauvres. Cherpillod commence par l’histoire de sa mère, Blanche Clot, placée toute petite chez des paysans qui font d’elle leur esclave :
A six ans, je me lève, été comme hiver, à six heures ; j’allume le fourneau potager pour y cuire le déjeuner de la maisonnée, patates à l’huile de colza que cultive la famille ; aux foins, aux regains, aux moissons, à l’arrachage des pommes de terre je travaille de l’aube à la nuit, car la journée est de quinze heures à la saison chaude, d’onze heures à la saison froide. Le travail est-il achevé à la ferme, je suis prêtée moyennant rétribution que touchent mes patrons aux proches voisins. Aux champs, pour que la gamine ne brise pas le rythme, on la place au milieu de la chaîne : il faut suivre la cadence des adultes…
Ce monologue, Cherpillod l’introduit en ces termes :
Que le témoin Blanche Clot veuille avancer jusqu’à la barre ; qu’il nous apprenne que Giono et dans une moindre mesure Ramuz sont des menteurs car ils ont transformé des pourvoyeurs de bagne en bergers d’Arcadie. Dites-nous, Blanche, comment ces bourreaux vous ont tourmentée, retardant votre puberté jusqu’à la dix-septième année, vous infligeant au sortir de l’enfance des varices, cous faisant cadeau d’une épaule déjetée.
Au passage, ceci, à propos du catéchisme :
Le pasteur lui soigne l’âme le dimanche : les autres jours, que son corps endure le martyre, puisque ce ne sont pas ses oignons, au corbeau, de se préoccuper de la vie quotidienne. Tous pareils ou presque, les prêtres protestants : pour un non-violent, dix partisans de la manière forte.
21Puis vient l’histoire, presque aussi dure, de Marcel Cherpillod, père de Gaston, lui aussi ouvrier agricole, à quinze ans « voûté comme un vieux ». Mariage des deux ilotes, naissance de Gaston à Lucens : « Mille deux cents habitants et dix bistrots ». Récit d’une enfance misérable. Le père travaille comme manœuvre sur les routes, souvent au chômage.
Pour tout potage, matin et soir nous nous régalions d’un bouillon clair et d’un morceau de pain. Ce bouillon de mes cinq ans, je le regarde avec dégoût. Je mens : avec envie. C’est le vin de communion des misérables, aujourd’hui les deux tiers des hommes. Vous vous empiffrez ; salaud, je bâfre. Affamés du monde entier, retirez-nous le pain de la bouche à moi — et vous ne ferez pas le détail — aux autres vieux ventres : remodelez la terre avec nos enfants et les vôtres !
22A Chexbres, puis à Lausanne, le père exécute les travaux les plus durs pour le salaire le plus misérable et loge sa famille dans des taudis. Cependant, bon élève, Gaston entre au collège, étudie le latin, le grec, nanti d’une bourse des plus modestes qui lui permettra d’obtenir baccalauréat et licence. Ce qu’est la société dans laquelle il grandit, il le comprend de mieux en mieux : « Lentement le fascisme envahissait l’Europe : affolée, la bourgeoisie lui confiait le soin de liquider le paupérisme en organisant le massacre ». Le Chêne brûlé, c’est l’histoire d’une découverte du monde tel qu’il est, non tel qu’écrivains aveugles, journalistes et maîtres le décrivent et l’encensent. Oui, pour al première fois, depuis Jean-Jacques Rousseau, c’est du point de vue des pauvres que la Suisse romande est regardée et mise à nu.
23Qui dit « critique » d’une société dit, évidemment, observation correcte de cette société et choix d’un point de vue ; de celui-ci dépend non seulement l’accent mais aussi la pertinence du propos. Après l’inventaire de son propre quotidien d’émigrée et avant d’entreprendre le récit de sa vie, Anne Cuneo s’est penchée sur le destin d’une femme à qui la parole n’avait pas été donnée : Denise Letourneur, héroïne du Piano du pauvre. Virtuose de l’accordéon à quinze ans, Denise, fille d’un ferblantier, devenue orpheline, aura une existence lamentable jusqu’à ce que les circonstances lui permettent enfin de jouer pour de bon, de composer, de trouver un public.
Il serait tranquillisant pour tout le monde, écrit Anne Cuneo, de penser que la trajectoire de Denise est exceptionnelle, qu’elle a eu des malheurs particuliers. Mais le lot de Denise est celui de milliers de femmes en Suisse […] Domestiques, servantes, maîtresses que l’on bat, femmes que l’on prend — désespérées — au coin des rues, que l’on traite de putains, vendeuses de grands magasins qui n’ont pas le droit de s’asseoir, ouvrières à la chaîne qui se font avorter parce qu’elles n’ont pas le moyen d’avoir des enfants […] Femmes qui, entre travail et ménage, ont des semaines de presque cent heures… Les Denise sont innombrables.
(Phrase soulignée par R.L. J.)
24Ces milliers de femmes commencent seulement à trouver çà et là une voix qui parle en leur nom. Les livres à travers lesquels les plus exploités des citoyens de notre pays font entendre leur plainte comme, pour en indiquer encore un, Pipes de terre et pipes de porcelaine de Madeleine Lamouille dont Luc Weibel a recueilli les propos, — ces livres-là suscitent auprès des lecteurs une sorte de commisération polie. Dans quelle mesure le témoignage contribue-t-il à remettre en question les règles tacites d’une société ? Peter André Bloch demandait il y a quelques années à un certain nombre d’écrivains s’ils pensaient que la littérature a le pouvoir de transformer la société. Personne, si j’ai bonne mémoire, ne s’est risqué à répondre qu’il le croyait sérieusement. Mais si nous ne le croyons pas, pourquoi écrivons-nous ? Je suis convaincu, quant à moi, qu’il ne faudra jamais se lasser d’opposer à la littérature de l’acquiescement une littérature de dénonciation ; de répondre à la violence de l’institution par la violence de la critique, sous toutes les formes qu’elle peut prendre, dont celle de l’écrit littéraire.
25Mais l’écrit littéraire a ceci de particulier qu’il n’agit efficacement sur les consciences que par des voies détournées. Le témoignage « donne à penser » s’il s’inscrit dans une entreprise qui se suffirait même si le témoignage en question s’en trouvait absent. C’est pourquoi nous lisons toujours, quoique leur problématique ne nous intéresse plus guère, Les Provinciales, les Discours de Rousseau ou Illusions perdues de Balzac. Ainsi, pour en revenir au sujet de cet article, un Jean Vuilleumier que personne ne songerait à ranger parmi les écrivains dits « engagés » nous engage plus que d’autres dans la voie du refus des images frelatées et du questionnement fécond.
26Mireille Kuttel, qui s’était fait connaître par un recueil de nouvelles et quatre romans, a conquis un nouveau et vaste public avec ses trois derniers livres, La Malvivante (1978), La Pérégrine (1983) et La Maraude (1986) qui font vivre de l’intérieur enfants et petits enfants d’émigrés piémontais. Aucun misérabilisme : ces Italiens obscurs ont réussi ; à force de travail, ils se sont enrichis. Mais l’assimilation aux gens et aux mœurs de la Suisse ne se produit qu’à la troisième génération, celle de Mireille Kuttel qui s’inspire là, pour la transposer, de l’histoire de sa propre famille ou de descendants de Piémontais qu’elle a connus. Ce n’est ni le regard de Gaston Cherpillod, enfant de parias, ni celui de Madeleine Lamouille ou de Denise Letourneur humiliées dans un pays qui est le leur. Tosca, la « malvivante », souffre avant tout de la médiocrité des êtres auxquels s’est trouvée liée son existence. Insatisfaite, névrosée, elle remâche ses innombrables déceptions. Mauvaise épouse, mauvaise mère, elle refuse un jeu dont les règles se sont retournées contre elle dès l’enfance. Cela nous vaut la peinture désespérée, entièrement négative, d’une société hypocrite, intolérante, où règne le conformisme le plus asphyxiant.
27C’est toutefois avec La Pérégrine que Mireille Kuttel nous fait vraiment connaître ce monde des émigrés piémontais et de leurs descendants, fraction de la communauté helvétique jusque-là ignorée des écrivains. Deux narratrices prennent tour à tour la parole : le jeune Flore Berti, née à Lausanne d’un père italien et d’une mère vaudoise, et Bella, la grand-mère, la « nonna » de Flore. Les monologues alternés racontent, dans une chronologie bouleversée, celle de la mémoire, l’histoire de trois générations. Pour Bella, tout commence dans la Serra piémontaise où elle a connu la pauvreté, les rigueurs du travail de tisserande dans l’ombre perpétuelle d’une « scrigna », cave humide et obscure, puis le malheur de vivre séparée d’un mari saisonnier, Mau Berti, qui ne revient qu’en hiver de la Suisse où il travaille sur les chantiers. Ici encore, Mireille Kuttel échappe aux pièges du misérabilisme : les souvenirs de la Nonna sont beaux, chaleureux et gais en dépit des conditions presque inhumaines de son existence. C’est, paradoxalement, lorsque son mari l’emmène vivre aux Tourelles, la maison qu’il a achetée dans la banlieue lausannoise, avec leurs enfants et ses frères, que Bella se sentira moins heureuse, comme si sa vie n’avait plus de sens. Cependant le tailleur de pierre est devenu propriétaire aisé, les enfants se marient, l’ancienne tisserande a enfin des loisirs. C’est par les yeux de Flore, sa petite-fille, que nous voyons Bella, de sorte que l’auteur peut opposer l’une à l’autre deux mentalités, le Sud pauvre mais pathétiquement humain, le Nord sans âme, voué aux seules valeurs matérielles. Entre Flore qui apprend la vie et la vieille aïeule, les enfants de celle-ci, ses brus, son beau-fils chef de gare en Suisse allemande, des réseaux compliqués se sont ourdis par lesquels s’opère la difficile fusion des deux monde, au prix de reniements et de choix douloureux, généralement inconscients.
28En 1970, l’artiste-imprimeur F.A. Parisod publiait Tours d’un inconnu : Pierre Katz. Evocation de fours crématoires nazis mêlée à d’inquiétants souvenirs d’enfance, ce texte aux allures d’incantation mystérieuse signalait un auteur hors du commun, né à Kolozvar (aujourd’hui Cluj) en 1941, déporté à Bergen-Belsen à l’âge de trois ans et qui dédie son dernier livre, La Ligne du destin (1985), « A la mémoire de mon père disparu dans le sacrifice nécessaire de l’Holocauste. Et à ma pauvre mère qui survécut à tout cela ». Les écrits de Pierre Katz sont hantés par le spectre de l’univers concentrationnaire, en particulier son roman L’Inferno quotidien (1979). Se réclamant de Dostoïevsky, de Dos Passos, de Pavese entre autres maîtres, c’est le tragique à l’état pur qui se cristallise dans les livres de Pierre Katz, proche à cet égard d’un Francis Giauque, poète de l’absolu désespoir ou d’une Aline Carteret racontant le pire naufrage intérieur d’un être (sa fille) dans Rends-moi la vie (1986). Sylvain, le personnage de Pierre Katz, comme l’auteur, a connu dans sa petite enfance l’enfer de Bergen-Belsen ; il a, comme lui, perdu son père fusillé par les Allemands. Cette catastrophe initiale a fait de lui un grand anxieux qui se hait lui-même plus encore qu’il ne hait le monde. Il ne peut avoir qu’une vie « ratée par avance » et « refuser tout ce qui pourrait [lui] faire du bien ». On lit ce roman la peur au ventre. Si j’en parle dans cet article, c’est que L’Inferno quotidien (à l’instar de L’Etranger de Camus), loin de se borner à l’anamnèse d’un cas clinique, fait office de pierre de touche appliquée à une réalité sociale particulière, la nôtre en l’occurrence. Le roman de Pierre Katz opère un nettoyage par le vide, ordre du monde, je me permets de ne pas y prendre place, je veux rester solitaire dans mes souffrances et mes tics, — et même si je ne le voulais pas, je le resterais — et je me moque bien d’être jugé par leur morale, comment pourrais-je leur faire comprendre que je me moque de leur morale ? ». On songe au Rimbaud d’Une saison en enfer :
Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été de ce peuple-ci ; je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez…
29Il y a peu d’aphorismes dans L’Inferno quotidien. Je relève celui-ci, qui résume l’œuvre : « Qu’il est difficile de faire son devoir, presque autant que d’être d’accord avec tout le monde, ce qui revient au même ».
30Janine Massard a manifestement quelque chose à dire qui n’avait guère trouvé jusque-là droit de cité dans nos lettres : une certaine vision du pays dans lequel nous vivons, celle des plus démunis, la vision d’un Cherpillod, d’une Madeleine Lamouille. La Petite Monnaie des jours (1985) a paru aux Editions d’En Bas qui ont pour vocation de donner la parole à ceux qui connaissent par expérience l’envers due décor helvétique (mais aussi asiatique ou africain).
31Comment vivait, au lendemain de la guerre, à Rolle, la famille d’un ouvrier-caviste avec une paie « gagnée en trente jours et dépensée en trois » ? Comment l’humiliation des dettes, la réprobation des commerçants (la boulangère, l’épicière), et les autres effets d’une pauvreté qui semble irrémédiable résonnent-ils dans l’existence d’une fillette ? Voila ce que Janine Massard fait comprendre et ressentir. Toutefois, La Petite Monnaie des jours se situe aux antipodes de la litanie triste. Ici, la critique d’une société passe par celle des victimes mêmes. Gaston Cherpillod, qui préface ce livre, écrit :
Janine Massard voit clair, frappe juste : les pauvres, les dominés bénissent la servitude tant qu’un Spartacus ne les éveille point. Ha, madame Massard n’a pas la bosse du respect et ne pratique pas souvent le culte des idoles ! Elle ne s’abuse pas sur sa classe d’origine : elle n’en fait pas une cohorte d’archanges à cul rose […] Sa situation n’est point brouillée par la démagogie et sa clairvoyance la défend du délire populiste.
Plus bas :
Janine Massard a plutôt la dent dure : je l’en félicite. Pourtant, je sous-évaluerais son mérite […] si je n’applaudissais chez elle que la sociologue empirique et la contemptrice des iniquités matérielles et culturelles. J’oublierais l’œil du peintre et la justesse de sa touche et cet humour ouvrier que l’auteur a hérité des siens et dont on ne trouve guère l’éclat dans la quasi-totalité de la production suisse-française de tous les temps, hélas : pas sérieux s’abstenir !
32Livre de violence, d’humour, de célébration ardente de la race de vivre, La Petite Monnaie des jours demeurera exemplaire dans notre littérature : croyant lire l’histoire d’une petite fille pauvre, nous nous apercevons que c’est l’histoire même de notre pays qui, en réalité, nous bouleverse et nous émeut si fort.